Atelier


Carine Trevisan, Maître de conférences habilitée à diriger des recherches, à l'Université Paris Diderot – Paris 7

Autour de la lettre de Guy Môquet


Une première version de ce texte a paru sous le titre"Ecrits ultimes" dans Modernités (dir. Dominique Rabaté), n° 21, 2005



Lettres ultimes[i]


Ce sont les derniers caractères que ma main tracera. Dans peu d'heures, je ne serai plus. Je suis condamné à mort.

(Gabriel Rochon de Wormeselle, décapité en novembre 1793)

Dernière lettre de Guy Môquet: un enfant de 17 ans, fusillé par les nazis en octobre 1941. Lettre devenue à présent un objet politique, instrumentalisée – à quelles fins? —, dont on a imposé la lecture dans les écoles, collèges, lycées français. Or cette lettre avait non seulement une destination privée (elle est adressée à la mère, au père et au frère du condamné) mais elle est également singulièrement dépourvue de toute référence à un mouvement collectif. A la différence du «dernier poème» de Guy Môquet, trouvé sur lui lors de son arrestation en octobre 1940[ii], poème d'appel à la révolution communiste où le «je» se dissout dans le pluriel de la fraternité de combat[iii], pas un seul «nous» y figurant, sauf dans son ajout final: «Dernières pensées»: «Vous tous qui restez, soyez dignes de nous, les 27 qui allons mourir».

Rien ne se prête, dans cette lettre, à faire de Guy Môquet une icône historique[iv], et l'émotion qu'elle suscite a peu à voir avec la lutte contre les nazis. Il s'agit avant tout d'un très jeune homme qui va mourir, contre son gré (ce qui rend la comparaison avec les lettres de suicidés, si souvent convoquée aujourd'hui, difficilement acceptable), et ce qui nous touche sans doute est l'effet de «sourdine» de cette lettre face au désastre à venir, le laconisme de l'expression («ma vie a été courte! […]Je ne peux pas en mettre davantage», le dernier élan vers les aimés («Un dernier adieu à tous mes amis et à mon frère que j'aime beaucoup […] Je n'ai aucun regret, si ce n'est de vous quitter».

Je voudrais ici, en inscrivant cette lettre non dans son contexte immédiat (les otages communistes fusillés pendant l'Occupation), mais dans un contexte plus ouvert, touchant aux formes d'écritures émergeant de sujets exposés à des violences historiques extrêmes, mettre l'accent sur ce que les usages politiques de la lettre semblent ignorer: sa dimension intime, notamment le travail psychique qu'a dû accomplir cet adolescent, qui écrit d'une façon si enfantine, pour se préparer à la mort, au deuil de lui-même.

La question du deuil est généralement envisagée sous l'angle du survivant, du "travail" qu'il a à mener - ou qui se fait obscurément en lui - pour se séparer du mort, travail si complexe, si douloureux, qu'il peut parfois n'avoir aucun terme. On s'est, en revanche, rarement penché sur le chagrin du mort, sur le travail qu'il doit lui aussi accomplir pour non seulement renoncer aux êtres chers, mais aussi au monde des vivants, enfin à lui-même - du moins à son existence de "normalement" vivant -, car, nous le verrons, le mort continue à vivre, d'une étrange vie.

Ce sont les formes d'expression de ce deuil du mort que je me propose d'étudier ici, en m'appuyant sur un ensemble de textes qui se tiennent en marge de la littérature – même si les questions qu'ils posent ne lui sont pas toujours étrangères. Il s'agit d'écrits ultimes, de derniers mots tracés par des êtres qui se savent ou se croient destinés à une mort imminente. Par souci de cohérence, je n'ai retenu que des textes où la mort est l'effet d'une implication dans l'histoire collective (la Terreur, la Première et la Seconde Guerre mondiales). Ce n'est ni de la maladie ni du suicide, conçu comme un acte de désespoir ou de défi n'engageant que soi, que meurent les auteurs de ces écrits.

Ces textes ont été rassemblés dans des anthologies datant toutes du XXe siècle, siècle qui, tout en inaugurant les morts et massacres de masse - "c'était le faire-part d'un million et demi de Français” écrit Roland Dorgelès, lorsqu'il évoque l'affiche de la mobilisation d'août 14[v]—, fut pourtant celui d'un déni du deuil, ou du moins d'un interdit grandissant pesant sur les manifestations du chagrin, comme l'ont montré G. Gorer[vi] et P. Ariès[vii]. Recueillant les paroles de ceux qui vont mourir, ces anthologies sont une forme de résistance face à ce déni, et permettent d'approcher cet aspect si peu étudié du deuil, que Michel de M'uzan, se plaçant lui aussi du point de vue du mort, propose de nommer "le travail du trépas"[viii].

Je m'en suis tenue ici à six recueils: La Dernière lettre, prisons et condamnés de la Révolution 1793-1794[ix], La Dernière lettre écrite par des soldats français tombés au champ d'honneur[x], German students' war letters[xi], Ce qui demeure, Lettres de soldats tombés au champ d'honneur 1914-1918[xii], Dernières lettres de Stalingrad[xiii], Ces voix qui nous viennent de la mer[xiv], notamment le chapitre “Les Kamikazés”. Par-delà leur valeur d'archives historiques ou intimes[xv], et le souci pédagogique, voire idéologique, qui a présidé à leur publication – il s'agit, dans presque tous les cas, de montrer l'extraordinaire courage et dignité de ces morts, surtout, de considérer ces messages comme adressés non seulement aux proches mais à l'humanité à venir[xvi] -, ces textes permettent d'approcher l'ampleur du travail psychique que tente d'accomplir celui qui va mourir, et l'effort pour donner expression à des pensées qui risquent d'être sans témoins - l'agonie du soldat de 14, celle du kamikazé japonais plus encore, ont souvent été solitaires -.

Ils touchent à la littérature en ce qu'ils cherchent à rendre sensible ce qui est difficilement dicible (la mort de soi), à laisser une trace, qui est une forme de survivance. Enfin, ils conduisent à s'interroger sur ce que l'ultime change au rapport au langage. A la différence de l'écrivain qui se soucie moins de ce qui est accompli que de l'œuvre à venir, qui peut, comme Proust, faire de l'inachèvement même une ligne de conduite[xvii], nos auteurs sont brutalement sommés d'achever. Il n'y a ici ni gommage, ni retouche, ni reprise possible : "ces paroles […] sont les dernières et […] après elles je ne pourrai en prononcer d'autres pour me repentir" écrit un soldat de Stalingrad[xviii]. Comme l'écrivain cependant, mais avec infiniment plus de gravité - “chaque phrase, chaque mot que je prononce est un peu mon testament” note un kamikazé[xix] -, ils sont douloureusement à la recherche du mot juste, du mot unique : "J'écris encore une fois et ce sera la dernière. C'est ainsi… J'ai longtemps réfléchi à la façon de formuler cette phrase lourde de sens"[xx].

Ces écrits visent à se rendre en quelque sorte maître de sa mort en la mettant en mots, à se donner un pouvoir sur ce sur quoi on a si peu de pouvoir, particulièrement en temps de guerre ou de massacres collectifs, où, pour reprendre les mots d'un combattant, "personne n'est maître de son destin"[xxi].

Sans doute sont-ils également habités par ce que Montaigne redoutait le plus, "une mort muette"[xxii], et tentent-ils de résister à cette raréfaction de la parole aux abords de la mort, qu'a si bien observée A. Koestler : "Le pouvoir de la parole réside dans le domaine des abstractions ; le langage pâlit devant le tangible et le concret. Il devient un instrument absolument inutilisable quand il s'agit de décrire des faits bruts aussi affreusement ordinaires que la peur d'un être humain devant la mort"[xxiii]. Ainsi, luttant contre cette dissolution progressive du langage, Olympe de Gouges, condamnée à mort, retarde son exécution de vingt-quatre heures, le temps d'écrire une dernière lettre à son fils[xxiv].

Stéréotypies

"Plus la situation est grave, plus est conventionnelle la façon dont on réagit. C'est aux moments les plus dramatiques de la vie qu'on échappe le moins à la banalité. Dans ce qu'on appelle les grandes heures de l'existence, nous nous conduisons tous comme des personnages de roman-feuilleton", écrit toujours A. Koestler[xxv]. Le caractère répétitif, stéréotypé, des écrits ultimes est en effet frappant. Tout se passe comme s'il s'agissait non de laisser des mots inventifs, mémorables, mais avant tout d'accomplir un rite, une sorte d'équivalent verbal des funérailles, pratique qui reste aujourd'hui encore hautement codifiée. La stéréotypie commence dès les premiers mots, la plupart des lettres s'ouvrant sur la formule solennelle : "Quand vous recevrez cette lettre, je ne serai plus de ce monde". Elle se poursuit dans l'agencement du texte, dans les thèmes du discours : les auteurs rappellent presque tous les liens qui les ont constitués, tentent de donner un sens à leur mort, disent leur souci de la douleur des survivants - dont ils espèrent qu'elle ne sera pas trop vive ("ne pleure pas ma mort" est un leitmotiv) et vite apaisée, comme pour atténuer, pour eux-mêmes, la gravité de leur mort -, enfin, ils leur ordonnent de veiller à l'avenir - un avenir où ils ne seront pas.

La formalisation extrême de ces écrits, qui s'en tiennent souvent à des mots de circonstance, peut s'expliquer par le souci de parer au danger du désastre psychique : s'il fallait, en effet, "affronter directement dans la réalité strictement personnelle [la perte], la catastrophe menacerait”, note l'anthropologue et philosophe italien de Martino[xxvi]. Aussi, en réduisant l'anxiété causée par le caractère imprévisible des forces auxquelles on va succomber[xxvii], la ritualisation a-t-elle une fonction d'apaisement.

Tout aussi frappante est la rareté de l'expression de l'émotion, comme si, face à l'irrémédiable, l'appel à la compassion n'avait plus lieu d'être. Ainsi, l'extrême froideur de cette lettre, qui se refuse délibérément à tout pathos :

“Celui qui tombe à l'ennemi ne meurt pas.

Si j'ai cet honneur insigne, je ne veux pas qu'on me pleure.

En faisant part de ma “perte glorieuse”, on dira devant mon nom, mon grade et puis mes titres civils de licencié et diplômé de l'H.E.C., le tout suivi de la mention “tué à l'ennemi”, pas de flaflas, champ d'honneur, etc., la vérité, c'est tout.

On respectera la tombe de fortune que la bataille m'aura donnée. Sur nos tombeaux de famille, mon nom et l'endroit où je dormirai.

En face de mon nom, sur l'annuaire H.E.C., on fera mettre la lettre “T” en italique et on demandera que cette indication remplace le “D” habituel pour tous les camarades tués à la guerre.

Mon deuil ne sera rien auprès de celui de l'Alsace-Lorraine pendant quarante-quatre ans.”[xxviii]

Le gel des affects, le refus de l'émotion peuvent confiner à la pose, au défi, au recours défensif à l'ironie :

“Je finis: tu peux compter que tout se terminera très convenablement. C'est un peu tôt pour mes trente ans, je sais. Pas de sentiments. Serre la main à Lydia et à Hélène. Baisers à maman […]. Baisers à Gerda. Salutations de principe à tout le reste.

La main à la visière du casque, père, le lieutenant… prend congé…”[xxix]

Si l'émotion est absente, c'est sans doute également que, trop véhémente, elle conduirait à l'incohérence de l'écrit - “Excusez cette lettre illisible et ces phrases hachées”[xxx] -, ou au silence : “Je finis, […] mon cœur et ma main sont glacés malgré moi”[xxxi].

Enfin, celui qui écrit de sa propre mort, de la dissolution de son être, est comme déjà retranché des vivants, progressivement dénué de leur sensibilité, privé de pensée comme de mots :

“l'approche du moment fatal ferme mon esprit et peut-être mon cœur à toute expression de sentiment que j'eusse pu quelques jours plus tôt développer. […]Je me sens un trouble, une indifférence ou un vide d'idée que je ne peux expliquer ; il me semble que je voudrais sentir quelque chose pour ma femme, pour mes enfants et que je ne sens plus rien.Je ne trouve rien à te dire pour eux"[xxxii], écrit Babeuf.

Aussi ces écrits singulièrement laconiques demandent-ils une lecture attentive à leurs silences : “C'est étrange. J'ai l'impression que je désire écrire beaucoup de choses, mais quand je l'essaye je ne trouve plus rien”, écrit un kamikaze[xxxiii], propos auxquels font écho ceux d'un soldat de Stalingrad : “Je voulais t'écrire une longue lettre, mais mes pensées sont en miettes, comme le sont les maisons fracassées par les tirs d'artillerie."[xxxiv] Malgré le souci ou la contrainte, parfois brutalement exprimés, d'achever, d'en finir, ils restent ainsi étrangement - et sans doute, douloureusement, pour leurs destinataires - incomplets :

“je n'ai plus rien d'autre à vous dire et termine ici ma lettre.

Excusez mon impolitesse.

Aujourd'hui, veille de ma mort.”[xxxv]

Si, dans certaines circonstances, les approches de la mort, l'expérience d'un soi sentant son existence lui échapper peuvent susciter le besoin de se définir dans sa singularité (“je ne sais pas à quel âge j'ai commencé à prendre au sérieux le fait d'être mortelle, écrit Ana Novac. Je suppose que c'était à 11 ans, durant une longue maladie: j'ai dû comprendre que je devais me dépêcher d'être moi, de me définir avant qu'il ne soit trop tard”[xxxvi]), il semble que ce que désirent avant tout exprimer les auteurs de ces écrits si semblables est leur appartenance à une commune humanité.

La cérémonie des adieux : difficiles séparations

La mort est d'abord appréhendée dans ces écrits comme la perte des êtres chers, à qui il faut désormais renoncer : “J'avais des amis, l'idée d'en être séparée pour jamais et leurs peines sont un de mes plus grands regrets”[xxxvii]. Ce renoncement se fait sous la forme d'une solennisation écrite de l'adieu. On se donne - dans ces situations où la mort est non seulement souvent solitaire mais également violente - le temps de "dire au revoir" : “Si cette lettre te parvient, c'est que je ne serai plus. Je veux que tu reçoives alors ce dernier adieu.”[xxxviii] L'idée de "la séparation brutale qui ne permettrait même pas le revoir"[xxxix] provoque en effet un surcroît d'inquiétude et de douleur. Pouvoir dire "adieu" semble donner le sentiment d'une maîtrise - le terme a une valeur quasi performative : après avoir dit adieu à tous ceux qu'il a aimés un jeune allemand écrit : "Je me retranche du cercle dont je formais une part aimée”[xl]. Cela permet également de prolonger virtuellement le moment du franchissement du seuil du monde des vivants et des morts :

“J'aurais voulu vous voir encore une fois pour parler avec vous et m'endormir dans vos bras. Mais Moji était bien le seul endroit où j'aurais pu vous rencontrer pour la dernière fois. Car aujourd'hui, c'est l'avant-veille de mon départ, l'avant-veille de ma mort.

Il est possible que je survole Hakata. Je vous dirai adieu du haut de ma cachette dans les nuages.”[xli]

Le renoncement aux êtres chers reste cependant ambivalent : au moment de se séparer, on consolide les liens qui sont prêts de se défaire : "je t'ai retrouvée à l'instant même où je te perdais pour toujours"[xlii]. La lettre d'adieu prend souvent étrangement les allures d'une lettre d'amour. De M'uzan note ainsi que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, le futur mort, loin de se détourner des vivants, surinvestit ses objets d'amour, dans une sorte de "fête maniaque". Non seulement, ces textes sont tous des textes adressés (même lorsqu'il s'agit de journaux intimes), soucieux que quelque chose d'une communication avec les proches demeure, mais les dernières pensées sont celles des liens : “Je mourrai en songeant à Dani …”[xliii] ; "ma dernière pensée sera pour tous ceux qui me sont chers, pour ma femme d'abord, puis mon père et tous les miens […]”[xliv]. Grâce à ces écrits, le cercle des êtres aimés se reforme virtuellement autour du mort.

Et si l'on conçoit de quitter les vivants, c'est pour retrouver des morts aimés : “Quand celle que j'ai aimée est morte, je suis mort en esprit avec elle. Je pourrai la retrouver […] où elle m'attend; la mort n'est pour moi qu'une route qui m'amènera vers elle.”[xlv]

La rupture des liens avec les vivants reste enfin souvent perçue comme provisoire : "quand tu liras ces lignes, je ne serai plus parmi les vivants, […] nous nous retrouverons"[xlvi].

"L'avenir nous est une région interdite"[xlvii]

Ce dont le mort doit faire le deuil, c'est du passé, mais surtout de l'avenir, comme en témoignent les protestations contre une mort prématurée - "Nous n'avons pas encore assez vécu"[xlviii] -, mort de parfois très jeunes hommes qui ne peuvent espérer se survivre dans des enfants. "J'aurais aimé, durant encore de longues années, pouvoir étudier les étoiles, mais de cela, il ne sera certainement plus jamais question…”[xlix] Ou, ces propos plus explicites encore, où après avoir évoqué le souvenir d'une soirée passée avec la femme aimée, l'auteur conclut :

“Nous parlions de nous et de l'avenir qui s'étendait devant nous, tel un tapis aux chatoyantes couleurs. Ce tapis […] n'est plus; le soir d'été n'est plus et la vallée en fleurs n'est plus… A la place du tapis multicolore n'existe plus qu'une plaine infinie et blanche, et ce n'est plus l'été mais l'hiver, et l'avenir n'existe plus, du moins pour moi”[l].

Un nouveau rapport au temps, à la, durée, s'instaure ici, où se mêlent la conscience aiguë de l'éphémère et l'effort, dans l'acuité des perceptions des paysages notamment, pour - comme le flâneur baudelairien - "tirer l'éternel du transitoire", ou fabriquer comme un présent dilaté : "Je n'ose plus parler d'espoir car on a l'impression que tout le monde y passera […]. Ce qu'on peut demander comme grâce, c'est d'épuiser tout ce que l'instant peut offrir de beau”[li]. Le présent peut se lester de la reviviscence des sensations passées :

“Vingt-trois années approchent de leur terme. Je n'ai pas l'impression de devoir mourir demain. […] Flânant au bord des champs, la serviette à la main, j'écoute le chant des cigales et le coassement des grenouilles. Je me souviens de mon enfance. Que les fleurs de lotus sont belles inondées, inondées de clair de lune… Le paysage ressemble à celui de Kawazaki, l'été. J'évoque le souvenir de mon pays natal et des nombreuses promenades que nous faisions”[lii].

Surtout, il s'agit de rassembler tout le passé, le concentrer en une "dernière fois", qui capitaliserait toutes les fois antérieures :

“Ce matin je me suis levé à six heures et j'ai respiré l'air pur de la montagne. C'est la dernière fois que je respire l'air du matin. Tout ce que je fais aujourd'hui, je le fais pour la dernière fois.”[liii]

Le deuil de soi comme vivant

Les écrits touchent ici au plus énigmatique du processus de deuil : l'adieu que chacun doit prendre de lui-même, pour reprendre l'expression de Montaigne mourant : "mes adieux sont à demi pris, de chacun sauf de moi”[liv]. Cet étrange adieu peut être facilité par des cérémonies collectives. Lartéguy note ainsi que la dernière nuit que passaient les kamikazés était consacrée à des rites funèbres, où les jeunes pilotes assistaient à un banquet funéraire, vêtus de blanc[lv], comme s'ils portaient leur propre deuil.

Notons que l'expérience du front ou du combat collectif suppose d'avoir déjà renoncé à une partie de soi : "Ma vie n'est plus à moi", écrit un étudiant allemand[lvi]. Cette sensation de n'être plus rien par soi-même est dite de façon plus brutale encore par un jeune pilote d'avion-suicide :

“Un ami m'a dit que le pilote de kamikazé n'était qu'un robot. Je veux bien le croire, je ne suis qu'un robot qui tient les leviers de commande. Je ne dois avoir ni sentiment ni personnalité. Il m'est interdit de me servir de ma raison; je ne suis qu'une parcelle de fer attirée par l'aimant qu'est le porte-avion américain.”[lvii]

S'identifiant à une chose, l'auteur semble déjà expérimenter un état hors du vivant.

La mort elle-même n'est cependant jamais évoquée de façon frontale, les textes confirmant le célèbre propos de Freud selon lequel "notre propre mort ne nous est pas représentable"[lviii]. Même lorsqu'elle est inévitable - “Il n'est absolument pas question pour vous de rentrer vivants. Votre mission, c'est une mort certaine”, lit-on dans les instructions officielles données par l'inspecteur des Forces aériennes au premier Corps de Kamikazés[lix]-, elle reste inconcevable :

“Je n'ai pas le sentiment que je vais mourir. Je suis détendu et léger comme si je partais en voyage. Je me regarde dans la glace; mon visage n'est pas celui d'un homme qui doit mourir.”[lx] ; “Le jour où, encore vivant, je piquerai avec mon avion pour m'écraser, croirais-je vraiment à ma mort?”[lxi]

Et lorsqu'on tente de se représenter l'irreprésentable, le réel se déréalise, la réalité de la mort s'estompe :

“Je ne peux arriver à croire que, dans une semaine, je mourrai. Je ne suis ni triste, ni nerveux.

Lorsque j'essaye d'imaginer ce que sera mon dernier instant, tout me paraît être un rêve.”[lxii]

Ce n'est que dans le sommeil que l'on peut se percevoir comme mort. Ainsi ce récit de rêve dans une lettre d'un jeune soldat allemand : il converse avec un ami, et une question lui vient soudainement : “Mais comment est-ce possible? Tu as été tué il y a longtemps !", "Bien sûr je l'ai été, et toi aussi", lui répond son ami. "Tous les gens que tu voies ici ont été tués”[lxiii].

La difficulté à se former une image concrète de sa mort se manifeste dans l'usage des temps verbaux, notamment le fréquent passage, sans transition, du présent (ou la mort n'est qu'imminente) au futur antérieur, où elle est accomplie :

“Chère mère bien-aimée, à midi, nous voici sur l'extrême position d'attente. Je t'envoie tout mon amour. Quoi qu'il arrive, la vie aura eu de la beauté”, écrit dans sa dernière lettre E.E. Lemercier[lxiv].

Ou encore, cette rapide succession de présent, futur, futur antérieur, enfin de passé composé, où le moment même de la mort reste tu :

“Nous allons attaquer; nous sortons des tranchées à 2 heures 30 demain matin. Encore quelques heures et nous bondirons sur l'ennemi. Ma dernière pensée aura été pour vous […] Adieu à tous ceux que j'ai aimés”[lxv].

Le deuil de soi comme vivant aboutit au mieux à se considérer déjà comme un souvenir. Il est alors frappant que, pour parler de soi, on passe couramment du "je" au "il", comme pour marquer cet effort de distanciation, d'impersonnalisation :

"Qu'ils [mes enfants] se souviennent quelquefois de moi comme d'un père qui les a bien aimés et qui regrette plus sa vie par rapport à eux que par rapport à lui”[lxvi]

“je veux que l'on pense quelquefois à moi comme l'on pense à un ami qui voulait vivre et qui maudit cette guerre qui m'a fauché avant de connaître la vie, en pleine santé et en pleine force”[lxvii]

"Maintenant que je suis disparu"

Après avoir affirmé que personne ne croit à sa propre mort, Freud précise : "aussi souvent que nous tentons de nous la représenter, nous continuons à être là, en spectateur."[lxviii] Ce dédoublement se marque, en effet, dans des dispositifs linguistiques troublants où, si le je de l'énoncé est mort, le je de l'énonciation reste, lui, vivant. Entré dans la dimension de "ce qui a été", il se maintient néanmoins dans le présent. Aussi trouve-t-on des énoncés aussi étranges que le suivant : “Sois courageuse et ne te laisse pas abattre par la triste nouvelle de ma mort que je tiens à t'apprendre moi-même”[lxix]. L'utilisation d'un unique pronom - "je" - unifie des positions différentes, et des personnes multiples - le vivant et le mort -, crée une homogénéité artificielle permettant au sujet de se percevoir comme continu, et garantissant la permanence de ce sujet. Aussi peut-on, dans ces écrits, passer indéfiniment le seuil entre la vie et la mort, parler de soi au passé puis au présent : "J'aspirais […] au bonheur du retour […].Je ne laisse rien que mon souvenir”. Le mort se survit étrangement : “le jour où tu liras ces mots je ne serai plus de ce monde […]. Voilà […] ce que j'avais à te dire et maintenant que je suis disparu […], je te demande autre chose: ne pleure pas ma mort”[lxx].

Figé dans un état arrêté - c'est le sens de la célèbre formule de Laurence Binyon, que l'on récite à chaque réunion de la Légion royale canadienne: "Ils ne vieilliront pas comme nous qui leur avons survécu"[lxxi] -, il reste néanmoins le témoin soucieux de l'existence et du changement des vivants, qu'il observe, conseille, protège - “maman adorée, je reste auprès de toi”[lxxii] -, avec une incroyable bienveillance, qui contredit ce que nous disent les anthropologues de la haine du mort pour les vivants (surtout de celui dont la mort a été violente), de son désir de vengeance, de son aspect persécuteur[lxxiii] - : “il prie maintenant, dit une lettre en évoquant un mort, pour ceux qui étaient sur la terre l'objet de ses préoccupations, et pour ses camarades qui combattent toujours, car ce sont les vivants qui ont besoin de prières.”[lxxiv]

Ce ne sont ainsi plus les vivants qui parlent aux morts[lxxv], mais les morts qui parlent aux vivants, pensent à leurs chagrins, souffrent de leur souffrance :

“Quand vous recevrez cette carte, votre petit gars ne sera plus. Faisant une patrouille avec 6 hommes, on m'a tiré une balle à quelques mètres, qui a rompu l'artère de la cuisse. Puis, abandonné, j'ai vécu encore 24 heures et je suis allé dans le sein de Dieu, où je vous retrouverai tôt ou tard. Ne pleurez donc pas trop et priez pour moi.

Allons! mes dernières pensées seront pour vous et pour Dieu.

Je vous embrasse pour la dernière fois bien longuement et bien tendrement.

Votre petit gars et frérot qui vous dit au revoir dans l'éternité."[lxxvi]

Aussi stéréotypés soient-ils, ces écrits ultimes aboutissent à des énoncés troublants - on peut dire, comme Tchekov, "Ich sterbe" ("je meurs"), mots qu'a merveilleusement commentés Nathalie Sarraute, on peut difficilement dire "je suis mort" -, contredisent à tout ce que la logique et la raison nous enseignent - de notre assignation à un temps donné, à un état de présence ou d'absence, de mort ou de vivant -, et conduisent à l'énigme d'une "opération" où il s'agit de mettre en mots ce qui "ne ressemble à rien (…), ne rappelle rien de jamais raconté par personne, de jamais imaginé"[lxxvii].



[i] Une première version de ce texte a paru dans Modernités (dir. Dominique Rabaté), n° 21, 2005. Ce sont les interrogations et les débats suscités aujourd'hui par l'imposition de la lecture de la dernière lettre de Guy Môquet qui m'ont conduit à reprendre les questions abordées dans ce texte.

[ii] «Parmi ceux qui sont en prison/Se trouvent nos 3 camarades/Berselli, Planquette et Simon/Qui vont passer des jours maussades

Vous êtes tous trois enfermés/Mais Patience prenez courage/Vous serez bientôt libérés/Par tous vos frères d'esclavage

Les traîtres de notre pays/Ces agents du capitalisme/Nous les chasserons hors d'ici/Pour instaurer le socialisme

Main dans la main Révolution/Pour que vainque le communisme/Pour vous sortir de la prison/Pour tuer le capitalisme

Ils se sont sacrifiés pour nous/Par leur action libératrice».

[iii] Ce poème était, du reste, peut-être destiné à devenir un tract, comme le suppose Guy Kripovissko, conservateur du musée de la Résistance nationale, dans un entretien accordé à L'Humanité, 22 octobre 2007, p. 5.

[iv] Même si l'auteur était conscient de la réaction qu'allait susciter son exécution: «Je laisserai mon souvenir à l'histoire car je suis le plus jeune des condamnés», aurait-il déclaré à l'Abbé Moyon, curé de Béré de Chateaubriand, selon une note prise par cet abbé sur «la fusillade des 27 otages du 22 octobre 1941», La vie à en mourir, Lettres de fusillés 1941-1944, Tallandier, 2003, p. 95.

[v] Préface à une réédition en 1964 des Croix de bois [1919], Albin Michel, 1996, p. II.

[vi]Ni pleurs ni couronnes, précédé de Pornographie de la mort, trad. fr., E.P.E.L., 1995.

[vii]Essais sur l'histoire de la mort en Occident du moyen âge à nos jours, Le Seuil, 1975.

[viii]De l'art à la mort, Tel Gallimard, 1983.

[ix] Textes choisis et présentés par Olivier Blanc, France-Loisirs, 1985.

[x] 1922, Flammarion.

[xi] Textes rassemblés par Philipp Witkop, [1929], réédités avec une belle préface de Jay Winter, Pine St Books, 2002.

[xii] Textes rassemblés par Benoist-Méchin [1942], Bartillat, 2000.

[xiii] [1957], trad. fr., Buchet/Chastel, 1974.

[xiv] Jean Lartéguy, Ces voix qui nous viennent de la mer, la guerre vue par ceux qui la font et en meurent à vingt ans, [1954], Raoul Solar, 1969.

[xv] Je reprends ici les formules de Guy Kripovisso, dans sa présentation d'un recueil que, par manque de place, je n'ai pu étudier ici, La vie à en mourir, Lettres de fusillés 1941-1944, op. cit.

[xvi] Ainsi, cette préface du Maréchal Foch au recueil La dernière lettre écrite par des soldats français tombés au champ d'honneur:

“Le sacrifice de tous les soldats tombés pour la défense de la patrie fut d'autant plus sublime qu'il fut librement consenti. Les “Dernières lettres” montrent de façon touchante l'esprit idéal et pur dans lequel ce sacrifice a été fait; c'est un monument de plus à la Gloire impérissable du Soldat français.”

Symétriquement, le choix qui a présidé au recueil des lettres de Stalingrad, “bataille” qui fut, pour le Troisième Reich, “le commencement de la fin” (C. Billy, traducteur, p. 16) est animé par le souci de montrer combien l'obstination d'Hitler à maintenir le mythe de l'invincibilité de la Wermacht fut impitoyablement meurtrière, indifférente aux souffrances des soldats. “Dans toutes ces lettres, écrit Charles Billy, se reflète cette capitulation entière de l'individu que la faim, la peur, la souffrance et le froid ont conduit au plus bas degré de l'écœurement”, p. 14.

[xvii] Voir à ce sujet, André Green, "Vie et mort dans l'inachèvement", Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 56, automne, 1994.

[xviii]Dernières lettres de Stalingrad, op. cit., p. 59.

[xix]Ces voix qui nous viennent de la mer, op. cit., p. 138 .

[xx]Dernières lettres de Stalingrad, op. cit., p. 67.

[xxi] “No one is master of his fate”, German students' war letters , op. cit., p. 300.

[xxii] Voir Michel Schneider, Morts imaginaires, Grasset, 2003, p. 48.

[xxiii]Dialogue avec la mort, Œuvres autobiographiques, Robert Laffont, Bouquins, 1994, p. 838.

[xxiv]La Dernière lettre, op. cit., p.157.

[xxv]Dialogue avec la mort, op. cit., p. 838.

[xxvi]Morte et pianto rituale (1975), cité par Robert Harrison, Les Morts, éd. Le Pommier, 2003, p. 91.

[xxvii] Voir Malinowsky, à qui se réfère M. Fortes, "Les prémisses religieuses et la technique logique des rites divinatoires", Le comportement rituel chez l'homme et l'animal, (dir. Julian Huxley), Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 1971, p. 254.

[xxviii]La Dernière lettre écrite par des soldats français, op. cit., p. 74-75.

[xxix]Dernières lettres de Stalingrad, op. cit , p. 116.

[xxx]Ces voix qui nous viennent de la mer, op. cit., p. 135.

[xxxi]La Dernière lettre, op. cit., p.132.

[xxxii]Ibid., p. 243.

[xxxiii]Ces voix qui nous viennent de la mer, op. cit., p. 134.

[xxxiv]Dernières lettres de Stalingrad, op. cit., p. 113.

[xxxv]Ces voix qui nous viennent de la mer , op. cit., p. 138.

[xxxvi]Les Beaux jours de ma jeunesse, avant-propos, Gallimard, Folio, 1999, p. 9-10.

[xxxvii] Lettre de Marie-Antoinette, La Dernière lettre , op. cit., p. 153.

[xxxviii]La Dernière lettre écrite par des soldats français , op. cit., p. 199.

[xxxix]Ce qui demeure, op. cit., p. 208.

[xl] “I cut myself out of the circle of which I have formed a beloved part", German students' war letters, op. cit., p. 243.

[xli]Ces voix qui nous viennent de la mer , op. cit., p. 145.

[xlii]Dernières lettres de Stalingrad p. 111.

[xliii]La Dernière lettre écrite par des soldats français , op. cit., p. 65.

[xliv]Ibid., p. 51.

[xlv]Ces voix qui nous viennent de la mer , op. cit., p. 137.

[xlvi] "When you read these lines I shall be no longer amoug the living […] we shall meet again", German students' war letters , op. cit., p. 298.

[xlvii] Eugène-Emmanuel Lemercier, Lettres d'un soldat (août 1914-avril 1915), Chapelot, 1916, p. 35.

[xlviii] "we have not yet seen enough life", German students' war letters , op. cit., p. 308.

[xlix]Dernières lettres de Stalingrad, op. cit , p. 19.

[l]Ibid., p. 21-22.

[li]Ce qui demeure, p. 119.

[lii]Ces voix qui nous viennent de la mer, op. cit., p. 143.

[liii]Ibid., p. 134.

[liv] Cité par Michel Schneider, op. cit., p. 48.

[lv]Ces voix qui nous viennent de la mer , op. cit., p. 132.

[lvi] "My life is no longer my own", German students' war letters , op. cit., p. 107.

[lvii]Ces voix qui nous viennent de la mer , op. cit., p. 137.

[lviii] “Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort” (1915), Essais de psychanalyse, trad. fr., Payot, coll. “Petite bibliothèque Payot”, 1981, p. 26.

[lix]Ces voix qui nous viennent de la mer, op. cit., p. 125.

[lx]Ibid., p. 134-135.

[lxi]Ibid., p. 139.

[lxii]Ibid., p. 142.

[lxiii] "But how is it possible ? You were killed long ago!" "Yes, of course, I was (…) and so were you. All the people you see here have been killed", German students' war letters , op. cit., p. 135-136.

[lxiv] Eugène-Emmanuel Lemercier, op. cit., p. 164.

[lxv]La Dernière lettre écrite par des soldats français , op. cit., p. 157.

[lxvi]La Dernière lettre, op. cit., p. 174.

[lxvii]La Dernière lettre écrite par des soldats français, op. cit., p. 51.

[lxviii] “Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort”, op. cit., p. 26.

[lxix]La Dernière lettre écrite par des soldats français , op. cit., p. 135.

[lxx]Ibid., p. 106.

[lxxi] tirés de son poème “For the Fallen” (Pour les disparus),

[lxxii]La Dernière lettre écrite par des soldats français , op. cit., p. 23.

[lxxiii] Voir M. Vovelle, La mort et L'Occident de 1300 à nos jours, p. 50-51 ; J.-C. Schmitt, Les Revenants, les vivants et les morts dans la société médiévale, ainsi que la revue Etudes rurales, n° 105-106, janvier-juin 1987, consacrée au “retour des morts”.

[lxxiv]Ce qui demeure, op. cit., p. 70-71.

[lxxv] Voir Pierre Pachet, "Electre parle aux morts", Nouveau Commerce, n° 70, printemps 1980.

[lxxvi]La Dernière lettre écrite par des soldats français , op. cit., p. 187.

[lxxvii] Nathalie Sarraute, "Ich sterbe", L'usage de la parole, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 923.



Carine Trevisan

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Octobre 2007 à 20h53.