Atelier

Le programme comme paradigme technologique d'intelligibilité du texte

Par Jamil Alioui (jamil.alioui@unil.ch)
Doctorant en philosophie à l'Université de Lausanne


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossier Penser par notions






Le programme comme paradigme technologique d'intelligibilité du texte



Un programme, c'est d'abord un écriteau, une pancarte, un prospectus, annonçant les spectacles prévus par un théâtre, les prochaines manifestations d'un ensemble de musiciens, les séances d'un cinéma, ou encore les intentions d'un politicien ou d'un parti. Par là, l'étymologie du mot programma semble assez évidente: pro- pour devant, et gramma pour écrit, le programme est alors un écrit public proclamant des intentions.


Un programme, c'est aussi une série d'instructions, de mots, de caractères (autre sens de gramma), écrits pour faire fonctionner une machine d'une certaine façon. En ceci, tout programme existe comme un texte[1]. La particularité décisive du premier ordinateur en mesure d'exécuter des programmes, l'EDVAC en 1945, est une mémoire centrale capable de recevoir aussi bien le texte d'un programme à exécuter que des données à traiter. «L'instruction, sous forme de code numérique, a donc la même forme qu'une donnée, et il devient possible de la conserver en mémoire: c'est la notion d'algorithme ou de “programme enregistré”[2].» Structures et opérations coexistent ainsi dans cette mémoire sans privilège octroyé à l'une ou à l'autre. Les instructions peuvent être plus ou moins proches du langage ordinaire, respectivement plus ou moins éloignées du langage machine. Certains programmes, les compilateurs, traduisent les programmes écrits en langage de haut niveau vers un texte en langage machine, permettant par là au texte source de fonctionner. Le prix de ce devenir-exécutable est un devenir-illisible: en effet, le texte en langage machine est beaucoup plus difficile à déchiffrer, à lire, que celui en langage de haut niveau, et c'est certainement pour cette raison que le mot «programme» est tombé en désuétude, remplacé d'abord par «logiciel» (software), puis désormais par «service» ou, plus fréquemment encore désormais: «application». Ce changement de lexique, outre qu'il contribue à l'oubli des actes d'écriture et de lecture pourtant déterminants en informatique, manifeste une rupture sociale entre l'élite technicienne, qui programme, et les analphabètes des ordinateurs, qui sont de simples utilisateurs.


Le philosophe Gilbert Simondon explique, au sujet de la difficulté que représente l'instauration d'une culture technique, que «l'aliénation fondamentale réside dans la rupture qui se produit entre l'ontogenèse de l'objet technique et l'existence de cet objet technique»[3]. Autrement dit, dans la relation habituelle à l'objet technique, l'ensemble des inventeurs est en rupture avec celui des utilisateurs. On peut dire de façon analogue — cette analogie sera développée plus bas — que dans la relation habituelle au texte, l'ensemble des écrivains est en rupture avec celui des lecteurs. Le présent essai voudrait proposer un concept de programme inspiré du principe de texte exécutable. En interrogeant les présupposés épistémologiques de la relation purement théorique aux textes et en interrogeant l'origine et la nature de l'autorité textuelle[4], on espère contribuer à combler cet hiatus. En d'autres termes encore: il s'agira ici de «déterritorialiser» l'idée de programme informatique pour la faire fonctionner, en tant que paradigme technologique d'intelligibilité dans l'horizon général de la textualité[5].


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Abandonner la dialectique de la production et de la consommation au profit d'un processus d'invention perpétuée — programme de l'«humanisme difficile»[6] de Simondon —, c'est retirer à l'objet sa nature de résultat pour le considérer comme un individu incomplet. Il est essentiel ici de ne pas confondre incomplet avec imparfait.

L'individuation complète est l'individuation qui correspond à un emploi total de l'énergie contenue dans le système avant structuration; elle aboutit à un état stable; au contraire, l'individuation incomplète est celle qui correspond à une structuration qui n'a pas absorbé toute l'énergie potentielle de l'état initial non structuré; elle aboutit à un état encore métastable[7].

La stabilité n'est donc rien d'autre que la mort: c'est pourquoi l'on peut considérer le texte comme métastable, ce qui revient non seulement à lui accorder une réserve d'énergie potentielle expliquant la difficulté — sinon l'impossibilité — de l'épuiser, mais aussi à adopter un critère permettant, au-delà du goût, de distinguer les bons textes des mauvais comme portant en eux un potentiel demandant à s'actualiser[8]. Cette énergie potentielle pourrait, par ailleurs, expliquer la sédimentation au fil du temps de certains textes, alors que tant d'autres sont oubliés ou perdus… Ainsi, le texte ne serait plus à penser comme le terme d'un processus antérieur au produit mais, suivant une formule de Roland Barthes, le «théâtre d'une production»[9] à laquelle nous participons toutes et tous au même titre.


Le divers (la diversité des interprétations ou appropriations par exemple) n'est donc ni à rechercher dans les types de sujets entrant en rapport avec l'objet immuable que serait le texte — à moins de vouloir faire de la sociologie —, ni à produire par une classification des textes en genres et en espèces. Au minimum, le texte conserve en même temps son unité structurelle et une réserve de potentiel pouvant converger vers, se cristalliser en autre chose — par exemple un autre texte —, selon une certaine opération. Cette opération n'étant pas anarchique ou anomique, elle possède au moins virtuellement une structure, mais elle est en elle-même inscriptible. Ce dernier point est décisif. Le texte, malgré son unité, est donc invention perpétuée, production, agent culturel réel, et non simplement produit impliquant un producteur et un consommateur. C'est ici que se cache le divers: dans les modes d'existence du texte dont les deux plus importants sont ainsi la structure et l'opération. Les exemples ne manquent pas: mise en scène d'une pièce de théâtre, adaptation cinématographique d'un roman, musique à programme, traduction, commentaire, critique, appropriation, satire, etc. En un mot: un bon texte est toujours le programme d'autre chose. Le gain immédiat d'une telle conception est la possibilité de réduire les disciplines elles-mêmes aux opérations qui les constituent, c'est-à-dire à des textes en cours d'exécution. On parle en effet de programmes de recherche, à savoir de textes qui n'ont pas toujours besoin d'être écrits pour opérer. Finalement, cette réductibilité — qui n'est pas nécessairement une réduction — met en lumière l'identité du moyen et de l'objet comme un élément propre aux Lettres.


Quelles sont alors les conditions de possibilité et le sens d'un rapport purement théorique, contemplatif, au texte? En effet, ce rapport, du moins lorsqu'il s'objective dans un nouveau texte, utilise une méthode pour appréhender son objet, dans l'ignorance de l'identité de nature qu'il y a pourtant entre cette méthode et cet objet. Le risque d'une telle conduite est la dissociation du structural et de l'opératoire, l'opératoire étant alors réservé à la pratique de l'étude et le structural à l'objet étudié. Pourtant, comme on l'a déjà indiqué, la méthode d'étude peut être (d)écrite et possède donc une structure. Quant au texte étudié, comme il a son propre fonctionnement, il est aussi indubitablement opératoire. Par ailleurs, la contemplation théorique, structurale, s'oppose, selon Simondon, à la connaissance opératoire qui «se donne la possibilité de construire son objet»[10]. La théorie est un «savoir contemplatif en ce sens que le sujet connaissant est dans une situation d'infériorité et de postériorité par rapport à la réalité à connaître»[11]. Cette asymétrie entre le sujet et l'objet est elle-même produite par l'exécution du programme platonicien[12], ce qui permet à Simondon d'articuler ce mode de connaissance à la religion; le rapport purement théorique au texte serait donc d'ordre religieux et la dissociation — principalement institutionnelle[13] — du structural et de l'opératoire manquerait «une saisie de l'être qui n'est ni a priori ni a posteriori, mais contemporaine de l'existence de l'être qu'elle saisit, et au même niveau que cet être»[14]. Ce dernier point, comme le pense Simondon, est la condition de possibilité d'une culture réelle, actuelle, émancipée et vivante.


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L'ordinateur que nous connaissons encore aujourd'hui est moins un calculateur qu'une machine textuelle, et certainement pas parce que le programme Word permet d'y lire et d'y écrire des textes, mais bien plutôt parce que Word est lui-même le titre d'un texte, le programme éponyme inventé et écrit par les ingénieurs de Microsoft. Avec l'open-source, l'informatique a heureusement inventé un monde de l'écriture et de la lecture où chaque utilisateur est virtuellement un inventeur, capable de soumettre des changements dans le texte du programme qu'il utilise. Contrairement à Word, livré compilé (c'est-à-dire de façon illisible) pour des systèmes Mac ou Windows, un programme open-source est servi dans sa version lisible (c'est-à-dire en langage de haut niveau et non en langage machine) et devra donc être compilé spécifiquement pour la machine de l'intéressé. L'écriture publique retrouvée dans l'idée de programme s'oppose alors à la stratégie commerciale de Microsoft. Les dispositifs de versioning, par exemple, sont des systèmes textuels d'écriture collective articulant en continu la modification et l'archivage de textes. L'utilisateur pressé choisira la version la plus récente, en haut de la liste, alors que le lecteur généticien pourra parcourir les multiples étapes, péritextes, discussions et prises de décision aboutissant à l'état actuel du programme qui, bien que fonctionnel, n'est pas définitif, sauf mort de la communauté. Un mot, un titre, deviennent un projet technique d'écriture collective, bien éloigné de l'entropie magique du cadavre exquis, promettant comme on dit «tout un programme». Le texte est ainsi doublement éclairé: le programme l'informe d'abord que son unité ne dépend ni de la souveraineté ni de l'unicité de la subjectivité de son créateur, ensuite qu'il n'a aucunement besoin d'être définitif pour être fonctionnel — point remarquable —, ouvrant par là la possibilité d'une génétique des opérations, c'est-à-dire d'une génétique réelle.


Les encyclopédies sont peut-être l'expression la plus probante de la relation réelle qui existe entre technicité et textualité, réunissant technologiquement opération et structure textuelles au sein d'un dispositif dont la caractéristique déterminante est l'ouverture.

L'encyclopédie n'est pas nécessairement un livre, et encore moins un genre littéraire. Elle n'a pris la forme d'un livre que de façon temporaire, parce que le livre est un type particulier de machine, la première que l'on ait su fabriquer en grande série et rapidement au moyen d'une autre machine, la presse à imprimer.[15]

Aujourd'hui, Wikipedia n'est en effet rien de plus qu'un programme de versioning élaboré, c'est-à-dire un texte, éditable, opérant la mise en relation d'autres textes, eux aussi éditables. En ceci, Wikipedia est objet et méthode génétique by design.


Rien n'empêche alors d'étendre la réflexion à l'échelle de la culture et de concevoir la sédimentation textuelle — d'aucuns préféreraient parler d'histoire — sur le modèle de la mémoire de l'EDVAC, où structures et opérations coexistent, où les textes s'écrivent, se lisent, se modifient et s'exécutent, de façon encyclopédique, c'est-à-dire ouverte.

Traitant son objet, le logiciel informatique se traite lui-même et est traité par son objet en retour. À chaque objet, un traitement est inventé, qui, voulant suivre à la trace le réel considéré, invente de nouvelles traces à chaque fois inédites.[16]

Cette analogie entre programme informatique et programme culturel, rendue possible notamment par la mémoire vive qu'ils ont en commun, ouvre des perspectives conceptuelles étonnantes, comme par exemple l'idée de diégèse philosophique[17] ou encore celle de texte virtuel[18]. Elle pourrait fédérer la recherche autour du fonctionnement des textes, entendu en même temps comme objet réellement transdisciplinaire et méthode technologique[19].


En un mot: le fondement et la spécificité des Lettres pourraient être trouvés dans cette lucidité épistémologique au sujet de l'identité de l'objet et de la méthode. Quant à l'origine de l'autorité du texte, elle serait identique à son bon fonctionnement, et l'autorité elle-même ne serait rien d'autre qu'une réserve d'énergie potentielle exécutant son pouvoir sous la forme d'une opération de sollicitation à l'actualisation.



Jamil Alioui, automne 2018


Pages associées: Penser par notions, Texte


[1] Pour une antithèse radicale et très audacieuse, voir notamment Friedrich Kittler, «Le logiciel n'existe pas», Mode protégé, trad. F. Vargoz, Dijon, Presses du Réel.

[2] Philippe Breton, Une histoire de l'informatique, Paris, Seuil, 1990, p.93.

[3] Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012, p.339.

[4] Sur l'autorité du texte, voir notamment Michel Charles, Introduction à l'étude des textes, Paris, Seuil, 1995, pp.33-42.

[5] Sur «l'objet technique comme paradigme d'intelligibilité universelle», voir le texte éponyme dans Gilbert Simondon, Sur la philosophie. 1950-1980, Paris, PUF, 2016, pp.397-420.

[6] Sur l'«humanisme difficile» de Simondon, voir Jean-Hugues Barthélémy, «Quel nouvel humanisme aujourd'hui?», texte d'une conférence donnée à l'UTLS le 19 octobre 2008, lien, consulté le 1er juillet 2018.

[7] Gilbert Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information, Grenoble, Millon, 2013, p.80

[8] Dans l'esprit du «mode d'existence de l'œuvre à faire» d'Étienne Souriau, Les différents modes d'existence, Paris, PUF, 2009.

[9] Roland Barthes, «Théorie du texte», Encyclopædia Universalis (en ligne), consulté le 1er juillet 2018, lien.

[10] Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, op. cit., p.320.

[11] Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, op. cit., p.285.

[12] Faute d'espace pour développer cet argument, nous renvoyons à Gilbert Simondon, Sur la philosophie. 1950-1980, op. cit., p.404, où l'on pourra lire, notamment: «pour Platon, le paradigme du devenir réglé, étant de dimension astrale, est déjà constitué quand l'individu humain vient à naître; étant parfait dès le début, ce paradigme de circularité ne peut que se dégrader, et les valeurs sont au passé; elles sont déjà données quand l'individu arrive; elles sont non seulement supérieures à lui, mais encore antérieures à son existence».

[13] Par exemple, la formation d'artiste et celle d'historien de l'art sont radicalement distinguées et se pratiquent dans des établissements tout à fait différents.

[14] Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, op. cit., p.321.

[15] Gilbert Simondon, Sur la philosophie. 1950-1980, op. cit., p.129. Voir aussi Gilbert Simondon, Communication et information, Paris, PUF, 2015, p.82 et p.119, notamment: «Le dictionnaire ne peut se concevoir qu'achevé; sous cette forme il devient “monumentum aere perennius”. L'encyclopédie est nécessairement inachevée: elle ne cherche pas à se substantialiser, mais à s'incarner dans le devenir; tout ce qui est structural en elle peut s'anéantir; mais sa force dynamique se perpétue en s'incarnant dans une civilisation.»

[16] Alain Jugnon, Nietzsche et Simondon. Le théâtre du vivant, Paris, Dittmar, 2010, p.30.

[17] Voir Jamil Alioui, «L'ontogenèse de Simondon, récit ou opération?», communication prononcée dans le cadre de la journée CUSO «Pourquoi raconter les sciences, perspectives critiques, didactiques, poétiques» organisée par M. Atallah et C. Pahlish le 19 octobre 2017, lien, p.7.

[18] Voir Jamil Alioui, «Du mode d'existence grammatotechnique», communication prononcée dans le cadre du colloque de la Formation Doctorale Interdisciplinaire de l'Université de Lausanne le 4 juin 2017, lien, p.7.

[19] Au sens de l'articulation de techné et logos, c'est-à-dire d'une pensée de la technique. Sur l'histoire du terme «technologie», voir notamment Jacques Guillerme et Jan Sebestik, «Les commencements de la technologie», Documents pour l'histoire des techniques 14, 2007, mis en ligne le 30 décembre 2010, consulté le 1er juillet 2018, lien.



Jamil Alioui

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Dernière mise à jour de cette page le 27 Novembre 2018 à 16h31.