Atelier



Les Fictistes et les Factistes


Je  propose ici de définir à des fins heuristiques deux conceptions très différentes de ce que peut (et doit) être le rapport de la littérature aux faits. Posons, de manière évidemment schématique, qu'il existe deux camps que rien ne peut réconcilier : les « fictistes » et les « factistes ».

Les fictistes valorisent l'irréductibilité de la littérature à ce que nous appelons les faits et le monde empirique : ils mettent en avant le caractère ludique, gratuit, artificiel et autonome des textes littéraires dont la fonction est de nous éloigner des faits et d'offrir par l'imagination et le libre jeu des formes des alternatives à la réalité.

À l'inverse, les factistes attachent du prix à l'insertion de la littérature dans le tissu de la réalité : la fiction à leurs yeux ne vaut que pour la vérité qu'elle permet d'exprimer ; à l'autonomie et à la gratuité, ils préfèrent l'engagement et le témoignage.

Ces conceptions divergentes du rôle et de la nature de la littérature engagent des choix théoriques différents.

Un fictiste a tendance à favoriser toute théorie qui éloigne la littérature de ce que nous percevons comme la réalité empirique : il soutiendra, par exemple, des idées telles que la clôture du texte, le libre jeu autonome des formes, ou le non être des entités fictives. Un factiste, au contraire, est tenté par l'idée d'une vérité ou d'une ontologie de la fiction, refuse l'idée d'une spécificité du langage littéraire et tend à favoriser des approches, comme la sociologie ou l'anthropologie, qui permettent de voir la littérature comme un objet du monde parmi d'autres.

Cette opposition se reporte sur la manière, plus ou moins factuelle, dont on aborde le texte littéraire : un fictiste passe volontiers la frontière qui sépare le discours sur la fiction et la fiction proprement dite ; il prônera, à l'instar de Pierre Bayard ou de Jacques Dubois, l'introduction d'une dose de fiction dans la critique ; à l'inverse un factiste tire la littérature vers le réel : il en fait, par exemple, un lieu d'expérimentation des savoirs qui contribue à la connaissance du monde. Surtout, un factiste, parce qu'il a tendance à tirer le texte du côté du fait, est susceptible, par extension, de voir le texte comme un fait, ou de chercher à établir ce qu'il est, dans les faits. Un fictiste, au contraire, parce qu'il tire le texte du côté de l'invention, s'intéressera plus naturellement à des textes non (encore) existants : il ira de la fiction à plus de fiction, cherchera dans la poésie la perspective de plus de poésie.

Je force évidemment le trait et néglige les nuances ou positions intermédiaires pour mieux tenter de définir une ligne de partage radicale entre une idéologie du fait et une idéologie de la fiction, qui déterminent et la conception de l'objet et la méthode d'approche de cet objet. Ce n'est sans doute pas par hasard, dans cette optique, que Pierre Bayard propose une critique fictionnalisante et fait par ailleurs l'éloge des textes qui inventent le réel et les livres plus qu'ils ne le décrivent[1]. Ce n'est pas non plus par hasard que Nancy Murzilli est à la fois l'auteur d'une thèse sur la fonction scientifique et épistémique, en l'espèce expérimentale, de la littérature et d'un article où elle attaque la quête des textes possibles, pour poser qu'il n'est de littérature qu'existante et non virtuelle[2].


Je propose de consacrer cette page de l'atelier à recueillir des positions opposés sur la définition du rapport entre la littérature et le réel, à collecter donc des exemples d'attitudes fictistes ou factistes dans différents champs littéraires (poétique, thématique, théoriques, politiques etc.) et bien sûr également à remettre en cause, nuancer ou contester cette opposition. Les professions de foi et manifestes fictistes ou factistes sont également les bienvenus.



Sophie Rabau


Pages de l'Atelier associées: Théorie de la théorie, Fiction, Textes possibles, Intertextualité, Intertextualité et métatextualité.





[1] Voir Bayard, Pierre, Comment parler des textes que l'on pas lus, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2007 et Comment parler des lieux où l'on n'a pas été ?, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2012.

[2] Murzilli, Nancy, « Logique et ontologie de la « case aveugle » : sur le statut du possible en littérature », La lecture littéraire n° 8, La case blanche. Théorie littéraire et textes possibles, 2006, et Murzilli Nancy, « La Fiction littéraire comme expérience de pensée », thèse de philosophie sous la direction de Jean-Pierre Cometti, Université d'Aix en Provence, 2009.



Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Avril 2014 à 15h28.