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Extrait de M. BUTOR, " La critique et l'invention ", Répertoire III, Éditions de Minuit, 1968, p. 111-113 (cité par S. Rabau, L'Intertextualité, Flammarion, GF-Corpus, 2002, texte XL, p. 213-215).


  • "Il faudrait d'ailleurs n'avoir jamais écrit soi-même pour croire qu'il peut exister un achèvement absolu.
  • L'auteur, au bout d'un certain temps, abandonne tel ouvrage, parce qu'il ne peut plus travailler sur lui, parce qu'il ne voit plus pour l'instant d'autre moyen de l'améliorer que de le reprendre de fond en comble, en fait parce qu'un autre attend déjà ; il ne l'achève qu'autant qu'il le peut, et le livre aux autres pour qu'ils le continuent, il le propose à une critique profonde qui poursuive l'invention commencée, entretienne l'éclaircissement ; car même les œuvres les plus directes, au bout de quelques années, ont besoin d'explications.
  • Elles se couvrent ainsi de toute une végétation de notes, gloses, commentaires, introductions, études et compléments, qui fane en partie et se renouvelle, grâce à laquelle on réussit à les atteindre encore et mieux.
  • Faire de la critique, c'est toujours considérer que le texte dont on parle n'est pas suffisant à lui seul, qu'il faut lui ajouter quelques pages ou quelques milliers, donc qu'il n'est qu'un fragment d'une œuvre plus claire, plus riche, plus intéressante, formée de lui-même et de ce qu'on en aura dit.
  • Lire un auteur ancien, ce n'est jamais ne lire que lui. Détaillons à son sujet la bibliothèque intérieure. Toute une section le concerne. Le corps de ses écrits n'est que le noyau d'un énorme ensemble comprenant tout ce qui a été rédigé à leur sujet, et ceci à tous les degrés ; critiques des critiques des critiques. Ma propre invention à son égard sera intervention à l'intérieur de ce milieu optique, réorganisation parfois brutale) refermant tout d'un coup des placards entiers, sans jamais les supprimer. […]

  • Puisque l'ouvrage doit être indéfiniment continué par des lecteurs, en particulier ceux qui vont eux-mêmes en écrire d'autres plus ou moins clairement reliés à lui, il va bientôt se présenter de lui-même comme inachevé, non le cercle fermé auquel on ne devrait rien pouvoir ajouter, mais la spirale qui nous invite à la poursuivre, ce qui se manifeste de la façon la plus simple dans le fragment, c'est-à-dire l'œuvre qui se donne déjà comme une citation ou un ensemble de citations, prélevé sur un autre texte que nous ignorons, ce que nous trouvons déjà chez les écrivains romantiques (quelques feuilles trouvées dans une vieille malle, les rats ou les flammes ont mangé le reste…).
  • Ceci implique une certaine longueur. Rien de plus difficile en général à accorder à l'esprit de fragmentation dans sa profondeur que ce qui en semble immédiatement l'expression : aphorismes, maximes, formules lapidaires ; chaque numéro étant comme un mot, c'est le recueil alors qui pourra se présenter comme fragment d'un recueil plus vaste. il faut en effet que la forme intérieure ait eu la place de se développer pour que l'on ait le sentiment de sa fracture.
  • Pour qu'une œuvre soit vraiment inachevée en ce sens, pour qu'elle nous invite à la continuer., il faut qu'à certains égards elle soit particulièrement soignée, bien plus que si elle devait se présenter comme un objet bien déterminé. Si nous avons seulement une esquisse un peu vague, elle ne comportera pas de lignes suffisamment fortes pour nous inciter à les prolonger ; par contre, la composition très puissante une fois brisée va me contraindre à la rétablir. Si une image me présente un cercle ébréché, mon œil le répare automatiquement.
  • L'œuvre " ouverte ", le fragment dans sa maturité, implique d'une part une architecture interne en développement d'une grande rigueur, d'autre part son interruption, laquelle, pour avoir toute sa force, doit être elle aussi rigoureusement dessinée.
  • On peut donc, à première vue, interpréter l'œuvre ouverte comme l'intersection de deux formes, l'une en plein l'autre en creux, celle-ci pouvant être également en expansion, le plein révélant un fragment de ce qui l'interrompt. Mais bientôt il n'est plus possible de les laisser indépendantes. Il s'agit nécessairement d'une genèse qui, par son développement même, se creuse, prélève en elle le fragment par lequel elle peut se présenter à nous. […]"


—>Analyse de cet extrait de Michel Butor: Existe-t-il des œuvres que l'on puisse dire achevées?, par Marc Escola.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 20 Mai 2003 à 9h29.