Atelier

Le français, dernière des langues.

Histoire d'un procès littéraire.


Extrait de l'ouvrage de Gilles Philippe, Le français, dernière des langues. Histoire d'un procès littéraire, coll. «Perspectives critiques», Paris: Presses Universitaires de France, 2010, 312 p.

Cet extrait correspond à l'introduction de l'ouvrage (p. 11-20). Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

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«La langue française, sobre et timide, serait encore la dernière des langues si la masse de ses bons écrivains ne l'eût poussée au premier rang en forçant son naturel.»
Antoine de Rivarol,
Discours sur l'universalité de la langue française, 1784.


Il est des lieux de mémoire; il y a des gouffres d'oubli.

Au rang de nos lieux de mémoire a pris place cette idée: que les qualités propres de la langue française lui ont mérité, depuis le xviiie siècle, d'innombrables éloges. Ceux-ci ont d'ailleurs aujourd'hui leurs historiens[i].

Au fond d'un gouffre d'oubli sont tombés d'autres discours, qui voulaient que notre langue fût imparfaite, qu'elle eût non seulement plus de défauts que de qualités, mais encore qu'elle eût plus de faiblesses que les langues voisines et rivales. De cette idée étrange, mais si longtemps attestée, l'histoire n'a pas encore été écrite. Ce livre lui est consacré.

Que le français puisse être à la fois la première et la dernière des langues, voici deux propositions moins contradictoires que complémentaires. L'apologie la plus célèbre de notre idiome, le Discours proposé par Antoine de Rivarol à l'Académie de Berlin en 1784, garantissait d'ailleurs la première par l'évocation de la seconde: c'est qu'un destin hors du commun avait permis à la langue française de devenir la première langue d'Europe, en faisant vertus de nécessités qui auraient pu lui valoir la dernière place.

Si notre mémoire est courte, les textes, eux, se souviennent. De la fin du xviiie siècle nous sont ainsi parvenues des accusations très dures portées contre le français et dont il convient de mesurer l'ampleur. Ainsi, Jean-François de La Harpe, pour le Cours de littérature qu'il prodigua vers 1790 à la bonne société de son temps, rédigea-t-il une sorte de réquisitoire contre la langue nationale. Nous y retournerons souvent et pouvons nous contenter pour l'heure de quelques lignes: «Il est démontré que nous n'avons point de déclinaisons; que nos conjugaisons sont très incomplètes et très défectueuses; que notre construction est surchargée d'auxiliaires, de particules, d'articles et de pronoms ; que nous avons peu de prosodie et peu de rythme ; que nous ne pouvons faire qu'un usage très borné de l'inversion ; que nous n'avons point de mots combinés, et pas assez de composés ; qu'enfin notre versification n'est essentiellement caractérisée que par la rime[ii].» Malgré l'aigreur légendaire du caractère de La Harpe, ce texte ne naquit pas d'un simple mouvement d'humeur: il se souvient et nous force à nous souvenir. Il vaut chambre d'échos et nous y entendons, par exemple, résonner la voix de Rousseau tonnant, pendant la «querelle des Bouffons», contre la médiocrité sonore de notre parole; ou bien Voltaire à l'Académie regrettant, peu avant qu'il ne meure, la pauvreté de notre vocabulaire; ou bien encore le chevalier de Jaucourt, relisant à haute voix tel article qu'il vient de rédiger pour l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, et où, avant La Harpe, il désespère de la langue française.

Les textes se souviennent; les textes nous rappellent. Deux cents ans après La Harpe, nous entendons ici d'autres voix encore, qu'il ne connut point. C'est Flaubert qui peste à Croisset contre toutes ces petites chevilles grammaticales dont notre langue nous encombre; c'est Lamartine, sur un navire, un soir d'Orient, qui s'agace que notre lexique ne lui donne pas les mots; c'est Leopardi qui purge sa bile francophobe en décrétant que le français est la «plus impoétique» des langues d'Europe… C'est tant d'autres encore, par dizaines, par centaines, grandes et petites voix qui, jusqu'au seuil du xxie siècle, le temps d'un discours élaboré ou d'une brève concession dans l'éloge, s'arrêtèrent sur une lacune, une faiblesse ou une imperfection du français.

Cette masse innombrable d'attestations et de formules, pouvons-nous légitimement les rassembler en une «histoire»? En un sens, oui, assurément: elles se succèdent dans le temps, rebondissant souvent l'une sur l'autre, reflétant — par l'évolution de leurs thèmes, de leur ton et de leurs nuances — l'infléchissement général de la pensée et de la sensibilité françaises depuis trois siècles. Le risque est pourtant bien grand d'en aligner le défilement sur la rectitude du fil chronologique. Que La Harpe ait emprunté à Voltaire ses remarques cruelles contre l'excédent des mots grammaticaux dans notre langue, voilà qui est probable; que Flaubert ait connu ces récriminations avant d'y joindre les siennes, voilà qui est un peu moins certain…

À trop vouloir suspendre la tentation généalogique, à ne considérer les reproches adressés au français que comme de simples remarques particulières, on court cependant un autre risque: celui de les prendre trop au sérieux, c'est-à-dire de soupçonner qu'il y ait quelque indéniable fond de vérité dans tout ceci, et que notre langue souffre bien des défauts qu'on lui impute. Or, puisque l'idée d'une «clarté»et d'une«civilité» propres au français nous apparaissent comme des constructions historiques et idéologiques — des «mythes», si l'on veut —, il n'est pas de raison d'accorder plus de crédit à l'opinion voulant que le français soit, par exemple, trop abstrait, ou trop pauvre, ou trop rigide, ou trop peu rythmé. Dire que le français n'est pas «poétique» n'a de sens que si l'on assigne à la langue ou à la littérature une définition si étroite qu'elle en perd toute pertinence. À tout prendre, mieux vaut historiciser un peu trop qu'essentialiser indûment.

Pour autant, il serait vain d'adopter une posture purement évaluative: l'évidente continuité des discours contre le français nous interroge à plus d'un égard, et l'on ne peut l'appréhender qu'en prenant acte du nombre et de la diversité de leurs formulations. Cet essai en convoque beaucoup et tente d'analyser leur succession en posant la question de leur filiation. S'il décontextualise, c'est pour mieux recontextualiser: ainsi donnerai-je à lire de multiples extraits qui mériteraient souvent d'être étudiés pour eux-mêmes, d'être remis en perspective dans la logique du texte d'emprunt ou du contexte — littéraire, personnel ou politique — de leur apparition. Ce n'est cependant pas dans ce contexte étroit qu'on les lira ici, mais insérés dans des séries, justifiables soit par la simultanéité chronologique, soit par la proximité thématique.

Ainsi convient-il, comme souvent, de tisser par trame et par chaîne. La trame que l'on posera d'abord, c'est celle des grandes périodes. Le xviiie siècle, bien sûr, où, alors que ou parce que le français devient la langue dominante en Europe, apparaissent et se stabilisent les grands arguments portés à son encontre. Le premier xixe siècle, où l'évaluation des mérites du français prend une dimension largement européenne et une teinte morale. Le second xixe siècle, où l'entrée dans notre modernité et les changements que connaît la littérature tirent la question vers d'autres enjeux, souvent plus philosophiques. Le xxe siècle, quant à lui, verra à la fois l'atténuation progressive des attaques contre le français, qui n'est plus langue dominante, et leur technicisation, au fur et à mesure que la linguistique s'empare de ces problématiques désormais anciennes.

Cette trame, qui conduit les quatre premiers chapitres de l'essai qu'on va lire, appelle une chaîne, que l'on trouvera dans les trois derniers temps de ce livre. Cette fois, ne procédant plus directement par tranches temporelles, j'envisagerai sur trois siècles les trois grandes critiques opposées à notre langue: sa pauvreté lexicale, sa faiblesse rythmique et sonore, sa rigidité grammaticale.

On l'a compris, les discours contre le français qui m'importent ici sont ceux qui attaquent la langue en tant que langue, c'est-à-dire en tant que système de sons, de mots et de règles, et non en tant qu'objet politique; non, par exemple, en tant qu'instrument de domination d'une Capitale sur des régions ou d'une Nation sur une autre, même si l'importance de ces données ne saurait jamais être perdue de vue; je ne manquerai d'ailleurs pas d'y revenir, en soulignant par exemple combien les guerres napoléoniennes ont contribué au développement des discours contre le français. Mais, en octobre 2004 encore, le maire de Tokyo, Shintaro Ishihara, ne déclarait-il pasque cette langue étant «inapte au calcul, il est tout à fait normal qu'elle soit disqualifiée comme langue internationale»?

Parce que notre idiome compte parfois en base vingt, parce qu'il dit «soixante et onze» et «quatre-vingt-seize», il ne convenait pas que le budget municipal eût à en assumer l'enseignement. À moins que ce ne fût l'inverse: qu'on ne prétextât le «défaut» de la langue que pour justifier une économie dont nous n'avons pas à juger la pertinence.

Mais reprenons le fil de notre propos. Ainsi définies, trame et chaîne forment encore sans doute un tissu trop lâche. Aussi la chaîne thématique doit-elle être redoublée de questions plus larges, qui n'ont cessé de se poser: le français permet-il de rendre compte des sensations? est-ce une langue appropriée à la littérature? adaptée à la poésie? ajustée à la spéculation philosophique? etc. De la même façon, la trame chronologique peut être doublée d'une trame géographique: les critiques avancées au xviiie siècle en France contre le français, souvent encore largement prononcées dans la comparaison avec les langues anciennes, vont bientôt essaimer en Europe et trouver ailleurs des formulations qui pourront, en retour, nourrir et infléchir le débat national. C'est ainsi d'Italie que vinrent les premières salves; non qu'il n'en eût fusé d'Allemagne presque aussi tôt, mais ces attaques ne furent pleinement entendues en France que dans la seconde moitié du xixe siècle. Quant à la Grande-Bretagne, si elle a bien moins produit de discours contre le français — sans doute parce que ses élites étaient moins francisées —, sa langue devient, au xxe siècle, le point de comparaison obsédant d'un français pour lequel le vent de l'histoire a tourné. On dira que l'Espagne, assurément, et même la Russie, probablement, ont vu se publier des critiques également nombreuses contre notre langue; c'est vrai, mais leur impact en France a été moindre et, à nous y arrêter, nous risquerions de nous perdre. En revanche, nous tournerons plus d'une fois notre regard vers la rive droite du lac Léman: La Harpe lui-même, parisien mais fils d'un gentilhomme suisse, ne fit-il pas souvent valoir ses origines vaudoises? Nous irons à Coppet avec Madame de Staël, à Genève avec Amiel et Bally, etc., pour nous étonner de la permanence d'une acrimonie peut-être proprement helvétique contre le français.

Mais deux questions vont nous préoccuper avant tout. La première, c'est celle de la possible «patrimonialisation» du discours contre notre langue. À en juger sur la situation actuelle, elle est très faible: la plupart des citoyens de la France n'imaginent pas que l'on ait pu s'en prendre ainsi à leur idiome, et la mémoire collective ne semble pas avoir organisé en un tout ces multiples attaques contre le français. Nous semblons prêts à dire que notre langue est «claire», mais pas que notre langue est «pauvre». Non que nous nous y refusions par orgueil ou mauvaise grâce (il est acquis, d'ailleurs, que nul n'aime autant critiquer la France que les Français eux-mêmes et que l'injustice dont ils font preuve à leur propre égard ne souffre point de bornes), mais parce que cette seconde proposition, pourtant corrélative de la première, n'a pas été validée dans les représentations que la Nation se fait de sa langue.

Évidemment, la situation qui est la nôtre, en ce début du xxie siècle, ne dit rien de celle qui s'observa dans les temps passés et il importe de poser, pour les autres époques, la question de la validation des «faiblesses» du français dans l'imaginaire collectif. Aussi faut-il non seulement étudier leur présence dans les lieux où s'institutionnalisent et se patrimonialisent les idées (les dictionnaires, le discours scolaire…), mais aussi envisager la circulation des références, des arguments et des exemples, ou encore se demander pourquoi telle chose peut être dite sans scandale à tel moment de l'histoire de la France et n'être plus audible à tel autre.

La seconde question qui doit nous retenir, c'est celle des conséquences concrètes de ces propositions critiques sur la pratique même du français et notamment sur sa pratique littéraire. Je donnerai, on le verra, souvent la parole aux écrivains et je prendrai au sérieux les remèdes qu'ils ont parfois voulu ou cru apporter à la langue. De fait, l'idée même d'une médiocrité du matériel sonore, lexical et grammatical du français non seulement n'a que bien rarement entraîné la dévalorisation de la littérature écrite en France, mais l'on soutint souvent, et tout à l'inverse, que l'ingratitude même de l'idiome que nos écrivains avaient à leur disposition, les obligeant à contourner sans cesse d'insurmontables difficultés, était la raison même de leurs exploits. Tel est le paradoxe que nous rencontrerons fréquemment: que la splendeur de notre littérature serait la preuve ultime de la faiblesse de notre langue.

De tels problèmes sont assurément bien vastes et dépassent sans contredit la seule histoire que cet essai a pour but d'esquisser. Mais on trouvera ici bien des éléments de réflexion, autant de citations que de commentaires, de nombreuses questions et bien sûr quelques éléments de réponse.



[i] Voir, par exemple, la très belle synthèse de Marc Fumaroli, «Le génie de la langue française», dans Pierre Nora dir., Les Lieux de mémoire (1992), Paris, Gallimard, 1997, Quarto, t. III, p. 4623-4685.

[ii] Jean-François de La Harpe, «De la langue française, comparée aux langues anciennes», Lycée ou Cours de littérature ancienne & moderne (1798-1804), Paris, Pourrat Frères, 1839, t. I, p.156.

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Gilles Philippe

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Novembre 2010 à 9h14.