Atelier



Qu'est-ce qu'un livre culte ?

Retour sur la jeunesse surréaliste



par Daniele Carluccio

(Fonds national suisse / Université Paris III Sorbonne nouvelle)


Inédit, le présent essai est publié dans l'Atelier de théorie littéraire avec l'aimable autorisation de son auteur.


Dossiers Valeur, Lecture.





Qu'est-ce qu'un livre culte ?

Retour sur la jeunesse surréaliste



Film culte, livre culte, série culte, acteur culte, auteur culte… Ces expressions sont aujourd'hui d'emploi courant. Dans leur construction même, elles font signe vers cette déhiérarchisation culturelle qu'on a dit caractéristique de la modernité, de la postmodernité et de la contemporanéité[1]. On sait que le mot « culte » appartient originellement au lexique religieux, ce dont nous informe l'étymologie – cultus, le lieu de culte – que d'ailleurs il partage avec « culture ». De ce mot, la sociologie de la religion a fait un large usage (Durkheim, Weber, Troeltsch, Becker, Bainbridge, Stark[2]) mais aussi un usage particularisant, celui-ci en venant à viser moins les pratiques rituelles que des formes ouvertes, alternatives ou marginales du phénomène. Quant à sa popularisation, elle est beaucoup plus tardive, anticipée par la critique de cinéma (Andrew Sarris, Confessions of a Cultist[3]). Elle date des années 1970 et du développement des cinémas de minuit, en particulier dans la banlieue de New York, où des films méconnus, formellement audacieux sans relever pourtant d'aucune avant-garde, pouvaient trouver un public contre-culturel fervent. Elle date plus largement de cette époque de massification de la culture dont la langue privilégiée est l'anglais: cult movie, cult classic, origine dont l'apposition, en français, garde la trace. Pourtant, parmi les trois textes pionniers de ce qu'il convient d'appeler pensée du cultisme, « Culte de la distraction » de Siegfried Kracauer (1926), « Les cultes des films » d'Harry Potamkin (1932) et « L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique » de Walter Benjamin (1935)[4], il en est un qui donne au cultisme une origine non pas américaine, mais bien française. Celui, précisément, dont l'auteur, Potamkin, est américain. « Le cultisme du cinéma a vu le jour en France »[5], écrit-il. C'est en effet à un séjour outre-Atlantique que l'alors jeune poète et éditeur philadelphien doit sa vocation de critique de cinéma. C'était en 1926, à une époque où Le Cabinet du docteur Caligari passait en boucle dans les salles parisiennes, et où le cinéma séduisait déjà un public large qui ne se limitait pas aux couches populaires. Époque surréaliste: à l'appui de sa remarque, Potamkin cite justement l'éloge de l'usine à rêve hollywoodienne que Philippe Soupault – l'un des fondateurs du mouvement, co-auteur, avec André Breton, des Champs magnétiques (1919), qui en constitue l'œuvre inaugurale – a formulé au début des années vingt: « Les garçons super-raffinés des salons trouvaient leur paradis dans William S. Hart et le sourire de Pearl White, « ce sourire presque féroce annonçant les bouleversements du nouveau monde » »[6]. D'après ce témoignage, le cultisme cinématographique, conçu comme « dissidence vis-à-vis du rituel populaire », fut donc d'abord l'affaire des poètes, et des poètes d'avant-garde.


Une question point alors: qu'en fut-il du cultisme littéraire de ces mêmes poètes ? Une question que l'on peut également poser au présent: qu'en est-il du cultisme littéraire des lettrés ? Qu'est-ce qu'un livre culte ? C'est à ces interrogations que j'entends répondre ici[7]. Deux ouvrages de synthèse, Cult Cinema d'Ernest Mathijs et Jamie Sexton et l'anthologie The Cult Film Reader d'Ernest Mathijs et Xavier Mendik ont en effet offert ces dernières années une vision exhaustive des nombreuses choses qui se sont dites depuis Kracauer et Potamkin, selon une orientation tantôt formaliste, tantôt sociologique, sur le cultisme cinématographique[8]. Il n'existe absolument rien de comparable concernant le livre culte, et il ne faut pas y voir une simple lacune. Ce qui est évident là ne l'est plus ici, ou y rencontre des résistances. Pourtant, n'est-il pas non seulement des écrivains et des livres culte, mais aussi des penseurs culte: Barthes, Blanchot, ce même Benjamin théoricien de la « valeur de culte » de l'œuvre d'art ? L'expression est baladeuse, mais il faut reconnaître qu'elle ne se fixe sérieusement que dans un contexte culturel dénué au moins en partie de sérieux. Davantage que d'un cultisme littéraire, faudrait-il donc parler exclusivement d'un cultisme paralittéraire[9], au sens où il privilégierait la littérature dite populaire (Fantômas, à l'époque surréaliste, aujourd'hui la sainte triade de la culture geek, Dick, Lovecraft et Tolkien) ou les arts populaires qui la côtoient (cinéma, série télévisée), jusqu'à ces enregistrements vidéo immortalisant la petite phrase d'un homme politique (ou d'une vedette de la téléréalité...) ? Devant cette interrogation, il importe de revenir au surréalisme, parce que les surréalistes ont été parmi les premiers cultistes du cinéma, dixit Potamkin, parce que le surréalisme a été pulp, d'après un essai de Robin Walz[10], qu'il a entretenu autrement dit le goût de la culture populaire, et parce qu'il a été aussi une avant-garde, donc un projet animé par une exigence littéraire se voulant supérieure et supérieure à la littérature elle-même, à l'extrême opposé de la paralittérature. Au reste, n'est-ce pas au patronage d'un écrivain culte, à une œuvre culte de cet écrivain, et à une phrase culte de ladite œuvre que les surréalistes doivent leur confiance avant-gardiste dans le kitsch – Arthur Rimbaud, dans Une Saison en enfer ? « J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs »[11]. Des « aveux bouleversants »[12], d'après André Breton.


Le Texte culte: Bogart, Bergman et… Rimbaud


Avant d'aborder de front le cas surréaliste, il est un texte, dans la multiplicité des travaux concernant le cinéma culte, sur lequel il importe de s'attarder, car il est l'œuvre d'un littéraire, et son approche formaliste le rend aisément transposable à la littérature. Il s'agit d'un article d'Umberto Eco qui a fait date, intitulé « Films culte et collage intertextuel » (1985). Eco y propose une tentative d'élucidation du statut culte de Casablanca au moyen de la notion, chère à la poétique structuraliste, d'intertextualité: « Si les films de Dreyer, Eisenstein ou Antonioni sont des œuvres d'art, Casablanca représente une réalisation esthétique fort modeste. C'est un mélange de scènes sensationnelles qui s'enchaînent de manière invraisemblable ; ses personnages sont psychologiquement incroyables, ses acteurs agissent de manière maniériste. Néanmoins, c'est un grand exemple de « discours » cinématographique, un palimpseste pour les futurs étudiants de la religiosité du XXe siècle, un laboratoire primordial pour la recherche sémiotique en stratégies textuelles »[13]. Casablanca est un grand classique du cinéma hollywoodien, et pourtant il n'est pas un chef-d'œuvre. Son attrait n'est pas celui du grand art, mais de l'art populaire, caractérisé par sa stéréotypie, son maniérisme, son irréalisme. Avec une pointe d'ironie, Eco fait du film et de sa réception un (futur) cas d'école, car c'est précisément dans le « collage » qu'il trouve le secret du culte:

Casablanca a réussi à devenir un film culte parce que ce n'est pas un film unique. C'est « les films ». Et c'est la raison pour laquelle il fonctionne, en dépit de toute théorie esthétique. Car il met en scène les pouvoirs de la Narrativité dans son état naturel, avant que l'art n'intervienne pour l'apprivoiser. C'est pourquoi nous acceptons que les personnages changent d'humeur, de morale et de psychologie d'un moment à l'autre, que les conspirateurs toussent pour interrompre la conversation à l'approche d'un espion, que les filles de bar pleurent au son de la Marseillaise... Quand tous les archétypes éclatent sans vergogne, on atteint les profondeurs homériques. Deux clichés nous font rire, mais une centaine de clichés nous émeuvent car nous sentons subtilement que les clichés se parlent entre eux et célèbrent une réunion. Tout comme la douleur extrême rencontre le plaisir sensuel, et la perversion extrême frise l'énergie mystique, l'extrême banalité nous permet d'entrevoir le Sublime. Personne n'aurait pu atteindre intentionnellement un tel résultat cosmique. Ici, la nature a parlé à la place des hommes. C'est un phénomène qui mérite au moins d'être vénéré.[14]

L'analyse d'Eco s'ancre dans la genèse laborieuse du film: l'improvisation a régné sur le plateau de tournage ; jusqu'au dernier plan, nul ne savait comment le film devait se terminer. D'où l'attachement salutaire à des stéréotypes narratifs multiples (le Sacrifice, l'Amour malheureux) – car avec eux au moins, on sait où l'on va. Ce sont ces stéréotypes qui font le film, prenant le pas sur toute intention d'écriture. Ils constituent « la Narrativité dans son état naturel », état naturel où elle semble échapper aux mains des hommes pour tomber dans d'autres qui ne peuvent être que celles des dieux. Casablanca est autrement dit un film inspiré, au même titre que les productions de l'automatisme poétique qui fut la découverte inaugurale du surréalisme[15]. Il est un texte automatique (ou un Texte), en tant que tel objet de « vénération ».


Si cet article mérite d'être longuement cité pour son indémodable ingéniosité, il demeure un peu empesé par son cadre de pensée, celui de la modernité théorique dans son ultime version poststructuraliste. Il rappelle (et dans une certaine mesure rejoue) « L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique » de Benjamin – un texte incontournable sur le cinéma qui ne mentionne aucun titre de film. Et pourtant on sait d'après une lettre du philosophe à Oscar Schmitz[16] (dont Georges Didi-Huberman fait grand cas dans sa récente analyse de la place des affects dans le cinéma d'Eisenstein[17]), que Le Cuirassé Potemkine a inspiré l'essentiel de la réflexion de Benjamin. Dans l'article d'Eco, Casablanca occupe explicitement une place semblable. Mais l'analyse qui en est faite demeure excessivement distanciée. Les éléments de l'histoire sont rappelés seulement en tant qu'ils trouvent à s'inscrire dans une analyse structurale, et finalement en tant qu'ils suscitent une ivresse du stéréotype. Eco tient le rôle de l'ironiste, ou du mythologue à la Roland Barthes. Sauf que Barthes a su précisément, à sa manière, fragmentaire, citationnelle, reconnaître la réalité du stéréotype. Il a su, dans les Fragments d'un discours amoureux, réécrire Les Souffrances du jeune Werther, et ainsi renouer, au moins en partie, avec la confiance romantique dans la représentation romanesque et dans sa capacité à dire la vérité des situations et des affects[18]. Or, si Casablanca est un film culte, ne doit-il pas aussi ce statut non seulement au talent et au charisme des acteurs vedettes qui tiennent les rôles principaux – Bogart le (faux) cynique, Bergman la romantique –, mais également et surtout à l'histoire elle-même et à son ancrage dans la réalité catastrophique de son temps ? Sorti dans les salles durant la Seconde Guerre mondiale, le film installe dans le décor casablancais, rappelons-le, un triangle amoureux reliant un résistant en fuite, Victor Laszlo, sa femme Ilsa, et l'ancien amant de celle-ci, Rick Blaine, ces deux derniers personnages étant incarnés par Bogart et Bergman. Rick doit renoncer à renouer le fil de son histoire d'amour avec Ilsa, qu'il avait rencontré à Paris avant l'Occupation, afin d'aider le couple à échapper aux nazis, situation où Eco reconnaît le thème archétypique du Sacrifice, thème qui acquiert toutefois une résonance particulière dans le contexte de la guerre[19]. Ainsi, ce film culte qu'est Casablanca parle d'une catastrophe historique, mais il en parle en la moulant dans la stéréotypie ou l'archétypie, de sorte que l'on peut se demander si l'Histoire n'est qu'un prétexte au déploiement du libre jeu de la Narrativité – c'est la position d'Eco – ou si ce déjà-vu ou déjà-lu n'est pas plus justement un écran symptomatique posé devant la brutalité du réel.


Dans son article inaugural, Potamkin évoque l'importance qu'a eue le premier des grands conflits mondiaux dans le développement du cultisme cinématographique chez les jeunes cinéphiles américains: « [Ils] tentaient énergiquement de réconcilier l'environnement hostile avec leur sensibilité, et, ce faisant, ils devinrent de démesurés populistes »[20]. On se souvient que le Sigmund Freud de Totem et Tabou et de L'Homme Moïse et la religion monothéiste situait une origine traumatique au fondement de la communauté (religieuse). Semblablement, peut-être n'est-il pas de film culte, de livre culte, sans expérience du trauma. Ainsi du surréalisme, qui est né de et dans la guerre, qui est une réponse à la « traumatophilie » moderne (Benjamin[21]). Or, les surréalistes ont été d'abord des spectateurs et des lecteurs. L'importance qu'ils ont donnée aux auteurs qui les ont précédés et inspirés, le rôle qu'ils ont joué dans la canonisation de ces auteurs est un fait d'histoire qui distingue nettement le surréalisme du dadaïsme ou du futurisme. Dans Nadja, Breton évoque « le pouvoir d'incantation que Rimbaud exerça sur [lui] vers 1915 et qui, depuis lors, s'est quintessencié en de rares poèmes tels que « Dévotion » »[22]. À son culte de Rimbaud, Breton donne d'abord une date approximative, « vers 1915 », une étendue temporelle aux contours peu nets. Dire « vers 1915 », ce n'est pas dire 1914, et en même temps c'est bien dire 1914, donc désigner la guerre. Une date à la fois vague et terriblement précise, et ensuite cette remarque sur la « quintessenciation » de la poésie de Rimbaud en quelques textes choisis dont l'un est cité, l'illumination intitulée « Dévotion ». D'une part, l'évocation d'un contexte traumatique, de l'autre l'élection d'un poème préféré. On sait qu'il y a eu « coïncidence notable »[23], comme l'a dit Marguerite Bonnet, entre l'expérience de la guerre et la lecture passionnée de Rimbaud, coïncidence dont témoignent les Carnets de Théodore Fraenkel[24], où l'engouement de Breton forme un contraste avec les réserves de son ami. L'imaginaire rimbaldien offre au jeune soldat une échappatoire à la réalité militaire, et ce sont les poèmes les moins apparemment réalistes de l'œuvre qui le touchent, comme « La rivière de Cassis » ou, forcément, les Illuminations. Mais c'est aussi l'itinéraire que dessine Une Saison en enfer, de « l'hallucination simple », de « l'opéra fabuleux » vers la déception et le retour à la « réalité rugueuse »[25], qui apporte un sombre écho au vécu de Breton. Au point qu'il en vient, au plus fort de son désespoir, comme il le dit dans une lettre à Fraenkel, à « ferm[er] Rimbaud qui [lui] faisait mal »[26].


Lire Rimbaud (et Hugo) dans et à la marge


Trente-cinq ans plus tard, Breton parlera en ces termes de cette « palpitation de la découverte »[27] de Rimbaud: « La vertu d'une œuvre ne se manifeste que très secondairement dans les plus ou moins savantes exégèses auxquelles elle donne lieu, elle réside avant tout dans l'adhésion passionnée qu'en nombre sans cesse croissant lui marquent d'emblée les jeunes esprits. Ce qui compte selon moi, et rien d'autre, c'est cet instant décisif de l'approche où la vie, telle qu'elle était conçue jusque-là, change de sens, s'éclaire brusquement d'un nouveau jour »[28]. Au temps long des « savantes exégèses » est donc opposée l'immédiateté de « l'adhésion passionnée ». À la maturité du critique la jeunesse des « esprits ». Et aussi à la solitude et à l'abstraction de la lecture érudite une communauté de lecteurs faisant rayonner les livres dans leur vie. Cette communauté rimbaldienne, ce sera pour Breton le groupe surréaliste, et d'abord le noyau qu'il forme avec Louis Aragon et Philippe Soupault, autres lecteurs « passionnés ». Un passage des entretiens d'Aragon avec Francis Crémieux (1964) éclaire la place qu'occupe la lecture et le goût partagés d'écrivains tels que Rimbaud au sein du groupe:

[Aragon –] Vous savez, nous étions dans un temps où Rimbaud avait droit dans le livre dans lequel nous préparions le bachot, c'est-à-dire le Lanson, à une note à une note, parce que Verlaine n'intervenait que dans une note et dans cette note, il y avait une parenthèse qui se référait au Sonnet des voyelles. C'était là tout ce que nous avions, pour être bachelier, à savoir de Rimbaud. Mais quelle place donnait-on à Rimbaud, Lautréamont, Jarry ? Une place d'excentriques et c'est tout. Hugo même n'était plus un poète pour les gens. Est-ce que l'on sait seulement que ce sont les surréalistes qui ont remis la lumière sur Hugo ?

C[rémieux] – Ah, quand vous donniez des notes à Hugo, elles étaient très basses dans vos petites réunions, où vous notiez de 0 à 20 !

A. – C'est tout à fait inexact. Il y a eu une petite soirée que je peux vous raconter, chez Breton où ces choses se passaient d'habitude. Précisément, en notant de moins 20 à plus 20, un certain nombre d'entre nous, les plus jeunes, – il y avait déjà de grandes différences de deux et trois ans entre nous ! – évaluaient Hugo selon leurs réactions de gens sortant de l'école, avec l'agacement de l'enseignement officiel, et lui attribuaient des moins 20. On pouvait alors voir Breton et moi-même bondir, nous précipiter sur la bibliothèque, lire un poème. Sur quoi un Benjamin Péret, par exemple, relevait sa note à Hugo, ce qui nous amenait à lire un autre poème, et de fil en aiguille, de lecture en lecture, à la fin de la soirée, le même Péret qui donnait à Hugo un moins 20 à neuf heures et demi du soir, lui donnait vers minuit un plus 20[29].

Comment un écrivain devient-il culte pour une communauté déterminée (c'est-à-dire aussi pour une génération) ? La réponse donnée ici indirectement par Aragon est riche et complexe. La référence à l'école y est centrale, comme lieu de canonisation des grands auteurs, dans la poussière de l'histoire littéraire lansonienne, mais aussi comme espace de camaraderie: Agnès Thiercé a montré le rôle qu'a eu l'institution scolaire dans le développement du phénomène culturel de l'adolescence, dans ces années qui sont à la fois celles de Rimbaud et de la jeunesse surréaliste[30]. La parodie des notes scolaires permet à la fois de mettre à distance l'institution et de lui en substituer une autre, réformée, où la marge devient un nouveau centre tout en y conservant la valeur de l'« excentricité ». Il y a Rimbaud, d'autant plus révéré qu'il est presque oublié par Lanson (et Verlaine lui-même n'a mis en lumière que le versificateur virtuose des premiers poèmes). Mais il y a aussi Hugo, moins le Monument, l'Homère français, que le « poète » dont il s'agit de redécouvrir le lyrisme. Et il faut tout l'enthousiasme juvénile d'Aragon et de Breton, figuré par ce geste athlétique qui leur permet de se saisir d'un volume de poèmes de Hugo et de l'ouvrir à la bonne page, pour que les plus jeunes surréalistes soient convaincus.

Quant au rayonnement du livre dans la vie, Breton en fait l'expérience précise dans ses promenades à Nantes, en 1916, où « tout ce qu[e Rimbaud] a vu, tout à fait ailleurs, interfère avec ce qu['il] voi[t] et même s'y substitue »[31]. Mais par-delà l'émerveillement urbain, pré-surréaliste, c'est le mystère de la vie de Rimbaud qui l'interpelle, son fameux renoncement à la poésie à un âge qui est le sien lorsqu'il le lit avec engouement. D'où l'intérêt, sans doute excessif, qu'il porte à l'autre « cime » de Rimbaud, selon ses termes, l'autre sommet de son œuvre, avec « Dévotion », le poème contenu dans la lettre à Ernest Delahaye du 14 octobre 1875 auquel on a coutume depuis Breton de donner le titre de « Rêve »[32]. Ce texte figure une « chambrée de nuit » où des soldats affamés rêvent de fromages plus malodorants les uns que les autres. Rimbaud évoque par là son entrée possible, et à reculons, dans le monde militaire, avec un regard parodique et potache dans lequel Breton reconnaîtra sans peine l'humour noir comme « révolte supérieure de l'esprit »[33]. Toutefois, si la forme allusive et dialogique peut séduire et a séduit Breton, qui s'en inspirera pour les « collages » de Mont de Piété, le rêve en question n'a rien d'une « illumination », et rien de surréaliste. Ce qui fait de ce texte un objet d'élection pour lui, davantage que son contenu, c'est qu'il s'agit probablement du dernier poème de Rimbaud et qu'il est encore peu connu à l'époque puisque sa première publication date de 1914. « Rêve » est une trouvaille qui tire l'essentiel de sa valeur de son statut de dernier signe humoristique du poète Rimbaud. Il tire l'essentiel de sa valeur, autrement dit, de la dévalorisation du poétique. C'est donc à ce poétique qu'il faut revenir si l'on entend trouver une valeur de culte de Rimbaud qui ne soit pas seulement dans son mythe ou son image, mais aussi dans son œuvre (comme Benjamin l'a fait avec Baudelaire[34]). Tournons-nous donc plutôt vers « Dévotion », la première « cime »:

À ma sœur Louise Vanaen de Voringhem: – Sa cornette bleue tournée à la mer du Nord. – Pour les naufragés.

À ma sœur Léonie Aubois d'Ashby. Baou – l'herbe d'été bourdonnante et puante. – Pour la fièvre des mères et des enfants.

À Lulu, – démon – qui a conservé un goût pour les oratoires du temps des Amies et de son éducation incomplète. Pour les hommes ! À madame***.

À l'adolescent que je fus. À ce saint vieillard, ermitage ou mission.

À l'esprit des pauvres. Et à un très haut clergé.

Aussi bien à tout culte en telle place de culte mémoriale et parmi tels événements qu'il faille se rendre, suivant les aspirations du moment ou bien notre propre vice sérieux.

Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge, – (son cœur ambre et spunk), – pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire.

À tout prix et avec tous les airs, même dans des voyages métaphysiques. – Mais plus alors.[35]

D'où vient l'émotion que procure la lecture de ce poème ? Il me semble possible d'y répondre en pensant à Breton et à la jeunesse surréaliste, mais sans se donner l'illusion de rejoindre immédiatement ce que fut leur regard, et en tirant parti, en revanche, des exégèses nombreuses qui ont été faites depuis. Il s'agit, pour reprendre la typologie proposée par Michel Murat dans L'Art de Rimbaud[36], d'un « poème anaphorique », c'est-à-dire que la structure métrique qui s'est absentée de la poésie des Illuminations, s'y trouve substituée par la structure de l'anaphore, en l'occurrence la répétition de la formule de la dévotion. Celle-ci repose sur trois termes: l'intercesseur à qui le sujet adresse sa dévotion, le destinataire de celle-ci, et entre deux une image de l'intercesseur. Ainsi, dans le premier alinéa: « À ma sœur Louise Vanaen de Voringhem: – Sa cornette bleue tournée à la mer du Nord. – Pour les naufragés ». Le rôle de l'intercesseur est donc ici attribué à cette « sœur » qui semble être une religieuse, et « les naufragés » sont les destinataires de la prière. La généricité de ce destinataire est déjà contrebalancée par des termes qui ouvrent sur une réalité poétique: d'abord ce nom de religieuse qui n'évoque rien sinon l'Europe du nord, et ensuite surtout l'image mémorielle, cette « cornette bleue tournée à la mer du Nord », qui désigne un attribut vestimentaire dans sa qualité sensible (« bleue ») et dans un espace qui est celui du large et de la géographie nordique des Illuminations. Cette ouverture est aussi rythmique (« Sa cornette bleue/ tournée à la mer du Nord », 4/7), s'appuyant sur la régularité de la litanie de l'ex-voto. Conjoignant l'intimité de la prière et celle de la poésie, le poème de Rimbaud détourne la stéréotypie de la formule en un spectacle, celui, à proprement parler, de l'« illumination », de la mer, du nord, et du naufrage.


Le poète convoque des figures ou des fantômes, des « mystérieuses passantes » dira Breton. « Louise Vanaen de Voringhem » et « Lulu » peuvent constituer des allusions homoérotiques malicieuses ou sarcastiques à Louis Forain et à Verlaine. Mais c'est beaucoup plus frontalement « à l'adolescent que je fus » qu'est adressée la dévotion du quatrième alinéa, et ce « saint vieillard » invoqué ensuite est peut-être encore, avec un grain de sel, ce même « je ». La déconstruction progressive de la structure ternaire de la dévotion, par l'expansion ou l'ellipse d'un des termes, s'accompagne d'un repli de son théâtre sur le moi et sur son langage, avec l'apparition d'entités toutes constituées et par là creuses telles que « l'esprit des pauvres » ou le « très haut clergé ». Il ne reste plus « alors » au poète qu'à généraliser jusqu'à la négation sa dévotion. Bruno Claisse a proposé une interprétation méta-paralittéraire de « Dévotion »[37]. Dans le patronyme « Louise Vanaen de Voringhem », il faudrait entendre une allusion aux romans-feuilletons d'Henri Conscience, le Walter Scott flamand, alliant un réalisme et une religiosité de pacotille. Louise serait ainsi une femme de pêcheur à l'accoutrement aussi stéréotypé que son attitude devant la mer d'où elle attendrait le retour de son homme. Quant à « Léonie Aubois d'Ashby », Claisse en situe l'origine littéraire chez Walter Scott lui-même: il s'agirait d'une féminisation du Richard Cœur de Lion d'Ivanhoé, vainqueur du tournoi du bois d'Ashby, ici transformé en bienfaitrice de l'humanité. Le poème serait alors à interpréter comme un adieu, peut-être impossible, aux chimères de l'imagination. L'apothéose en serait offerte par la figure excessive de « Circeto des hautes glaces », alliant la magicienne odysséenne Circé et la divinité polaire Kêtô en un même rêve d'éternisation et de régénération. La nuit perpétuelle des régions polaires y constituerait en effet un espace maternel et séminal, symbolisé par le « cœur ambre et spunk » de la divinité. Mais il n'est pas nécessaire de souscrire entièrement à l'interprétation de Claisse pour comprendre ce qui fait la valeur de culte, c'est-à-dire à la fois affective et éthique d'un poème comme « Dévotion ». Celle-ci vient de ce que le « culte » – le terme est répété au sixième alinéa – subsiste malgré ou en raison même de sa négation, de sa subversion ou de son illisibilité. Il ne s'agit évidemment plus d'un culte religieux au sens strict, mais qui au contraire tire son énergie de l'invention verbale ou visuelle comme de l'allusion homoérotique – ou autoérotique, en ce qui concerne la « seule prière muette » du septième alinéa. Il s'agit d'un culte dévalué, mais qui pourtant demeure inépuisable, comme le suggère « Solde », cette autre célèbre « illumination » qui partage avec « Dévotion » sa construction anaphorique: « À vendre […] ce qu'on ne vendra jamais. Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! »[38] Il s'agit, bien sûr, d'un culte poétique. Mais d'une poésie adolescente, c'est-à-dire encore fortement empreinte d'une affectivité adolescente, à laquelle renvoient l'imagination chimérique aussi bien que l'énergie subversive, l'autoérotisme comme l'homoérotisme. « Que juillet, témoin fou, ne compte le péché d'au moins ce vieux roman de fillettes qu'on lut »[39], écrit Breton dans le poème liminaire de Mont de Piété, sans doute inspiré par cette mélancolie qui est aussi une fidélité aux émois supposément naïfs et sauvages du premier âge, et à la promesse d'être inestimable, personnelle ou collective, qu'ils peuvent encore constituer.


De Rimbaud à Lautréamont (et au-delà)


Aragon, après avoir fait parler Rimbaud dans les premières pages d'Anicet (1921), a repensé à l'itinéraire existentiel du poète pour concevoir la figure de Pierre Mercadier, le héros des Voyageurs de l'impériale (1947). Celui-ci en offre une version vieillie, post-adolescente, déshéroïsée: Mercadier est un professeur d'histoire dans un lycée de province qui disparaît subitement, laissant derrière lui sa femme et ses enfants, ainsi qu'une œuvre inachevée, la biographie du financier écossais John Law, l'inventeur du papier-monnaie. En son absence, son ancien collègue Georges Meyer et la femme de ce dernier nourrissent sa légende quasi-rimbaldienne, celle d'un génie littéraire d'autant plus grand qu'il a préféré tout quitter. Le culte de Mercadier s'accroche en particulier à une phrase, trouvée dans une lettre envoyée d'Égypte à Meyer: « Les gens, mon cher Mey, sont les mêmes partout, une perpétuelle raison de fuir… »[40]. « Le succès de cette phrase, raconte le roman, fut tel que Georges Meyer devint pour tout le monde le cher Mey de la lettre célèbre, et qu'on l'appela ainsi, comme si cette abréviation commune fût avec son correspondant un lien de familiarité, lequel rehaussait chacun à ses propres yeux »[41]. L'ironie d'Aragon est évidemment dirigée en partie contre soi, puisqu'il a incontestablement été un rimbaldien, mais elle ne concerne pas exclusivement son rimbaldisme. Elle concerne plus largement son cultisme, dont Lautréamont a été l'autre grand objet à l'âge surréaliste. L'auto-ironie est certainement un trait qui est propre au cultiste, qui adore et se distancie, successivement ou simultanément. Ce qui fait de l'œuvre de Lautréamont l'objet privilégié d'une réception cultiste, c'est une fois encore sa marginalité. Puisque c'est une œuvre que les surréalistes ont fortement contribué à sauver de l'oubli, et qui n'était pas du tout dans les années 1910, un demi-siècle après sa parution, le classique qu'elle est aujourd'hui. Lorsque les surréalistes s'approprient Lautréamont, celui-ci n'est ni classique ni populaire, il n'appartient en quelque sorte à personne et est donc disponible pour ces jeunes écrivains qui veulent affirmer un goût culturel alternatif, et faire de cette alternative un principe de constitution d'une communauté qui deviendra l'avant-garde surréaliste. Si l'œuvre de Lautréamont est l'objet privilégié d'un culte, c'est aussi qu'elle témoigne à elle seule d’une préhistoire du cultisme, indépendamment de sa réception surréaliste. C'est une œuvre de jeunesse (Isidore Ducasse alias Lautréamont a un peu plus de vingt ans quand il la compose), une œuvre marquée par un « ressentiment d'adolescent »[42] d'après le célèbre commentaire de Gaston Bachelard. Surtout, c'est une œuvre à la forme excessivement stéréotypique ou hypertextuelle[43], puisque Les Chants de Maldoror offrent un collage parodique particulièrement outrancier de la littérature romantique dont le jeune Ducasse était manifestement un grand lecteur, et en particulier du roman noir et du roman populaire.


À l'œuvre de Lautréamont, il ne manquait donc qu'une réception cultiste pour devenir culte. Toutefois, si Les Chants de Maldoror peuvent entrer au panthéon des surréalistes (avec les Poésies, qu'ils sont les premiers à rééditer), c'est sans doute que la culture paralittéraire y figure au deuxième (voire au troisième) degré et mêlée à d'autres éléments qui témoignent pour leur part de la culture et de l'ambition proprement littéraires de Ducasse. Ainsi de l'émulation qui l'associe à Baudelaire et à Hugo[44], du détournement du modèle épique ou de celui de l'instrument rhétorique de la comparaison. Surtout, tandis que le cultisme postmoderne est tendanciellement nostalgique, donc régressif ou post-adolescent dans ses objets d'élection (« We will always have Paris », dit Rick à Ilsa, à la fin de Casablanca, en souvenir de leur romance passée), le cultisme des surréalistes est animé par la quête avant-gardiste de nouvelles formes d'expression. Il n'est pas nostalgique, mais utopique. Sur ce cultisme, les lettres de Louis Aragon à André Breton, éditées en 2011 par Lionel Follet, offrent un éclairage remarquable. Lautréamont y est très présent, et toujours comme une référence partagée, donc comme un lien qui vient conforter et consolider l'amitié entre les deux jeunes écrivains, qui se sont rencontrés au Val-de-Grâce, où ils travaillaient, en 1917. La découverte surréaliste de Lautréamont revient à Philippe Soupault, qui aurait acheté par hasard Les Chants de Maldoror dans une librairie du boulevard Raspail située en face de l'hôpital militaire où il était soigné pour sa blessure de guerre. Quant à Aragon et Breton, c'est dans le cadre également hospitalier du Val-de-Grâce qu'ils auraient découvert cette œuvre, sur les conseils de Soupault[45]. Telle qu'elle est connue, la rencontre des futurs surréalistes avec Lautréamont apparaît donc comme une thérapie alternative aux soins médicaux – une thérapie par le choc, puisque Les Chants de Maldoror composent un récit de violences, les violences perpétrées par le héros satanique et sadique Maldoror qui vont de la torture au viol et au meurtre.


Parmi les lettres adressées par Aragon à Breton, il en est une qui mérite particulièrement d'être citée ici. Il s'agit d'une lettre de 1918 qu'Aragon écrit au front et où Lautréamont apparaît comme le modèle d'une nouvelle écriture de la guerre:

L'aéroplane ou avion est-il un objet permis en art ? Car P[ierre] A[lbert-]B[irot] n'est guère concluant, et l'avionnerie de cet autre doncque ! Quelques réflexions par passetemps: l'avion est joli dans le soleil quand il tourne et luit, non d'argent ô myope Allard, mais paillette de mica, ou facette de diamant. Et il fait le bruit d'une mouche raisonneuse qui a une situation importante dans le monde, et sait ce qu'elle veut et où aller. Il lâche de temps en temps des fusées belles comme des déjections, mon cher Comte. […] Quelquefois la bête se renverse dans le ciel, et l'on croit qu'elle va mourir. Chantera-t-elle à la mode du cygne ? Mais elle se contente de tourner sur elle-même comme un qui chercherait le fond de son cœur en révulsant ses yeux et c'est le looping-the-loop qui faisait courir en 1906 Tout-Paris à l'Apollo où la boucle était matérielle avec des rails pour la suivre, tandis qu'ici c'est une boucle idéale, une boucle d'idées comme on dit une boucle de cheveux. Joli, joli. Il y a deux Messieurs là-dedans, des hommes graves et qui pensent à la Patrie, au Devoir, à l'Honneur. Tout en y pensant, ils font la boucle et les voilà les pieds en l'air.[46]

Aragon propose donc une description du vol de l'avion militaire comme « objet permis en art », donc comme objet poétique, s'inspirant sans doute des vers d'Apollinaire sur la beauté de la guerre, et opposant sa vision à celles, contemporaines, de Pierre Albert-Birot et de Roger Allard, dans leurs poésies sur le sujet, qu'il juge trop peu « artistiques ». Aragon leur oppose une écriture indirecte de l'événement qui puise son énergie imaginative chez Lautréamont. La stéréotypie littéraire est d'abord prise pour cible, avec ces lueurs d'argent que le « myope Allard » voit trop facilement dans le reflet de la lumière solaire sur la surface métallique de l'avion, alors que l'on pourrait aussi bien, dit Aragon, y voir « paillette de mica, ou facette de diamant ». Puis cette stéréotypie est détournée dans l'évocation de la « voix » de l'avion, « mélodieuse comme celle de tous les oiseaux dont on peut dire le nom en vers ». C'est ici qu'affleure la référence à Lautréamont, via la citation la plus célèbre des Chants de Maldoror, citation culte: celle des « beau comme », du personnage de Mervyn, beau, dit Maldoror, « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie »[47]. L'aéroplane, écrit Aragon, après l'avoir comparé à une mouche, lâche des « fusées belles comme des déjections ». Lautréamont sert donc de passeur dans une esthétique post-baudelairienne de la transmutation du bas et du trivial en beauté, ou dans une esthétique pré-surréaliste du collage et du choc des images. Mais surtout il est imaginairement interpelé par Aragon – « mon cher comte » (« mon cher Mey »), le comte de Lautréamont – ce dialogue rêvé se superposant à celui entretenu avec Breton, le destinataire de la lettre. Il constitue une communauté autre, fondée sur les valeurs de l'imaginaire, ici représentées par le souvenir d'enfance du spectacle « qui faisait courir en 1906 Tout-Paris à l'Apollo », opposées aux valeurs du monde adulte, « la Patrie, le Devoir, l'Honneur ». Autre manière de dire que l'avion est un objet permis en art, à condition de s'enchanter des sinuosités de son vol pour en tirer une rêverie ironique, où le réel de la mort est raturé par plusieurs mains, et transformé en spectacle de cirque. Spectacle où toutefois l'affectivité n'est pas complètement neutralisée, si l'on prête attention à cette comparaison entre l'avion qui tourne sur lui-même et ce quelqu'un « qui chercherait le fond de son cœur en révulsant les yeux ».


*


Film culte, livre culte, série culte, acteur culte, auteur culte… Ces expressions n'appartenaient pas au langage des surréalistes, elles n'étaient pas de leur temps. Et pourtant les surréalistes ont été certainement non seulement des spectateurs cultistes, comme l'a remarqué Potamkin, mais aussi des lecteurs cultistes. Leur rapport à la littérature nous aide à saisir les traits fondamentaux du livre culte: son statut marginal, non canonique, sa stéréotypie et en même temps son obscurité, sa thématique adolescente et son inscription traumatique. En fait, si cultisme littéraire il y a eu, comme j'ai voulu le montrer, il se peut que celui-ci ait été du temps des surréalistes davantage que du nôtre, étant donné le divorce entre culture lettrée et culture adolescente que la sociologie de la lecture observe depuis les années 1980[48]. Le cultisme littéraire appartient à un âge adolescent de la littérature. Dans le paradigme de la modernité comme terreur et révolution (Laurent Jenny) [49], le livre culte a toute sa place, celle d'une énergie négative, légère ou irresponsable en apparence[50], mais qui peut se muer en utopie. Et sans doute reste-t-il quelque chose de cette énergie dans la nostalgie postmoderne, régressive, dépolitisée, qui anime le cultisme paralittéraire. En revanche, dans le paradigme de la contemporanéité comme trauma et réparation (Alexandre Gefen[51]), le livre culte perd de son actualité. Une littérature entrée dans l'âge adulte, qui veut décrire la vie plutôt que la changer, et témoigner pour les blessures du passé et du présent, n'a guère de chance de devenir culte. Mais c'est peut-être qu'elle ne le cherche pas.



Daniele Carluccio (avril 2019 – mars 2020).

Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire en avril 2020.




[1] Voir, entre autres, Theodor Adorno, Max Horkeimer, Kulturindustrie. Raison et mystification des masses, Éliane Kaufholz (trad.), Paris, Allia, 2019, Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Florence Nevoltry (trad.), Paris, ENSBA, 2007, Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L'Esthétisation du monde. Vivre à l'âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013 & Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Lagrasse, Verdier, 2016.

[2] En particulier, Ernst Troeltsch, dans le voisinage de Max Weber, a proposé une typologie des formes d'organisation religieuse chrétienne à trois termes: l'église, une institution qui préexiste à ses membres et qui confère à sa mission salvatrice une dimension universelle et une portée englobant toute l'existence sociale, la secte, une association volontaire de croyants dont la sainteté repose sur la pureté de la communauté close de ses membres dans l'observation des règles de la vie religieuse, et la mystique, un courant qui se distingue par un rapport direct et personnalisé avec le divin, sans constitution nécessaire d'une théologie autonome, et qui prend la forme de groupements aux contours variables. Troeltsch qualifie notamment les écrivains romantiques de mystiques. Dans le développement de la sociologie des religions aux États-Unis, d'Howard P. Becker à William S. Bainbridge et Rodney Stark, la mystique prendra le nom de culte, pour définir les nouvelles formations religieuses caractéristiques de la modernité. Voir Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, Presses universitaires de France, 1960, Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1905), Jacques Chavy (trad.), Paris, Plon, 1964 & Sociologie des religions, Jean-Pierre Grossein (trad.), Paris, Gallimard, 1996, Ernst Troeltsch, La Philosophie sociale du christianisme. Conférences de 1911 & 1922, Bernard Reymond, Lucie Kaennel (trad.), Paris, Van Dieren, 2018, Howard P. Becker, Systematic Sociology. On the Basis of the Beziehungslehre and Gebildelehre of Leopold von Wiese, New York, John Wiley, 1932 & William S. Bainbridge, Rodney Stark, A Theory of Religion, New York, Peter Lang, 1987.

[3] Andrew Sarris, Confessions of a Cultist. On the Cinema (1955-1969), New York, Simon & Schuster, 1970.

[4] Siegfried Kracauer, « Culte de la distraction. Les salles de spectacle cinématographique berlinoises », in L'Ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne, Sabine Cornille (trad.), Paris, La Découverte, 2008, p. 286-91, Harry Alan Potamkin, « Film Cults », in The Cult Film Reader, Ernest Mathijs, Xavier Mendik (éd.), Maidenhead, McGraw-Hill, 2008, p. 25-8 & Walter Benjamin, « L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique », in Œuvres, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, t. III, p. 67-113.

[5] Harry Alan Potamkin, art. cit., p. 26. Ma traduction.

[6] Ibid. Pour l'éloge soupaultien du cinéma américain: Philippe Soupault, « Le cinéma U.S.A. », in

Écrits de cinéma, Alain Virmaux, Odette Virmaux (éd.), Paris, Plon, 1979, p. 41-7.

[7] Cet article est la version augmentée d'une intervention dans le cadre d'un colloque sur « Littérature et trauma » (Université Paris III, 13-15 décembre 2018), dont le texte a paru sur le site du mouvement Transitions en avril 2019 (http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/intensites/litterature-et-trauma/sommaire-general-de-litterature-et-trauma/1678-n-11-d-carluccio-un-cas-de-lecture-cultiste-la-jeunesse-surrealiste-et-lautreamont). Je remercie Hélène Merlin-Kajman et Tiphaine Pocquet, les organisatrices de la manifestation, Jean-Louis Jeannelle qui a été le répondant de mon intervention ainsi que l'ensemble des présents pour leur attention et leurs nourrissantes remarques. La partie centrale de l'article a également été oralisée lors d'un colloque sur « La configuration des valeurs dans les arts du XIXe siècle » (Université de Genève, 24-25 octobre 2019). Ma gratitude va là encore aux organisateurs (Nils Couturier, Annick Ettlin, Laura Roux, Nicolas Wittwer) et aux premiers destinataires de ma réflexion. Ce texte ayant été terminé pendant la période de confinement conséquente à la crise du Covid-19, je remercie enfin Dominique Kunz Westerhoff pour l'aide qu'elle m'a apporté afin que j'en complète la documentation.

[8] Ernest Mathijs, Jamie Sexton, Cult Cinema. An Introduction, Hoboken, Wiley-Blackwell, 2011. Dans The Cult Film Reader, voir entre autres la théorie du film culte proposée en introduction (op. cit., p. 1-11). Parmi les publications en langue française: Les Cultes médiatiques. Culture fan et œuvres cultes, Philippe Le Guern (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.

[9] Le terme de « paralittérature » pour désigner la littérature populaire ne fait pas l'unanimité. Je décide de le maintenir dans ce contexte où il m'apparaît pertinent. Voir Entretiens sur la paralittérature. Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, 1e-10 septembre 1967, Arnaud Noël, Francis Lacassin (dir.), Paris, Plon, 1970, Alain-Michel Boyer, Les Paralittératures, Paris, Armand Colin, 2008, Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1992 & Daniel Fondanèche, Paralittératures, Paris, Vuibert, 2005. Voir aussi le récent essai de Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne et culture médiatique, Paris, Seuil, 2017.

[10] Robin Walz, Pulp Surrealism. Insolent Popular Culture in early twentieth-century Paris, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 2000.

[11] Arthur Rimbaud, « Une Saison en enfer », in Œuvres complètes. Correspondance, Louis Forestier (éd.), Paris, Robert Laffont, 2019, p. 150.

[12] André Breton, Anthologie de l'humour noir, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,1988-2008, t. II (Marguerite Bonnet, éd., 2002), p. 1014.

[13] Umberto Eco, « Casablanca: Cult Movies and Intertextual Collage », in The Cult Film Reader, op. cit., p. 67-8. Ma traduction.

[14] Ibid., p. 74.

[15] Pour une analyse de l'écriture automatique des surréalistes, voir Une pelle au vent dans les sables du rêve. Les écritures automatiques, Marie-Paule Berranger, Michel Murat (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1993.

[16] Walter Benjamin, « Erwiderung an Oscar A. H. Schmitz », in Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp, 1972-1999, t. II (1977), p. 751-55.

[17] Georges Didi-Huberman, Peuples en larmes, Peuples en armes, Paris, Minuit, 2016.

[18] Je me permets ici de renvoyer à mon essai, Roland Barthes lecteur (Paris, Hermann, 2019), où j'ai examiné la relation barthésienne entre lecture fragmentaire et expérience du trauma.

[19] Voir Glen O. Gabbard, Krin Gabbard, « Play it again, Sigmund. Psychoanalysis and the Classical Hollywood Text », in Psychiatry and the Cinema, Washington, American Psychiatric Press, 1999, p. 205-19.

[20] Harry Alan Potamkin, art. cit., p. 26.

[21] « La psychiatrie connaît les caractères traumatophiles. Aux chocs, d'où qu'ils vinssent, Baudelaire a décidé d'opposer la parade de son être spirituel et physique » (Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », in Œuvres, op. cit., t. III, p. 342).

[22] André Breton, Nadja, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 646.

[23] Marguerite Bonnet, André Breton. Naissance de l'aventure surréaliste, Paris, José Corti, 1988, p. 67.

[24] Théodore Fraenkel, Carnets, 1916-1918, Marie-Claire Dumas (éd.), Paris, Cendres, 1990 (p. 26 en particulier, à propos de « Br[eton] en rimbaldisme »).

[25] Arthur Rimbaud, « Une Saison en enfer », op. cit., p. 139-57.

[26] Marguerite Bonnet, op. cit., p. 71.

[27] Étienne-Alain Hubert, « Rimbaud et les surréalistes », in Arthur Rimbaud, André Guyaux (dir.), Cahiers de l'Herne, n° 64, 1993, p. 202.

[28] André Breton, « Flagrant délit. Rimbaud devant la conjuration de l'imposture et du truquage », in Œuvres complètes, op. cit., t. III (Étienne-Alain Hubert, éd., 1999), p. 794.

[29] Aragon, Entretiens avec Francis Crémieux, Paris, Gallimard, 1964, p. 17-8.

[30] Agnès Thiercé, Histoire de l'adolescence (1850-1914), Paris, Belin, 1998.

[31] André Breton, Entretiens avec André Parinaud, in Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 441.

[32] Arthur Rimbaud, « Lettre du 14 octobre 1875 », op. cit., p. 183-6.

[33] André Breton, « Anthologie de l'humour noir », op. cit., p. 870.

[34] Dans « L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique », Walter Benjamin distingue, en les situant dans une succession temporelle, deux valeurs de l'objet d'art: une valeur archaïque, la valeur de culte ou Kultwert, qui lui viendrait de son unicité hic et nunc, et une valeur moderne, la valeur d'exposition ou Austellungswert, qui lui viendrait de son caractère reproductible. Cette valeur de culte, Benjamin l'observe aussi chez Rimbaud. Dans ses réflexions sur la poésie de Baudelaire, il l'inscrit à l'intérieur d'un mouvement qui est celui de l'occultation de la poésie à l'âge moderne: « [Que] l'accueil fait aux poèmes lyriques rencontre des conditions de moins en moins favorables, c'est ce qu'indiquent, entre autres, trois faits. D'abord, le poète lyrique n'est plus considéré comme le poète par excellence. Il n'est plus, comme le fut encore Lamartine, « l'aède », mais le représentant d'un genre. (Verlaine est un bon témoin de cette spécialisation ; Rimbaud, qui d'office écartait le public de son œuvre, fut déjà un auteur ésotérique.) Deuxième fait: depuis Baudelaire la poésie lyrique n'a plus connu aucun succès de masse. […] Un troisième fait résulte des deux premiers: le public est devenu de plus en plus réticent à l'égard de la poésie lyrique que lui transmet le passé » (« Sur quelques thèmes baudelairiens », art. cit., p. 330). En somme, Baudelaire est aux yeux de Benjamin celui qui a su en poète parler à la sensibilité anti-poétique du lectorat moderne. Il est celui qui a su exposer l'art cultuel de la poésie, le livrer en quelque sorte aux dangers de la modernité, de son prosaïsme, de sa violence et de son insensibilité, et par là emporter l'adhésion du public. Tandis que Rimbaud aura isolé, « ésotérisé », la poésie. Pourtant, il est clair, et il était forcément clair aussi à Benjamin, que cet ésotérisme n'est en aucune manière à comprendre comme une indifférence à son temps: Rimbaud a manifestement poursuivi le travail de Baudelaire, écrire la poésie de la modernité. Son « ésotérisme » ne peut donc être compris que dans deux sens: un sens externe, celui du désintérêt de Rimbaud pour la publication, donc la diffusion, de sa poésie, et un sens interne, celui de l'illisibilité d'une partie de ses écrits, en particulier les proses des Illuminations. Mais là encore, si la valeur de culte de la poésie de Rimbaud s'est trouvée confortée ou préservée par cette double marginalisation éditoriale et esthétique, force est de remarquer qu'on ne compte plus les rééditions de son œuvre, comme les reproductions de son célèbre portrait photographique par Étienne Carjat. Si donc Baudelaire a été le poète de l'exposition dans le culte, Rimbaud a été le poète du culte dans l'exposition. Baudelaire a élevé au rang de matière poétique le prosaïsme du monde moderne. Rimbaud, lui, a offert l'ésotérisme de son œuvre au tout-venant de la culture de masse.

[35] Arthur Rimbaud, « Dévotion », in Œuvres complètes, op. cit., p. 179.

[36] Michel Murat, L'Art de Rimbaud, Paris, José Corti, 2013, p. 242-62.

[37] Bruno Claisse, Les Illuminations ou l'accession au réel, Paris, Garnier, 2012, p. 115-29.

[38] Arthur Rimbaud, « Solde », in Œuvres complètes, op. cit., p. 177.

[39] André Breton, « Façon », in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 5, v. 4-6.

[40] Aragon, Les Voyageurs de l'impériale, in Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II (Daniel Bougnoux, éd.), 2000, p. 882.

[41] Ibid.

[42] Gaston Bachelard, Lautréamont, Paris, José Corti, 1939, p. 61.

[43] Voir Claude Bouché, Lautréamont. Du lieu commun à la parodie, Paris, Larousse, 1974.

[44] « Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenue momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison »: à cette célèbre entame dantesque succède une apostrophe qui elle doit tout au poème liminaire des Fleurs du mal et à son « hypocrite lecteur »: « c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans le commencement de cet ouvrage ! » Je rappelle aussi que ce premier chant se termine sur une adresse à un mystérieux « vieillard » – « Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m'as lu » – où l'on a régulièrement reconnu Hugo (Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Jean-Luc Steinmetz (éd.), Paris, Librairie générale française, « Le Livre de poche », 2001, p. 83-4 & 126).

[45] Voir Aragon, Lettres à André Breton (1918-1931), Lionel Follet (éd.), Paris, Gallimard, 2011, p. 15-20. Follet remet en cause le témoignage d'Aragon, dans Lautréamont et nous (Pin-Balma, Sables, 1992, paru initialement en 1967), où celui-ci se donne le beau rôle du découvreur de Lautréamont. Témoignage romancé, « véridico-mensonger », qui n'en vaut pas moins par le tableau de ces scènes nocturnes de lecture collective à voix haute, dans le service des fous du Val-de-Grâce, au milieu des malades hurlants. Tout culte se nourrit de sa légende.

[46] Ibid., p. 213.

[47] Lautréamont, op. cit., p. 314-5.

[48] Voir Claude Poissenot, Sociologie de la lecture, Paris, Armand Colin, 2019, p. 37 sqq.

[49] Laurent Jenny, Je suis la révolution. Histoire d'une métaphore (1830-1975), Paris, Belin, 2008.

[50] « Ces jeunes bourgeois turbulents veulent ruiner la culture parce qu'on les a cultivés, leur ennemi principal demeure le philistin de Heine, le Prudhomme de Monnier, le bourgeois de Flaubert, bref leur papa » (Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1948, p. 182-3).

[51] Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, José Corti, 2017.




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