Atelier



Le disque magique de l'autorité.
Sur le dernier roman de Roberto Bolaño


par Emmanuel Bouju
(Université de la Sorbonne nouvelle)

Extrait (chap. 3) de l'ouvrage intitulé Épimodernes. Nouvelles “leçons américaines” sur l'actualité du roman (Québec, Codicille éd., 2020, téléchargeable en ligne), le présent essai est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de son auteur. On peut également lire dans l'Atelier de théorie littéraire un entretien de l'auteur avec Mathieu Messager : Pour une critique épimoderne.


.

Dossier Autorité, Contemporain.



Le disque magique de l'autorité

Nous croyons que notre cerveau est un mausolée en marbre, alors qu'en réalité c'est une maison faite de cartons, une baraque perdue entre un terrain nu et un crépuscule sans fin.

Roberto Bolaño


2666[1], dernier roman achevé par Roberto Bolaño dans l'urgence de sa propre disparition au monde (le 15 juillet 2003), est un roman énorme[2] : à la fois roman du crime et de la littérature ; roman du nazisme et de sa perpétuation dans l'horrifique série (toujours impunie) des viols et meurtres de femmes au Mexique (« une oasis d'horreur dans un désert d'ennui », selon l'épigraphe baudelairienne) ; roman de la quête d'un idéal littéraire, mais aussi du mal et de la maladie auxquels la littérature « s'oppose » dans une « bataille perdue d'avance[3] » ; roman de la filiation et de la réécriture ; roman de la transmission narrative comme mystère et chiffre ; roman, enfin, de la reconnaissance de l'autorité littéraire à partir des traces laissées par la disparition de l'auteur.

2666 est composé de cinq livres possiblement autonomes, aux styles distincts mais avec univers partagé et arrière-fond référentiel commun – cinq « parties » (partes) d'un même tout :

1. « La partie des critiques » : Pelletier le français, Espinoza l'espagnol, Morini l'italien et Liz Norton l'anglaise, quatre critiques spécialistes de Benno von Archimboldi — le grand écrivain allemand inventé par Bolaño, un écrivain invisible en quête duquel ils se lancent ensemble, sans jamais le retrouver, mais jusqu'à s'approcher au plus près de lui à Santa Teresa, la ville imaginée par Bolaño dans l'Etat du Sonora, à la frontière nord-ouest du Mexique ;

2. « La partie d'Amalfitano » — l'écrivain et philosophe chilien, universitaire exilé à Santa Teresa, vivant seul avec sa fille Rosa et avec la compagnie d'une voix mystérieuse qui le maintient vigilant au bord de la folie ;

3. « La partie de Fate » : le journaliste afro-américain de Brooklyn envoyé à Santa Teresa pour couvrir un match de boxe, et qui a la tentation d'écrire un « panorama de la frontière — un récit policier de première grandeur » sur l'effroyable série de crimes de femmes qui s'y déroule —, avant de devoir quitter précipitamment la ville pour sauver Rosa Amalfitano ;

4. « La partie des crimes » : ces centaines de viols et assassinats de femmes commis dans le Sonora entre 1993 et 1998[4], que décortique le narrateur dans un récit ultra-minutieux avec centrage sur Klaus Haas, le meurtrier présumé, à la fois rationnel et pervers – celui dont l'emprisonnement permet surtout au réseau de narcotraficants, de policiers et de fils de notables de poursuivre leurs crimes ;

et 5. « La partie d'Archimboldi » – biographie de Hans Reiter alias Benno von Archimboldi, centrée sur sa participation – tel un géant indestructible – à la guerre dans les rangs de la Wehrmacht, puis sur sa carrière d'écrivain secret et exigeant, quasi-« nobélisable », jusqu'au moment de son départ au Mexique après que sa sœur Lotte lui a appris que son neveu, Klaus Haas, y est emprisonné pour la série des meurtres.

Cinq parties liées étroitement par le motif « mexicain » donc (motif du désert et des crimes — de l'horreur « destin » de « toute oasis[5] ») et par celui de l'écriture qui tente de s'opposer à la radicalité du mal ; cinq parties conjointes également par le principe d'une continuité narrative complexe, et subsumées sous l'unité d'un titre mystérieux – unité voulue par Bolaño, malgré son choix testamentaire de publier séparément les livres (pour assurer à ses héritiers davantage de droits d'auteur) : 2666 n'existe de fait comme tel que par la décision des exécuteurs testamentaires et de leur éditeur espagnol (Jorge Herralde) d'aller à l'encontre de ce choix, et de publier l'ensemble en un volume ; mais ce curieux acte d'autorité éditoriale s'appuie surtout sur l'hypothèse d'un « dessein d'ensemble » — dont le lecteur peut trouver un modèle intra-fictionnel avec le Testament géométrique de Rafael Dieste, le livre que découvre Amalfitano dans ses cartons et qui, d'après la 4e de couverture, « était en réalité composé de trois livres, “avec leur propre unité, mais fonctionnellement reliés par le dessein de l'ensemble” [6]».

Or dans ce « dessein de l'ensemble », ou ce destin (el destino del conjunto dit l'espagnol) réside ce que le personnage d'Amalfitano appelle alors « un mystère qui dépasse » le lecteur (mais qui lui appartient également), un mystère qui relève d'une disposition conforme à la rhétorique narrative très singulière du roman : 2666 orchestre ainsi la négociation secrète d'un contrat de lecture frappé d'inquiétude, et qui ne peut être signé qu'au terme de l'expérience de lecture, quand l'auteur n'existe plus qu'impliqué dans l'exercice de régie métanarrative, dans toutes ses ruses, ses failles et ses ambiguïtés — au point que l'on puisse considérer peut-être que réside dans cet exercice le véritable « testament » de Bolaño.

[…]

Un « testament géométrique » ouvert aux quatre vents

« Les détails et la structure ! » rappelait Nabokov : le récit est fondé sur la dépense narrative à chaque point du roman et sur la dispositio d'ensemble, aux lois secrètes : un chaos méthodique, une architecture sans système, qui menace la vraisemblance pragmatique mais qui est capable également de la stabiliser par l'usage de modèles intra-fictionnels — des modèles qui permettent d'en approfondir (plutôt que d'en éclaircir) le mystère.

Ainsi par exemple en est-il des peintures du nazi fou dans l'isba des Ansky (5e partie) : « la perspective datait d'avant la Renaissance, mais la disposition de chaque élément laissait deviner une ironie et donc une maîtrise secrète beaucoup plus grande que celle qui s'offre au premier coup d'œil » (841) ; comme le roman, il s'agit d'une fresque en cinq parties, qui représente Archimboldi lui-même en géant blond[7], et au centre de laquelle « se dressait une place pavée, une place imaginaire que Kostekino n'avait jamais eue, peuplée de femmes ou de fantômes de femmes, aux cheveux hérissés ».

De façon analogue, le lecteur trouvera plusieurs modèles de mise en abyme en forme de chausse-trappes narratifs, chaque fois imparfaits et ironiquement défaits par le récit : Le Crépuscule d'Ivanov et le cahier d'Ansky (lui-même matrice de toute l'œuvre d'Archimboldi) ; Le Roi de la jungle d'Archimboldi que lit sa sœur avec la surprise de retrouver son enfance et de la voir se dissoudre comme « dans un chaudron bouillant » (« la manière dont les épisodes se suivaient ne menaient nulle part ») ; les enquêtes inachevées de Fate puis de Sergio González sur les crimes du Sonora et la disparition de Kelly ; la bibliothèque de l'éditeur Bubis – « un chaos qui reflétait le monde, riche et prodigieux en dépit des guerres et des injustices » (916), etc.

Surtout, j'y reviens, on peut voir dans Le testament géométrique de Rafael Dieste – qu'Amalfitano trouve dans ses affaires sans avoir le souvenir de l'avoir jamais acheté (ce qui est le signe d'un possible jeu métaleptique) – un modèle idéal et incompréhensible, qui demande à être « ouvert aux quatre vents » (Calvino/Bolaño) et battu par l'air et la pluie de la réalité : c'est ce que fait Amalfitano en le suspendant dans sa cour, selon une idée de Duchamp (rapportée par Tomkins) que cite le narrateur : « Duchamp avait pris plaisir à discréditer “le sérieux d'un livre empli de principes” comme celui-là » et il laissa même entendre à un autre journaliste que, « en l'exposant aux rigueurs du temps, “le traité avait enfin appris deux ou trois choses de la vie.” » (225). Suspendre le Testament géométrique dans la cour de sa maison, c'est aussi accepter que cette « décantation finale [des] réflexions et méditations » de l'auteur trouve une signification tout autre que celle qu'elle semblait afficher.

Poursuivant cette hypothèse spéculaire, on établirait volontiers une équivalence entre Amalfitano et le lecteur, autant qu'entre Amalfitano et Bolaño (ce qui est sensible par ailleurs[8]) : la lecture de 2666 est elle aussi une quête tâtonnante, guidée par une « voix » secrète et anonyme aux bords de l'horreur et de la rédemption, et qui passe par la nécessaire conjuration de la fascination pour l'idéal et les apparences que cette fascination fait revêtir à la réalité.

Et peut-être, plus généralement, les diverses figures fictionnelles qui peuplent le récit occupent-elles autant la place virtuelle du lecteur confronté aux difficultés de la transmission narrative, que celle de l'auteur soumis à la toute-puissance de son Narrateur : c'est évidemment vrai des quatre critiques, dont la quête vaine leur sert surtout (au fil des colloques internationaux où ils figurent avec de moins en moins de conviction) à apprendre la vie (et accessoirement, pour Norton et Morini, à trouver l'amour) ; mais c'est vrai aussi de figures secondaires comme l'éditeur Bubis ou comme le vieil écrivain-devenu-simplement-lecteur (car apte à la récusation du culte des apparences et du mirage de la postérité, et conscient que la forêt des œuvres mineures sert tout juste à dissimuler la rareté de l'œuvre maîtresse[9]).

D'ailleurs Archimboldi, l'Auteur majuscule, pour devenir écrivain (et dissimuler qu'il est Hans Reiter, l'ancien soldat de la Wehrmacht devenu meurtrier d'un criminel de guerre nazi rencontré pendant les interrogatoires américains), ne fait jamais qu'emprunter à ce vieil écrivain-lecteur sa machine à écrire désaffectée – comme le lecteur que nous sommes prête à Bolaño, par son attention jubilatoire et souffrante à la fois, de quoi mettre en mouvement le mécanisme inquiétant qui fait de lui l'auteur (ou la fiction d'auteur) de son œuvre maîtresse.

Chiffre et déchiffrement

À dire vrai, Hans Reiter / Archimboldi est lui-même lecteur autant qu'auteur (lecteur aussi bien de Quelque animaux et plantes du littoral européen que de Parzival), et même lecteur iconoclaste lorsqu'il répond, en plein nazisme, au grand chef d'orchestre prussien sûr de ses droits et de sa capacité à « contempler les affaires humaines avec équanimité », depuis ce qu'il appelle « la quatrième dimension » : « Tout est livre brûlé, cher maestro » (« du bruit, du bruit de feuilles froissées, du bruit de livres brûlés ») ; « que devient l'œuvre lorsqu'on la considère depuis une dimension supplémentaire ? toujours un livre brûlé » (755-756)

Pour déchiffrer le mystère de 2666 – ce testament en forme de Chiffre –, peut-être faut-il en effet changer de dimension et ne pas hésiter à le voir comme un livre brûlé : un livre brûlé dans l'incendie, « un livre qui est un pont en flammes[10] » entre Archimboldi et Santa Teresa – puisque l'incendie fait figure de motif central dans le récit de la guerre (et de la vie) de l'écrivain, mais sert aussi à désigner la contagion dévorante et impunie des assassinats de femmes dans l'oasis du désert mexicain[11].

2666 pourrait avoir comme titre Le Grand Incendie du Désert du Sonora – rappelant ainsi Le Grand Incendie de Londres[12] qui permit naguère à Jacques Roubaud de faire son autoportrait d'écrivain à partir d'un modèle (historique et esthétique) précis, situé, justement, en 1666.

2666, c'est la réinterprétation de « l'ouvrage tenant de la vis et du Kaléidoscope » dont parle Baudelaire dans la dédicace du Spleen de Paris, en imaginant « [le pousser] jusqu'au Cabalistique 666 et même 6666 ». « Cela vaut mieux qu'une intrigue de 6000 pages ; qu'on me sache donc gré de ma modération », concluait Baudelaire, comme Bolaño aurait pu, en se riant, le faire après lui.

2666, ce n'est donc pas seulement le chiffrage (ou le chiffrement) du Mal (666) au nouveau millénaire (2 666) ; et c'est encore moins la passion trouble pour la numérologie du Mal[13] : il faut entendre plutôt la curiosité profonde pour ce que recèle le chiffre d'une histoire secrète[14] – celle de la réalité contemporaine et aussi celle du roman comme transcription de cette réalité — une histoire secrète au cœur de laquelle se tient une douleur singulière et collective à la fois.

2666, ce n'est donc pas « un chiffre exact » — ce genre de chiffre en lequel, selon Bubis, seuls croient « les nazis, les sectaires, les dingues des pyramides », mais pas les grands mathématiciens ni les éditeurs, qui eux « savent qu'on ne fait toujours que passer à travers l'obscurité » (934) ; 2666, c'est un nombre comme le dit mieux l'espagnol : un nombre qui est un nom, « un nombre comme nom propre », à la façon dont, selon Roubaud, les passionnés du nombre peuvent en faire l'expérience[15] ; plutôt une autre sorte de nombre d'or (de nombre phi), capable de laisser entrevoir des profondeurs secrètes et universelles.

2666, c'est peut-être le nombre du « Mexique comme métaphore » (pour plagier La Sicile comme métaphore de Sciascia). Ou du moins le nombre du Mexique au sens où il est, selon Fate, « tout entier un collage d'hommages divers et hétéroclites […], un hommage à tout ce qui existe dans le monde, et même aux choses qui ne sont pas encore arrivées. » (391)

2666, c'est le chiffre qui recèle tous les noms propres possibles de Bolaño, c'est-à-dire tous ses personnages comme fictions de lui-même (auteur et lecteur, enquêteur et meurtrier en puissance, père et fils, amant et désamant) – à commencer par Benno von Archimboldi, ce pseudonyme en forme de code secret – où Benno (contraction de Belano, double habituel de Bolaño ?) viendrait de Benito Juárez et non de Mussolini, et où l'héritage – von – d'Arcimboldo permettrait de conjoindre deux modèles esthétiques : celui de « la joie personnifiée. La fin des apparences. L'Arcadie avant l'homme » (Les quatre saisons) ; et celui de « l'horreur », comme dans Le Cuisinier, un tableau qui horrifie en changeant entièrement de signification selon l'accrochage[16].




Un nom conçu, en somme, en forme de « tourniquet » du sens, comme le notait déjà Barthes :

« Tout peut prendre un sens contraire », dit le palindrome d'Arcimboldo ; c'est-à-dire : tout a toujours un sens, de quelque façon qu'on le lise, mais ce sens n'est jamais le même[17].

2666 est un code commun aux cinq « parties » pour désigner la fiction partagée des « délires » de Bolaño, selon la définition d'Amalfitano : ces « idées-jeux » qui « transforment la douleur des autres en la mémoire d'un seul. » (223)

2666, à ce titre, est le chiffre de ce qui sous-tend toute l'entreprise narrative : une fiction d'auteur établie en instance occulte de régie ; l'exercice, très secret et public à la fois, de son regard et de sa mémoire – à l'instar de la première occurrence du nombre, dans un récit antérieur de Bolaño, Amuleto[18]: « à cette heure–là [la Colonia Guerrero avait] tout l'allure d'un cimetière […] de l'année 2666, un cimetière oublié sous une paupière morte ou inexistante. »

2666, c'est le chiffre du contemporain.

Sisyphe ou le disque magique

Faire retrouver au lecteur ce qui se trouve sous la paupière morte ou inexistante de l'auteur : l'image est horrible mais très bolañienne ; elle dit l'enjeu de la transmission et de l'extraordinaire énergie narrative de 2666.

Car si trucage métanarratif il y a dans ce roman posthume, il est en effet de l'ordre de l'illusion d'optique, d'un « mouvement apparent » : cette illusion que rend possible l'écart extraordinaire entre l'épaisseur concrète du détail narratif à chaque place du roman et l'ampleur de l'espace textuel parcouru ; ou plus précisément cette illusion que rend possible la vitesse du récit dès lors que celui-ci déplace ses éléments dans un mouvement spiralaire, [une descente dans] un maelström vertigineux.[19]

Ce « mouvement apparent », lié à la rétention rétinienne (que la psychologie cognitive appelle, au demeurant, effet phi), est explicité par Amalfitano avec l'exemple du disque magique.

Plus précisément : avec l'exemple d'un « disque magique » qui, lorsque l'on fait tourner la partie transparente striée des barreaux d'une cellule devant le portrait d'un ivrogne rieur, donne l'impression que celui-ci est bel et bien prisonnier ; et qu'il rit peut-être parce qu'il ne s'aperçoit pas qu'il l'est ; ou bien plutôt qu'il rit du fait que l'on ne s'aperçoit pas qu'il ne l'est pas (prisonnier) : « il rit de nos yeux » conclut Amalfitano, dans un passage que je viens de paraphraser[20].

Au-delà de l'interprétation cotextuelle possible (l'illusoire rétention du ou des meurtriers du Sonora[21]), ce mécanisme du disque magique, héritier de la vis kaléidoscopique baudelairienne, traduit surtout, par effet métaleptique, l'enjeu profond du « contrat de lecture » difficultueux et indiscernable de 2666 : faire apercevoir, au plus profond, et par le biais d'une autorité narrative[22] conçue comme disque magique, d'une autorité énergique conçue comme effet phi, ce que peut être un auteur de roman aujourd'hui, ou demain : une instance qui peut bien apparaître, aux yeux du lecteur « éclairé », comme strictement prisonnière de son dispositif fictionnel, mais qui peut aussi bien, jouant de nos habitudes de lecture, se tenir au revers de ce dispositif, et libre de toute contrainte, se permettre le luxe enivrant de rire de cette apparence.

Dans 2666 (qu'il savait ne pas avoir le temps d'achever jamais mais qu'il a conçu comme publiable à chaque instant en son nom), Bolaño s'amuse, malgré tout (malgré la maladie mortelle, malgré la douleur de la séparation – le livre est dédié à sa femme Alexandra et à son fils Lautaro –, malgré le dégoût du Crime), à réapparaître, riant, aux yeux du lecteur, et à faire avec la « mort de l'auteur » (cette putain de mort de l'auteur, aurait-il dit) un dernier clin d'œil, une dernière de ces plaisanteries macabres dont il a le secret.

L'auteur dans sa fiction n'est plus ni le vieil et austère Archimboldi (l'héritier idéal du modernisme européen, qui se tient bien au-delà de Grass, Heine, Böll, Frisch, Johnson et Dürrenmatt réunis[23]) ; ni le modeste et désespéré Amalfitano, Chilien exilé dont la carrière d'écrivain et de philosophe s'enlise dans les sables du désert. L'auteur (ou sa fiction, c'est la même chose) ressemble plutôt à Sisyphe – tel du moins que le caractérise Bubis vers la fin du roman : être capable de ligoter Thanatos pour « vivre sans l'angoisse de la mort, c'est-à-dire sans l'angoisse du temps », voilà quelle était la vertu la plus chère pour Bolaño aux derniers temps de l'écriture[24] ; et cette vertu (cette virtus conçue comme vigueur, comme force rhétorique) – qui définit à la fois son autorité comme puissance originaire à laquelle imputer la création et son auctorialité (authorship) comme signature –, cette vertu a pour chiffre ou pour nom : 2666.

Il faut imaginer Sisyphe heureux et rusé au point de revenir encore, lesté du rocher de sa maladie mortelle, comme il faut penser pouvoir accorder de nouveau à l'auteur (ou à son fantôme) cette autorité et cette force dont la toute-puissance du Narrateur semblait l'avoir privé.

Ou plutôt : penser pouvoir lui accorder de nouveau une autorité, mais alors légère comme un souffle, diaphane comme une ombre.

L'auteur posthume

« Qu'est-ce que je veux dire quand je dis que plus rien désormais ne le séparait de son écriture ? Sincèrement, je ne le sais pas très bien » (c'est la clausule d'un des tout derniers textes de Bolaño, consacré à Kafka[25]).

Il s'agissait du moins pour moi de faire de 2666 une forme de totalité ouverte, un répertoire panoptique des moyens et des enjeux de l'écriture romanesque contemporaine dès lors qu'elle se confronte à la question du pouvoir, du mal et de la maladie : une de ces « grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, qui ouvrent des chemins dans l'inconnu » (265), et où la répétition et la réécriture se révèlent invention et transmission idéale.

À sa façon, 2666 est un roman dont le contrat de lecture a forme d'héritage sans testament ; il orchestre la transmission posthume d'une autorité littéraire obstinée et fragile, par le biais d'un narrateur occupé à disposer secrètement les chiffres de sa reconnaissance.

« Quel héritage mystérieux ! » sont presque les derniers mots du roman. Cet héritage mystérieux de 2666 (celui-là même que l'on retrouve chez Rodrigo Fresán, Alan Pauls, Javier Cercas et beaucoup d'autres), je le considère comme faisant pleinement partie de l'histoire secrète du roman contemporain – et comme un hommage par anticipation au roman qui n'existe pas encore, mais que l'on attend.

Ainsi Bolaño, à qui l'on demandait, juste avant sa mort, ce qu'il pensait du mot « posthume » (posthumous, puisque c'était pour le magazine Playboy, ou plutôt póstumo puisque c'était pour l'édition mexicaine du magazine Playboy) répondait-il : « Ça ressemble à un nom de gladiateur romain. Un gladiateur invaincu. Ou, du moins, c'est ce que veut croire le pauvre Posthume [Póstumo] pour se donner du courage[26]. »


Emmanuel Boujou (Université de la Sorbonne nouvelle), 2020.

Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en avril 2020.

Pages associées Autorité, Contemporain.


[1] Roberto Bolaño, 2666, Barcelona, Editorial Anagrama, 2004 / Roberto Bolaño, 2666, traduit de l'espagnol par Robert Amutio, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2008.

[2] Pour employer un qualificatif très familièrement intensif, mais qui pourrait aussi (é-norme) prendre un tour derridien.

[3] Selon les termes de l'essai Littérature + Maladie = Maladie, où Bolaño précise à propos du vers baudelairien qu'« il n'y a pas de diagnostic plus lucide pour exprimer la maladie de l'homme moderne », (in Le Gaucho insupportable, Paris, Bourgois, 2004 ; p. 158 et 161).

[4] Les bornes chronologiques sont celles du roman, pas de la réalité – dans laquelle ces meurtres se poursuivent, effroyablement, à un rythme soutenu.

[5] Littérature + Maladie = Maladie, ibidem, p. 158.

[6] Roberto Bolaño, 2666, op. cit. p. 219. On continuera, plus simplement, en citant l'édition française et en mentionnant sa pagination.

[7] Comme l'a rêvé sa sœur Lotte et comme le rêvera son neveu, Klaus Haas : « le géant est en marche » est un point de suture entre le Livre de Fate, le Livre des crimes et le Livre d'Archimboldi, en même temps qu'un motif intertextuel qui relie Parsifal et le Roi des Aulnes.

[8] « Amalfitano dit qu'en 1974 il se trouvait en Argentine à cause du coup d'état au Chili, lequel l'avait contraint à prendre le chemin de l'exil. Ensuite il présenta des excuses pour cette manière un peu grandiloquente de s'exprimer. Tout s'attrape, dit-il, mais aucun des critiques ne prêta grande attention à cette dernière phrase » (143) [blague d'exilé]

[9] « Celui qui en vérité est en train d'écrire cette œuvre mineure est un écrivain secret qui n'accepte que la dictée d'une œuvre maîtresse. […] A l'intérieur de l'homme qui est assis en train d'écrire, il n'y a rien. Rien qui soit lui, je veux dire. […] Il écrit sous la dictée. Son roman, ou son recueil de poèmes, convenables, très convenables, sortent, non par un exercice de style ou de volonté, comme le pauvre malheureux le croit, mais grâce à un exercice d'occultation. Il est nécessaire qu'il y ait beaucoup de livres, beaucoup de sapins, pour qu'ils veillent du coin de l'œil le livre qui importe réellement, la foutue grotte de notre malheur, la fleur magique de l'hiver. […] Toute œuvre qui n'est pas une œuvre maîtresse est, comment vous dire, une pièce d'un vaste camouflage. […] Lorsque j'ai compris cette vérité j'ai arrêté d'écrire. » (891)

[10] Selon l'expression qui caractérise l'énorme anthologie de la poésie française dans « Photos », in Des putains meurtrières, traduit de l'espagnol par Robert Amutio, Paris, Bourgois, Titres, 2003, p. 254.

[11] « Les yeux de Mme Bubis s'éclairèrent. Comme si elle se trouvait devant un incendie, dit par la suite Pelletier à Liz Norton » (p. 43), « Norton eut l'impression que dehors, dans les rues, un incendie s'était déchaîné […] Elle prenait des notes à toute vitesse sur tout ce qui se passait, comme si c'était là qu'avait été chiffré son destin » (p. 141-142), etc.

[12] Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres. Récit, avec incises et bifurcations, Paris, Seuil, 1989.

[13] Le célèbre Fire, walk with me de l'esprit méphistophélique de Twin Peaks est certes présent dans le roman, mais c'est tout juste le nom d'un cybercafé de Santa Teresa.

[14] « Et tu dois te demander ce que c'est l'histoire secrète », glisse Bolaño dans une nouvelle (« Dentiste ») des Putains meurtrières. « C'est celle que nous ne connaîtrons jamais » (p. 224).

[15] « La passion numérologique fait du nombre un nom propre, le nom d'un être invisible derrière toutes les choses, personnages, événements qui ont en commun ce nombre, qui le partagent » (Le Grand Incendie de Londres, op. cit. p. 367)

[16] Selon l'analyse que Hans Reiter lit dans le carnet d'Ansky, p. 832.

[17] « Archimboldo ou Rhétoriqueur et magicien » (Arcimboldo, F.M.R., 1978), in Œuvres Complètes tome 5, Le Seuil, pp. 504-505.

[18] Roberto Bolaño, Amuleto [1993], trad. de l'esp. par Emile et Nicole Martel, Paris, Ed. du Rocher, Motifs, 2008, p. 93. Amuleto est consacré à la figure d'une poétesse, Auxilio Lacouture, qui confie ces mots alors qu'elle suit, dans les rues de Mexico D.F., Arturo Belano (le principal double fictionnel de Bolaño, dans ce petit roman comme dans l'autre grand-œuvre de la fin, Les Détectives sauvages).

[19] Le Livre des crimes figure en ce sens une véritable « Descente dans le Maelström » à la Poe – au centre de laquelle évolue Klaus Haas, le géant meurtrier défini comme « un rêveur qui rêve à grande vitesse » (p. 384)

[20] – Bon, eh bien, c'était un poivrot en train de rire. Ça, c'était dessiné d'un côté du disque. Sur l'autre face, était dessinée une cellule, je veux dire les barreaux d'une cellule. Lorsque je faisais tourner le disque le poivrot qui riait était dans la prison.

– Et il n'y a pas de quoi rire en prison, pas vrai, avait dit Oscar Amalfitano.

– Non il n'y a pas de quoi rire, dit Charly Cruz.

– Pourtant le poivrot […] riait, peut-être parce que, lui, il ne savait pas qu'il était en prison. […] Le poivrot rit parce qu'il croit qu'il est libre, mais en réalité il est dans une prison, avait dit Oscar Amalfitano, c'est là que se trouve, disons, le truc amusant, mais ce qui est sûr c'est que la prison est dessinée de l'autre côté, et donc nous pouvons aussi affirmer que le poivrot se moque de nous parce que nous croyons qu'il se trouve en prison, sans nous rendre compte que la prison se trouve d'un côté et le poivrot de l'autre, et on aura beau faire tourner le disque et avoir l'impression que le poivrot est en prison, la réalité c'est ça. De fait, nous pourrions même deviner de quoi rit le poivrot : il rit de notre crédulité, c'est-à-dire qu'il rit de nos yeux. (385-386)

[21] L'exemple est inséré dans une discussion avec celui que le lecteur peut soupçonner d'être l'un des éléments-clés du trafic meurtrier des femmes, Charly Cruz) : « Pendant quelques secondes, se souvenait Rosa, Charly Cruz avait regardé son père avec un autre regard […], comme si la lentille avec laquelle il observait son père, se souvenait Rosa, ne lui servait plus et qu'il se mettait, calmement, à la changer, une opération qui durait moins d'une fraction de seconde, mais […] pendant cette fraction de seconde le visage de Charly Cruz était vide ou se vidait, à une vitesse par ailleurs surprenante, disons à la vitesse de la lumière. » (ibidem)

[22] Une autorité narrative « à la fois « dynamique, interactive et inférentielle », selon les termes de Frances Fortier et Andrée Mercier, « L'autorité narrative en question dans le roman contemporain. Enjeux théoriques et esthétiques d'une notion », in Emmanuel Bouju (sous la direction de), L'autorité en littérature, Rennes, PUR, octobre 2010, p. 109-120.

[23] Bien qu'Archimboldi, dans la première occurrence du nom, au sein des Détectives sauvages, eût pour prénom JMG… fausse piste (mais « vrai » Nobel pour le coup) (Los detectives salvajes, Barcelona, Editorial Anagrama, 1998, p. 170).

[24] « Ah, la notion du temps des gens malades, quel trésor caché au fond d'une grotte dans le désert ! » (p. 750)

[25] « Canetti raconte dans son livre sur Kafka que le plus grand écrivain du XXe siècle comprit que les dés étaient jetés et que plus rien désormais ne le séparait de l'écriture le jour où, pour la première fois, il cracha du sang. Qu'est-ce que je veux dire quand je dis que plus rien désormais ne le séparait de son écriture ? Sincèrement, je ne le sais pas très bien. Je suppose que je veux dire que Kafka comprenait que les voyages, le sexe et les livres sont des chemins qui ne mènent nulle part, et que cependant ce sont des chemins sur lesquels il faut se lancer et se perdre pour se trouver de nouveau ou pour trouver quelque chose, peu importe quoi, un livre, un geste, un objet perdu, pour trouver quelque chose, peut-être un modèle, avec de la chance : du nouveau, ce qui a toujours été là. » (« Littérature + Maladie = Maladie », Le gaucho insupportable, Paris, Bourgois, 2004 ; p. 165).

[26] Roberto Bolaño, « Final. Étoile distante. Entrevue avec Monica Maristain », in Entre parenthèses. Essais, articles et discours (1998-2003), Paris, Bourgois, 2011, p. 452.



Emmanuel Bouju

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 27 Novembre 2022 à 18h17.