Atelier


Le chœur sied à Électre

Sur la trilogie d'Eugene O'Neill Mourning Becomes Electra (1931)


Par Josefa Terribilini


Josefa Terribilini est étudiante de Master (promotion 2018) au sein du Programme «Dramaturgie et histoire du théâtre» des Universités de Lausanne, Neuchâtel, Fribourg et Genève (Triangle Azur).



Dossier Théâtre




L'histoire du chœur tragique est faite d'une succession de disparitions et de réapparitions ; élément fondamental de la tragédie grecque, le chœur était présent dans toutes les pièces d'Eschyle, d'Euripide et de Sophocle, et il a perduré jusqu'à la tragédie latine, où il intervenait encore dans certaines œuvres de Sénèque. Oublié pendant le Moyen Âge puis redécouvert avec le reste de la production artistique antique, le groupe choral est réapparu à la Renaissance dans le théâtre humaniste, en particulier dans les tragédies à sujet mythologique d'auteurs comme Étienne Jodelle et Robert Garnier[1]. Puis, au XVIIe siècle, le chœur cesse de faire entendre sa voix[2]. Son absence durera près de deux siècles, ponctuée par de discrets retours dans deux tragédies en musique de Jean Racine, Esther (1689) et Athalie (1691). Enfin, au début du XIXe siècle, dans le monde occidental, le chœur tragique réinvestit les scènes de théâtre. En 1803 déjà, Friedrich Schiller tentait de le remettre au goût du jour dans ses productions, revendiquant l'utilité de cette composante délaissée de la tragédie grecque au nom de la «liberté» du spectateur[3]. Plus tard, dans le courant du XXe siècle, le chœur devient (ou redevient) plus populaire encore ; tandis que Schiller l'employait essentiellement sur le mode lyrique, des auteurs comme Bertolt Brecht ou Jean Anouilh y ont recours, dans leurs Antigone respectives entre autres, non de manière poétique, mais en tant que personnage(s) dialoguant en prose avec les héros et commentant l'action[4]. Dans tous les cas, tant Schiller que Brecht et Anouilh comprennent qu'un chœur, qu'il s'exprime sur le mode lyrique ou non, possède une fonction propre qui va bien au-delà du simple emploi de confident des héros : extérieur à l'action mais intégré au monde de la fable, le chœur, en tant que personnage collectif et intermédiaire entre les protagonistes et les spectateurs, offre à ces derniers la possibilité de prendre de la distance par rapport aux événements représentés et leur prodigue, de fait, l'opportunité de réfléchir sur le déroulement de l'action et sa portée sur leur propre monde. Comme l'explique Claude Calame, ce fonctionnement était à l'œuvre dans les tragédies attiquesoù «l'éclairage choral donn[ait] au récit héroïque dramatisé une dimension collective, d'ordre énonciatif et pragmatique, qui requ[érait] la participation du public, hic et nunc »[5].


Cette même idée semble être à la base de la poétique du tragique de Eugene O'Neill. Cet auteur new-yorkais du début du XXe siècle (1888-1953) est généralement considéré comme l'un des auteurs canoniques du théâtre américain; récompensé de plusieurs prix Pulizer durant sa carrière ainsi que du prix Nobel de littérature en 1936, il a fortement marqué de son empreinte la production artistique des État-Unis et ses œuvres, caractérisées par un sens tragique de l'existence humaine, influenceront de nombreux dramaturges, à l'image de Tennessee Williams, jusqu'à faire récemment l'objet d'un hommage cinématographique (Wonder Wheel de Woody Allen en 2018)[6]. Fin connaisseur d'Eschyle, Eugene O'Neill s'inspire de l'Orestie pour écrire Le deuil sied à Électre (Mourning Becomes Electra en anglais original)[7], cycle tragique créé en 1931 et composé de trois pièces – «Retour» (Homecoming), «Les Pourchassés» (The Hunted) et «Les Hantés» (The Haunted). Pour cette recontextualisation du mythe des Atrides dans la Nouvelle-Angleterre de 1865, O'Neill choisit lui aussi de conserver le groupe choral, transposé en citadins avides de commérages.


Dans les pays francophones, peu de critiques se sont penchés sur cette trilogie tragique, peut-être parce que l'œuvre de O'Neill n'y a pas rencontré un grand succès, tant elle était ancrée dans un contexte peu familier à l'Europe d'alors, celui de la fin de la guerre de Sécession aux États-Unis[8]. Quant aux études anglo-saxonnes — telles que celles de Joseph O'Neill ou de Stephen Black[9] — elles se concentrent généralement sur la lecture psychanalytique de la tragédie des Atrides proposée par le dramaturge new-yorkais. O'Neill est en effet l'un des premiers à mettre en œuvre dans une pièce de théâtre les théories de Freud au sujet de l'inconscient; les mécanismes des obsessions et des insatisfactions des protagonistes sont donc repérés, analysés, disséqués en détail par les critiques tandis que le chœur, lui, n'est généralement mentionné qu'en tant qu'il figure la toile de fond humaine sur laquelle se découpent les intrigues des Mannon. Composé de divers personnages représentant, au début de chaque pièce, les différentes couches sociales de la Nouvelle-Angleterre de l'époque, il est régulièrement évoqué pour la touche de réalisme qu'il confère à cette grande fresque américano-puritaine[10]. Et s'il arrive que le chœur soit abordé plus spécifiquement, c'est la chanson de Seth, jardinier et porte-parole de la communauté villageoise[11], qui bénéficie de l'attention des critiques, à cause de l'atmosphère mélancolique qu'elle contribue à produire en résonant à plusieurs reprises dans la trilogie[12]. Mais il existe tout de même une étude comparative qui s'attarde sur la manière dont O'Neill s'est inspiré de la conception tragique d'Eschyle pour mettre en place son groupe choral; John Chioles, dans son article, démontre en effet que, à l'instar du dramaturge grec, l'auteur américain fait de son chœur un groupe dont la perception du drame des Mannon est incomplète, floue et souvent inexacte, mais qui doit en tirer des conclusions pour l'ensemble de la communauté humaine, de façon à convertir le désordre en harmonie[13]. À l'image, dans l'idéal, des spectateurs[14] eux-mêmes.


Bien que l'article de John Chioles soit bref et son analyse des caractéristiques du chœur O'Neillien peu systématique, son hypothèse quant à la potentialité didactique du chœur est très intéressanteet mérite d'être étoffée; dans le cadre de cette adaptation moderne de l'Orestie d'Eschyle, où la psyché humaine remplace la volonté divine, le chœur, loin d'être clairvoyant ou éthiquement exemplaire au sein de la «corruption morale » présentée dans la pièce[15], n'en reste pas moins un outil de distanciation et, par conséquent, un "incubateur" de réflexions pour les protagonistes et pour les spectateurs: comme dans les tragédies attiques, grâce à son statut intermédiaire, le point de vue qu'exprime le groupe choral — qui ne se confond ni avec celui des personnages, ni avec celui du public — permet de configurer la posture des spectateurs en les aidant à s'interroger sur les questions de morale et de responsabilité que soulèvent les décisions des protagonistes. Dans ce travail, on posera qu'en plus de servir au réalisme de la contextualisation choisie par O'Neill, le chœur offre au public une distance réflexive par sa simple présence sur scène, en produisant un contraste avec les vies de Lavinia, Orin, Christine et Erza Mannon. De plus, tout comme le chœur chez Eschyle et dans les pièces grecques en général, ce petit groupe passionné de racontars prodigue des informations essentielles à la compréhension de l'action, tantôt pour le public, tantôt pour les héros de l'histoire. Le personnage de Seth plus particulièrement, comparable à un coryphée et doté d'une perspicacité proche de l'omniscience, aide le personnage de Lavinia à évoluer en lui fournissant les indices nécessaires à ses prises de décision, indices qui éclairent également la compréhension des spectateurs. À l'inverse, certaines erreurs et contradictions de ce même Seth et du reste des villageois obligent le public à prendre ses distances vis-à-vis de l'ensemble des personnages et à réfléchir par lui-même. Cet effet est redoublé par le lyrisme du chant de marin, Oh Shenandoah!, qui retentit pas moins de sept fois au cours des trois pièces, ce qui n'est pas sans rappeler Schiller et sa recherche de «liberté» du spectateur par le lyrisme. On conclura enfin sur l'observation qu'O'Neill, avec le jeu d'oscillations qu'il met en place entre la vie intime des protagonistes et la vie publique de la ville, élabore une dramaturgie particulière, entre identification et distanciation.


I. Trois pièces, trois groupes, une seule communauté


Avant toute chose, il convient de s'attarder sur la nature du groupe choral dans Le deuil sied à Électre. Comme Eschyle qui change l'identité des membres du chœur à chaque pièce de l'Orestie, O'Neill choisit de faire paraître différents types de citadins au début de chaque acte d'ouverture. Dans le «Retour», les premiers à venir épier les Mannon (héritiers d'une riche famille américaine et propriétaires d'une entreprise de bateaux) sont un petit commerçant (Amos Ames), sa femme (Louisa) et sa cousine (Minnie). Dans «Les Pourchassés», ce sont des employés des Mannon – fonctionnaires de la classe moyenne supérieure tels que le responsable de leur entreprise maritime et son épouse (les Borden), le pasteur et sa femme (les Hills) et le médecin de famille (Joseph Blake), venus rendre leurs hommages au défunt Erza Mannon. Le dernier groupe, dans «Les Hantés», appartient à un genre proche du premier, quoique plus alcoolisé : ivres, ces personnes – un vieux fermier (Ira Mackel), un employé de quincaillerie (Abner Small) et un capitaine de bateau de pêche (Joe Silva) - sont habituées à servir les affaires de la famille Mannon et sont attirées par les rumeurs au sujet des fantômes qui hantent le manoir. Bien que ces trois groupes soient distincts, tous font partie d'une seule communauté: ils représentent la même petite ville de Nouvelle-Angleterre où se situe l'action. L'auteur lui-même souligne cette unité symbolique dans ses didascalies, au début de chaque pièce, comme par exemple dans les premières pages du «Retour»: «plus que des individus à part entière, [les Ames] sont un chœur représentant la ville, venu satisfaire sa curiosité à l'égard des riches et inaccessibles Mannon[16]» (Eugene O'Neill, « Retour », dans Le Deuil sied à Électre [1931], Louis-Charles Sirjacq (trad.), acte I, p. 14) [17]. Ces semi-individualités forment donc une communauté aux sens dramaturgique — elles constituent le chœur tragique de la trilogie— et moral: elles sont la voix du commun, le jugement public, qui, certes, est formé de différents personnages qui parfois se contredisent, mais qui proposent une vision d'ensemble partagée vis-à-vis des Mannon:

MRS BORDEN: Je ne supporte pas cette femme!

MRS HILLS: Non. Elle a quelque chose de bizarre.

MRS BORDEN: Cela dit, je l'aime un peu mieux maintenant, quand je vois à quel point elle est brisée par la mort de son mari.

MRS HILLS: Oui. Elle est en piètre état, n'est-ce pas? […]

MRS BORDEN: Je n'avais jamais imaginé qu'elle puisse avoir autant de sentiments en elle. […] Eh bien, cela ne fait que montrer qu'on peut se tromper sur le compte des gens sans le vouloir, surtout quand cette personne est une Mannon. Ils sont difficiles à cerner. («Les Pourchassés», acte I, p. 78)[18]

Dans ce dialogue situé juste après le décès d'Erza Mannon, le groupe choral formule lui-même ses hésitations quant aux secrets des protagonistes, mais sa perception générale des Mannon reste constante: s'ils donnent lieu à tant de racontars, c'est que quelque chose de «bizarre» et de «difficile à cerner» les caractérise. Assistant à son histoire de loin, le chœur est fasciné par cette famille dont il ressent la potentialité négative pour la communauté. Se faisant l'écho de la morale de la cité, comme dans les tragédies grecques, « le chœur, ‘être collectif et anonyme' en dialogue contrasté avec les acteurs, exprime les sentiments affectifs et moraux d'un public qui correspondrait à la communauté civique »[19]. Plus particulièrement, le ressenti des villageois se fonde ici sur des valeurs communes pour une petite ville de la Nouvelle-Angleterre d'alors, que l'on pourrait nommer «le sens des convenances» : ils aiment un peu mieux Christine depuis que, en deuil, elle montre sa tristesse, comme doit le faire une bonne épouse à la mort de son mari.


Mais O'Neill diffère d'Eschyle sur un point important: le chœur, chez le dramaturge grec, n'a pas pour vocation de symboliser l'ensemble de la société athénienne, mais plutôt d'en figurer une section spécifique et relativement peu représentative. En fait, chez Eschyle, comme chez Sophocle et Euripide d'ailleurs, le chœur a un statut «à part» d'un point de vue civique, de par son âge (des vieillards thébains dans Agamemnon), son sexe (des jeunes femmes dans Les Choéphores) ou encore sa nature divine (des Erinyes dans Les Euménides). Ce procédé permet de figurer un groupe de témoins relativement objectif parce qu'extérieur et concerné très indirectement par l'action dramatique. Il peut, par conséquent, servir de miroir idéal aux spectateurs et à leurs émotions, et orienter ces dernières. Il n'en va pas de même chez O'Neill. Parfois vulgaire (lorsqu'il s'agit du premier et du troisième groupe de villageois) et toujours obsédé par les potins, le chœur dans Le deuil sied à Électre se veut une image quelque peu distordue mais assez caractéristique de la société américaine, sinon entière, du moins des états du nord: tous les âges, tous les sexes et toutes les classes sociales sont représentés. Doit-on y déceler une satire de la part de Eugene O'Neill? Cela est probable, puisqu'il semble qu'il vise très spécifiquement la morale puritaine sur laquelle s'est construite la société nord-américaine ; selon Stafford en effet, « in Mourning Becomes Electra American history is seen to have been plagued by an Evil Fate, a Force created by the Puritan denial of Love and Beauty »[20]. Et c'est justement cette force «diabolique» qui paraît être la source du drame des Mannoncar « all the Mannons are borne away by the current of Puritan frustration »[21]. Mais la satire d'O'Neill demeure relativement discrète, puisqu'il prend soin de transposer le contexte de sa trilogie à la guerre de Sécession, évitant ainsi une référence trop directe à la société qu'il vise et dont l'idéologie a sans doute peu changé entre 1865 et les années 1930, période tout entière marquée par la Prohibition[22] aux États-Unis. L'action est donc « sufficiently remote to avoid a purely subjective response; yet close enough for their sympathies to bridge the temporal gap»[23].


Aussi le chœur chez O'Neill encourage-t-il une double réflexion auprès du public en ce qu'il conduit à questionner tant les agissements des protagonistes (sur lesquels on reviendra) que son propre reflet dans le groupe choral; en effet, les villageois sont loin d'attiser l'empathie des spectateurs car, comme l'évoque Stafford, « the Chorus of townspeople, representing all of American society, makes clear that the Mannon pattern of behaviour has the force of the community behind it »; leurs codes moraux sont marqués par les mêmes tendances que les Mannon et sont justement ce qui provoque tant de frustrations dans les relations amoureuses et familiales des individus de la pièce : lorsqu'ils jugent Christine sur la question de savoir si son comportement de veuve est conforme à ce qui est attendu d'elle ou non, les membres du chœur rendent évident le fait que c'est la société elle-même qui fait émerger les pressions auxquelles sont soumis les protagonistes.


Plus qu'une simple toile de fond, en effet, le chœur contient le drame qui se déroule sous nos yeux: plus encore, il le fait naître, puis disparaître. La didascalie du premier acte des «Pourchassés» l'exprime d'ailleurs parfaitement: «ce groupe de gens, les Borden, Hills et sa femme, et le docteur Blake, sont des gens de la ville, un chœur symbolique […], la ville comme environnement humain au drame des Mannon[24]» («Les Pourchassés, acte I, p. 77). Le terme «d'environnement» choisi par Louis-Charles Sirjacq pour traduire le mot «background» est très révélateur – que cela soit conscient ou non de la part du traducteur – puisqu'il implique que le groupe choral ne reste pas simplement en retrait, à observer passivement les protagonistes; il n'est pas seulement «derrière» eux, il les «entoure» et constitue «l'ensemble des conditions matérielles et des personnes qui les environnent»[25], dans une relation de quasi complémentarité. Autrement dit, la petite ville englobe l'histoire des Mannon qu'elle a fait émerger et dont elle est le témoin;ainsi, les membres du chœur

contain the story and nurture it, but they are not specifically its victimes ; they take upon themselves the burden – for better or for worse – of its teachings, for theirs is an objective participation, in the main, as it spans the whole world of the trilogy[26].

C'est en son sein que naissent des dérèglements que la petite ville tente de contenir, à la fois d'un point de vue structurel et intellectuel.


Structurellement, d'abord, O'Neill renforce cette notion de «chœur englobant le drame des Mannon» par l'agencement de ses interventions. Dans les pièces grecques, le chœur servait de squelette à la construction de l'action tragique; les «épeisodia» se déroulaient entre chacun de ses «stasima»[27]. Le fait que les scènes où n'apparaissent que les protagonistes soient bien plus nombreuses ne permet pas d'en dire autant du Deuil sied à Électre, mais l'élément choral sert malgré tout à renforcer la division du cycle en trois pièces, puisque ses interventions marquent systématiquement le début de chaque premier acte[28]. De plus, les mots du chœur, en la personne de Seth, ouvrent et clôturent la trilogie dans son ensemble. Seth est très souvent amalgamé au reste du chœur par les critiques. John Stafford note par exemple: « before Seth as the Chorus, O'Neill's idealized figure of American Womanhood saves […] the spirit of the society she represents[29] ». Le raccourci est rapidement établi par Stafford alors qu'O'Neill lui-même n'intègre jamais explicitement Seth au groupe choral dans ses didascalies. Pour autant, il précise que la famille Ames (qui constitue le premier groupe choral) est «conduit[e] par Seth» lorsqu'elle s'avance dans le jardin du manoir. Seth a effectivement un statut particulier dans la trilogie: en tant que jardinier des Mannon, il les connaît mieux que quiconque et peut donc pénétrer dans leur propriété, ce qui légitime ses interventions à plusieurs moments du cycle, durant quelques scènes intimes qui se déroulent à l'intérieur de la maison. Ce tour de force permet à O'Neill de justifier la présence des villageois qui sont introduits dans la propriété Mannon par Seth, sorte d'intermédiaire entre le monde public de la ville et celui de l'intimité des Mannon. Comme il est le seul, parmi les choreutes, à s'adresser directement aux protagonistes, il semble raisonnable de le considérer comme une figure du coryphée grec[30]: délégué de la communauté, son statut, bien que privilégié du point de vue de sa familiarité avec les Mannon, n'en reste pas moins celui de l'un des membres du chœur et de l'opinion publique puisqu'il infiltre les villageois dans le jardin du manoir et prend part à leurs discussions au début du «Retour» et des «Hantés». Aussi, lorsque sa chanson Oh Shenandoah! ouvre le spectacle («Retour», acte I, p. 13), et que son lapidaire «ouais»[31] le referme («Les Hantés», acte IV, p. 191), c'est l'ensemble de la communauté qui, à travers lui, encadre la tragédie des Mannon.


Cet encadrement de l'action par le chœur ne s'arrête pas à l'élaboration structurelle du cycle, mais reflète plutôt le fait que la communauté essaie de résorber les dérèglements qui la bousculent de l'intérieur. En effet, le chœur, on l'a vu, pressent que quelque chose ne tourne pas rond chez les Mannon et y perçoit un danger. Cette intuition le pousse à venir épier la famille et à faire preuve d'une curiosité proche du morbide. Cependant, réduire le chœur à cette curiosité et n'y discerner qu'une satire de la société américaine serait diminuer de beaucoup son importance dramaturgique dans Le deuil sied à Électre. Attiré par l'élément perturbateur qui agite la petite ville, le groupe choral se rend sur les lieux et tente de comprendre ce qui s'y passe. Les commérages des citadins sont donc, d'une certaine manière, leur façon de mettre des mots sur les perturbations auxquelles ils assistent de loin:

HILL: Quelle tragédie d'être emporté la première nuit à la maison après être sorti indemne de la guerre!

BORDEN: […] C'est bizarre. C'est comme une fatalité.

MRS HILLS: Peut-être que c'est une fatalité. […] Tu disais toujours à propos des Mannon que l'orgueil précède la chute et qu'un jour Dieu les humilierait pour leur péché d'orgueil.

HILLS: Je ne me souviens pas avoir jamais dit –

BLAKE: […] Bien, oublions cela. […] Vous savez que je ne donnais pas longtemps à Erza.

BORDEN: Oui. Je me souviens, vous disiez que vous redoutiez qu'il ait un cœur faible[32]. («Les Pourchassés», acte I, p. 79-80)

La distance entre lui et les protagonistes et les idées étriquées qui nourrissent sa vision du monde empêchent évidemment le chœur de comprendre ce qui se trame réellement chez les Mannon. Néanmoins, sa tentative de le comprendre, au travers de ses commérages et de ses conclusions hâtives, montre qu'il ressent, du moins, la nécessité de contenir ces dérèglements en les saisissant conceptuellement d'abord, de manière à pouvoir ensuite les faire disparaître. Ainsi, lorsque Lavinia hésite à rentrer dans la maison des Mannon à la fin des «Hantés», juste après avoir confié à Seth sa décision de s'y enfermer à jamais, c'est Seth lui-même qui, «comprenant tristement[33]», l'encourage à disparaître:

Il passe devant elle, monte les marches et entre dans la maison. Elle monte jusqu'au portique, puis se tourne et reste là un instant […] à regarder fixement devant elle, dans la lumière du soleil. Seth se penche par une fenêtre […] et ferme le volet d'un claquement ferme. Comme si c'était un ordre, Lavinia tourne les talons et entre dans la maison d'un pas raide, fermant la porte derrière elle.

(«Les Hantés», acte IV, p. 191)

Il n'est pas sûr que Seth «comprenne» réellement la totalité du drame de Lavinia. John Stafford, pour sa part, prétend que « as the Chorus here, Seth represents, to use O'Neill's words in his working notes, ‘the world outside which always sees without really seeing or understanding »[34]. Comme on le verra plus tard, le personnage de Seth paraît toutefois se détacher du reste du groupe choral et saisir davantage les enjeux de la tragédie de ses maîtres. Quoiqu'il en soit, son geste de fermer les volets et de couper Lavinia du reste du monde démontre bien la volonté de la communauté de faire disparaître l'élément perturbateur de la ville. Or, ce que le chœur ne peut saisir et que Eugene O'Neill, justement, souhaite nous faire sentir, c'est que les désordres du type de ce qui détruit les Mannon ne peuvent pas disparaître: ils sont inhérents à la société qui leur donne naissance[35]. Même si l'histoire de la famille Mannon se termine avec la mort symbolique de sa dernière descendante, et que « the Furies of the modern American soul, and Lavinia are reconciled before the ‘grim understanding' of the American community »[36], d'autres drames semblables émergeront tôt ou tard au sein de la communauté que le chœur représente. Cette communauté est celle d'O'Neill, la société américaine du début du XXe siècle, dont les valeurs, ont l'a vu, sont principalement fondées sur une morale puritaine. Or, si cette œuvre d'O'Neill nous touche encore tant aujourd'hui, c'est sans doute que cette société peut être étendue à l'homme moderne en général (du moins celui des sociétés capitalistes), qui partage potentiellement les mêmes tendances psychiques que les Mannon: « we begin to grasp, albeit ambiguously, that what is going on before us concerns us archetypally in precisely the same way that it concerns the Chorus »[37]. Ainsi, par sa simple présence en tant que cadre, par sa tentative de les contenir, la figure du chœur nous avertit que ce type de dérèglements pourraient aussi apparaître parmi nous.


II. Le chœur, soutien moral et herméneutique


Le chœur s'adonne donc à des commérages incessants pour tenter de saisir le drame qui se déroule chez les Mannon, et ces commérages permettent aussi d'aider au déroulement de l'action et à la réflexion des personnages. Christine, par exemple, devine bien le fonctionnement de cette petite communauté rongée par la curiosité et le tourne à son avantage. Elle semble être le seul des protagonistes à prendre la mesure des rumeurs dans la ville et à en tirer profit, peut-être parce qu'elle-même est étrangère; à l'acte I du «Retour», le chœur, dont les bavardages durant les scènes d'exposition servent aussi à fournir les informations nécessaires à la bonne compréhension de l'action par le public, nous apprend en effet que Christine «n'a pas le genre Mannon. C'est une descendante de Français et de Hollandais[38]» (p. 16). Venue d'ailleurs, Christine peut porter un œil extérieur sur les mécanismes de la petite ville américaine qu'elle a intégrée après son mariage. Aussi prévoit-elle, lorsqu'elle complote avec son amant, d'instrumentaliser cette propension aux potins pour répandre une fausse rumeur sur les causes de la mort de son mari :

CHRISTINE: J'ai fait en sorte qu'on sache qu'il a des troubles cardiaques. Je suis allée voir notre vieux médecin de famille et je lui ai parlé de la lettre d'Erza. […] C'est la pire commère de la ville. Je suis certaine qu'aujourd'hui, tout le monde est au courant qu'Erza a un cœur faible[39].(«Retour», acte II, p. 48)

Christine ne se trompe pas. À l'ouverture des «Pourchassés», le chœur discute du décès d'Erza et l'attribue effectivement à ses problèmes de santé: «BLAKE: selon les symptômes que décrivait Mrs Mannon d'après les lettres qu'il lui écrivait, j'étais aussi sûr que si je l'avais examiné qu'il souffrait d'une angine. Et je n'en étais pas surpris non plus[40]» (acte I, p. 80). Si Christine n'avait pas manipulé les villageois pour cacher son crime, des soupçons auraient vraisemblablement dû naître, non seulement chez sa fille Lavinia, mais également parmi les habitants de la ville. Le meurtre d'Erza Mannon aurait donc pu être découvert et l'action des «Pourchassés» et des «Hantés» en aurait été altérée, ce qui démontre que le chœur prend véritablement part à l'action et influe sur elle, même indirectement.


Il existe une occurrence plus flagrante encore de l'implication du groupe des citadins dans l'histoire des Mannon. Il s'agit du dialogue entre Seth et Lavinia, à l'acte I du «Retour», lors duquel le jardinier fait avancer la réflexion de Lavinia à tel point que toutes les actions futures de la jeune femme en porteront la trace:

SETH: Vous n'avez pas remarqué que ce Brant vous rappelait quelqu'un?

LAVINIA: […] Tu penses à qui?

SETH: Vot'papa, non Vinnie?

LAVINIA: interloquée – agitée. Père? Non, ce n'est pas possible! Puis comme si l'idée se frayait un chemin dans son esprit malgré elle. Oui! Il a – quelque chose dans le visage – ça doit être pour ça que j'avais la sensation étrange de l'avoir déjà connu – pour ça que j'ai senti – Puis tendue, comme si elle allait fondre en larmes. Oh! Je ne veux pas le croire! Tu dois te tromper, Seth! Ce serait trop –.[41] («Retour», acte I, p. 27)

Faisant preuve d'un don d'observation troublant, Seth fait le lien entre la famille Mannon et le capitaine Brant, pseudo-prétendant de Lavinia et amant secret de Christine; Brant est en fait le fils du grand-oncle de Lavinia, que ce dernier a eu avec une domestique canadienne du nom de Marie Brantôme. Suite à cette révélation, le jardinier pousse la jeune femme à agir en lui recommandant la meilleure conduite à adopter, selon lui : «- SETH: […] vous devriez vous en assurer, pour vot'Papa surtout. - LAVINIA: Comment je peux faire pour être sûre? - SETH: Le prendre par surprise et le lui balancer – comme si vous saviez et voir si peut-être il va pas se trahir[42]» («Retour», acte I, p. 28). Lavinia appliquera ce conseil dès les pages suivantes.


Le fait que Seth découvre et fasse connaître le lien de parenté entre Brant et les Mannon n'est pas très étonnant: dans les tragédies grecques, qui avaient lieu dans le cadre de fêtes rituelles en l'honneur de Dionysos[43], le chœur s'adonnait très souvent à des prières durant ses stasima et rappelait systématiquement aux héros que la volonté des dieux était plus forte que n'importe quel désir ou décision humaine; réaffirmant sans cesse son origine rituelle et son rapport au divin par la forme et le contenu de ses prières, le chœur avait donc, parmi d'autres fonctions, celle de rendre le public attentif à l'influence des dieux sur la vie des vivants[44]. Dans une adaptation moderne de l'Orestie où la psyché humaine remplace la volonté divine dans le destin des hommes, il est peu surprenant que la figure du coryphée remplisse l'office de souligner l'importance de l'inconscient, des obsessions et des frustrations dans les relations humaines. Au cours des trois pièces, Seth donne les indices qui permettent à Lavinia —et donc au public— de cerner les mécanismes psychiques qui sont à la base de la tragédie des Mannon. Parfois, les informations qu'il prodigue ne sont destinées qu'aux spectateurs, de manière à rendre claire l'interprétation psychique qu'O'Neill propose de l'Orestie. À titre d'illustration, à l'acte IV des «Hantés», Seth rend explicite l'identification de Lavinia à sa défunte mère, ce que sa manière de s'habiller avait déjà suggéré à l'acte précédent: «- SETH: la voilà encore en train de cueillir mes fleurs. Comme faisait sa mère – seulement en pire[45]» (p. 181). Il devient alors évident que, frustrée d'avoir toujours été dans l'ombre de Christine et jalouse de ses attraits, Lavinia peut enfin trouver l'assurance qui lui manquait en assumant pleinement sa ressemblance avec sa mère. Ainsi, O'Neill se sert du chœur —ici en la personne de Seth — pour mettre en évidence les enjeux psychiques qui servent de moteur à l'action de sa pièce.


Néanmoins, malgré l'aide du chœur et comme dans la Grèce antique, les tentatives des protagonistes de se soustraire à leur destin échouent. Connaissant les détails de l'histoire de Brant et comprenant que sa similitude avec son père l'attire inconsciemment, Lavinia tente de stopper net cet engrenage en faisant tuer le capitaine et en promettant sa main à Peter Niles, un ami de la famille. Mais cela est peine perdue et Lavinia se rend compte elle-même que son inconscient la rattrape, tandis qu'elle parle à Peter:

LAVINIA: Prends-moi dans cette maison des morts et aime-moi! Notre amour chassera les morts! Il les repoussera dans la mort, eux et toute leur honte! Au plus fort du désespoir, dans un abandon frénétique. Désire-moi! Prends-moi Adam! Elle revient à elle en entendant ce nom qui lui échappe – désorientée, elle rit bêtement. Adam? Pourquoi je t'ai appelé Adam? […] Puis avec une soudaine irrévocabilité. Toujours les morts entre nous! Il ne faut plus, ce n'est plus la peine d'essayer[46]! («Les Hantés», acte IV, p. 189).

C'est dans cette découverte soudaine de l'impossibilité d'infléchir son destin que réside la dimension tragique[47] des protagonistes du Deuil sied à Electre : selon Joseph O'Neill, « their tragedy is that they never see, or see too late, the direction [of the current] »[48]. Suite à la révélation de son impuissance, Lavinia repoussera définitivement Peter et tous les autres hommes. Quelques pages plus loin, dépourvue d'alternative, elle suivra le seul chemin qui lui sera ouvert : celui de disparaître du monde en s'enfermant dans le manoir pour emporter avec elle les frustrations des Mannon.


Si le chœur joue un rôle dans le déroulement de l'action, le jardinier, plus particulièrement, agit comme véritable soutien —à la fois moral et herméneutique[49] — du personnage de Lavinia et oriente, par conséquent, les préférences du public. Sur le plan herméneutique d'abord, comme mentionné précédemment, Seth fournit les informations nécessaires à Lavinia —et aux spectateurs— pour déchiffrer les mécanismes psychiques qui déterminent les Mannon, avant de l'assister dans sa décision de se retirer du monde, peut-être parce qu'il saisit un peu mieux son drame, lui qui a toujours été clairvoyant quant aux secrets de cette famille : «SETH, comprenant tristement: Ah oui. Et je n'ai pas entendu un mot de ce que vous avez dit, Vinnie[50]» («Les Hantés, acte IV, p. 190).


Or, la manière qu'a le jardinier de soutenir moralement la jeune femme entraîne d'autres conséquences dramaturgiques. Dès le début du «Retour», Seth se montre très bien disposé à l'égard de Lavinia, qu'il surnomme d'ailleurs «Vinnie» tout au long du cycle. Cela n'est pas le cas pour sa mère, Christine, dont le groupe choral nous apprend immédiatement que Seth ne l'apprécie pas. Lorsque le chœur la critique, Seth, en se braquant, laisse entrevoir une certaine animosité pour cette dernière, ce que confirme Amos Ames:

LOUISA: Tout le monde la hait! […]

SETH: Elle, c'est pas votre affaire. On n'est pas en train de parler d'elle. […] Il disparaît derrière la maison à gauche.

LOUISA: Il est tellement fier de ces sacrés vieux Mannon. J'ai pas pu m'empêcher de le taquiner à propos de la femme d'Erza.

AMES: Bon, n'en fait pas trop. Elle, il l'a toujours détestée[51]. («Retour», acte I, p. 16)

En exposant la sympathie du jardinier pour Lavinia et son mépris pour Christine avant même que celles-ci apparaissent sur scène, O'Neill oriente imperceptiblement la perception que le public aura —ou devrait avoir — de ses protagonistes. La suite ne fera d'ailleurs que conforter ces impressions; la loyauté de Seth envers la jeune femme ne faiblit pas au cours des trois pièces, même lorsqu'il parle des rumeurs qui circulent au sujet de la mort d'Orin: « SETH: Elle leur laissera rien voir. Du pur Mannon ![52] » («Les Hantés», acte IV, p. 182). Cette complicité donne lieu à plusieurs scènes très touchantes, lors desquelles le «masque» de Lavinia se craquèleet nous laisse entrevoir un visage plus humain. Au début de l'acte IV des «Hantés», par exemple, les didascalies expliquent que «le masque de son visage propre aux Mannon est plus marqué[53]» et que Lavinia «regarde fixement le soleil de ses yeux grands ouverts et froids[54]» (p. 182). Seth, inquiet pour elle, se montre très prévenant à son égard : «SETH: Ça vous plairait que je sorte un canapé pour vous allonger, Vinnie? Vous pourriez peut-être dormir un peu et ça vous ferait du bien[55]». Lavinia, alors, paraît comprendre que Seth est sensible à ses craintes les plus secrètes: «LAVINIA: Tu comprends, n'est-ce pas? Tu es chez les Mannon depuis si longtemps! Tu sais qu'il n'y a pas de repos dans cette maison que Grand-père a construite comme un temple de Haine et de Mort![56]» (p. 182). S'en suit un court dialogue où Seth encourage Lavinia à quitter la ville et où cette dernière s'abandonne au rêve d'épouser Peter Niles. Lorsqu'elle « se renverse en arrière dans la lumière du soleil et ferme les yeux[57]», son masque est bel et bien tombé. Mais il suffit que Hazel arrive pour que Lavinia «se redresse brusquement»; immédiatement, sa voix «se durcit[58]», et la jeune femme retrouve son masque (p. 183). Il paraît alors évident que la seule personne avec laquelle l'héroïne tragique se dévoile est le coryphée du cycle. Lavinia est l'unique protagoniste à laisser occasionnellement tomber son masque et le public ne peut qu'être plus enclin à se prendre d'amitié pour Lavinia. Seth apparaît dès lors un agent, sinon d'identification, du moins d'empathie envers les personnages choisis par O'Neill. Aussi, en plus d'aider ces derniers – Lavinia, principalement – dans le déroulement de l'action dramatique, il guide également les spectateurs dans leur interprétation de la pièce, tant sur les plans intellectuel, en fournissant des indices sur les relations entre les Mannon, qu'émotionnel, en servant de miroir empathique idéal au public.


III. Entre identification et distanciation : l'oscillation O'Neillienne


Seth fait souvent irruption dans l'intimité des protagonistes, ce qui est rendu réaliste, dans la fable, par son statut d'employé de la maison. Ce mouvement révèle aussi l'une de ses nombreuses fonctions dramaturgiques : Seth, porte-parole du groupe choral, fait office d'intermédiaire entre l'espace privé de l'intimité des personnages et l'espace public de la ville. Faisant partie du second mais étant autorisé à pénétrer dans le premier, il symbolise et aide à mettre en place le mouvement d'oscillation qui paraît sous-tendre la dramaturgie de Eugene O'Neill. On l'a vu, le jardinier, grâce à sa complicité avec Lavinia, pousse les spectateurs à s'identifier à cette dernière. Durant leurs moments de confidences, le public est donc conduit à abolir toute distance entre lui et le monde de la fable et à s'immerger dans la vie des Mannon. Cependant, Seth sert aussi la dynamique inverse; lorsque ses conclusions sont erronées, les spectateurs sont instantanément rejetés hors de l'illusion et forcés de prendre leurs distances vis-à-vis de ce qui leur est présenté. Par exemple, au début des «Hantés», les superstitions de Seth au sujet des fantômes des Mannon ont pour effet de rendre le public sceptique :

SETH: Entre vous et moi et le réverbère, ce n'est pas tant une farce que ça – cette histoire de maison hantée je veux dire.[…] Il existe un esprit du mal. Et je l'ai senti qui s'introduisait ici certains jours pour veiller aux choses – comme quelque chose de pourri dans les murs[59]! (Acte I, p. 145)

Parce que les spectateurs ne peuvent admettre cette interprétation, ayant assisté à l'action de l'intérieur (littéralement, puisque les actes précédents du «Retour» étaient situés dans la maison), ils sont en quelque sorte forcés de s'interroger sur cette déclaration. «L'esprit du mal» et ce qui est «pourri dans les murs» deviennent des métaphores que le public, rendu psychanalyste par les mauvaises conclusions du coryphée, doit interpréter en termes psychiques. Cela, évidemment, s'applique aussi à tous les autres membres du groupe choral et à leurs commérages, comme par exemple les déductions erronées du deuxième groupe de citadins au sujet du décès d'Erza[60]. Comme l'exprime très justement John Chioles, « from the dramatist's point of view, the shifting perceptions of the Chorus are a vehicle through which he penetrates and reveals the complexity and depth of the events »[61]. Ces jeux de contraste entre la naïveté de cette petite ville et la réalité déviante des Mannon à laquelle assiste le public peut même provoquer le rire. Timo Tiusanen le souligne: « this is how the basic relation between the protagonist and the chorus, between an individual and the common mass of mankind can be seen […]; the tragic figure is placed in the middle of this world of ours, not quite without is comedy »[62]. Le rire corrélé à cette notion de comédie dont parle Tiusanen met conséquemment les spectateurs à distance de tous les personnages, chœur compris. Faute de temps et d'espace, ce travail ne peut être le lieu d'un développement plus détaillé de la force subversive et la fonction polémique du rire (sur lesquelles a notamment écrit Alain Vaillant[63]); on s'arrêtera donc sur l'observation que le rire est l'un des moyens choisis par O'Neill pour offrir à son public l'opportunité de se distancer des réflexions et agissements de ses personnages. Ainsi, Eugene O'Neill, à l'aide du groupe choral, pousse le public à réfléchir par lui-même et à juger les postures à la fois du chœur et des protagonistes, en se détachant de ce qu'il voit et de ce qu'il entend.


La chanson Oh Shenandoah!, fredonnée par le jardinier et le marin (autre figure de coryphée qui remplace Seth à l'acte IV des «Pourchassés»[64]), remplit le même office. Au-delà de l'atmosphère lugubre et mélancolique qu'elle confère à l'ensemble du cycle[65], elle reprend le principe du lyrisme que Schiller revendique pour la liberté qu'il offre au spectateur. Ce chant traditionnel, datant du début du XIXe siècle, raconte une histoire d'amour entre un marchand occidental et la fille d'un chef indien nommé Shenandoah. Devenu populaire en tant que chant de marin, le sens de Oh Shenandoah! a petit à petit glissé vers une interprétation plus «géographique»: désignant également une rivière, le nom de «Shenandoah» a fini par représenter plutôt un lieu reculé, idéal et synonyme de liberté, désiré par le sujet lyrique qui, «enchaîné sur le grand Missouri», ne peut le retrouver. Dans Le deuil sied à Électre, cette chanson offre effectivement un espace de réflexion au public de deux manières. Premièrement, la chanson commente la fable; son lyrisme même, en contrastant avec le mode narratif de la pièce, constitue des sortes de pauses qui permettent au spectateur de se détacher de l'action dramatique pour quelques instants, même inconsciemment. Marianne McDonald relève ce mécanisme lorsqu'elle écritque «the poetry and music of the South offered both choral and racial commentary»[66]. Cette notion de «commentaire», de dispositif métadiscursif, transparaît aussi d'une d'autre façon; du point de vue de la construction de l'action, Oh Shenandoah! marque presque systématiquement l'arrivée du personnage-coryphée, préparant le public à reprendre ses distances vis-à-vis de l'histoire représentée. Ce fonctionnement atteint d'ailleurs son paroxysme lorsque la chanson se fait entendre juste avant le coup de feu de Christine qui se suicide («Les Pourchassés», acte V, p. 135): à la manière d'une bande-son cinématographique, la chanson influe sur les sensations des spectateurs et leur insuffle les émotions que l'auteur désire qu'ils ressentent.


Deuxièmement, concernant son contenu, Oh Shenandoah! réfléchit l'action du Deuil sied à Électre. À l'acte IV des «Hantés», la chanson retentit à deux reprises, comme pour accentuer la tristesse qui s'abat sur cette fin de cycle et pour contribuer à l'accélération du drame sur le point de se terminer. C'est alors que Lavinia propose une interprétation de la chanson qui établit un lien clair entre ses paroles et la fable : «LAVINIA: Je ne suis pas enchaînée là-bas – pas maintenant, Seth. Je suis enchaînée ici – chez les morts Mannon!» (p. 190). Lavinia ne peut échapper à son inconscient et la notion même de «là-bas», d'un ailleurs ou d'une autre vie, lui est interdite:

we see that like Brant's father, Brant, Erza, and countless other Americans, Lavinia and Orin have been unable to escape the past […]. The pathos in the sea chanty takes on new force as we see what has happened to many of those who were ‘bound away / Across the wide Missouri.[67]

La chanson trouve enfin son ancrage. Le «manque» qu'elle raconte est rendu explicite et la boucle est bouclée: le cycle, qui avait commencé avec la chanson de Seth dans une atmosphère mystérieuse, se termine avec la révélation de l'héroïne qui, grâce aux indices du coryphée, a finalement si bien saisi et accepté ce qui rongeait les Mannon qu'elle le verbalise en comparant son histoire au chant de marin. Ce chant, qui était si lancinant durant le cycle, comme pour tenter de se faire entendre et comprendre par les protagonistes, est désormais non seulement écouté mais aussi interprété par Lavinia: il peut alors, enfin, s'évanouir.


Dans Le deuil sied à Électre, Eugene O'Neill s'amuse à jongler entre l'intimité des protagonistes et les commérages des gens de la ville. Ce double-jeu est répercuté sur sa gestion des lieux scéniques[68]: hormis l'acte IV des «Pourchassés» qui se tient dans le port de la petite ville, les trois pièces se déroulent tantôt à l'intérieur du manoir Mannon, tantôt à l'extérieur, dans le jardin de la propriété. Ce jardin est précisément l'endroit où le chœur, constitué de différents groupes de citadins, peut (du point de vue de la vraisemblance[69]) faire ses apparitions et s'adonner à ses potins. Même Seth, qui est pourtant autorisé à pénétrer dans la maison, le fait assez rarement et apparaît presque toujours dans le jardin qui est son lieu de travail. Il s'agit donc également du lieu de la distance pour le public: les moments propices à la réflexion se déroulent en dehors du manoir. Les spectateurs, témoins du regard extérieur du groupe choral, sont alors conduits à prendre leurs distances vis-à-vis des protagonistes et du chœur lui-même, dont les conclusions sont souvent contradictoires et/ou erronées. O'Neill met ainsi en place un système d'allers-retours entre l'immersion dans l'intimité des héros et le recul réflexif.

On one hand, he used an ingenious apparatus, with mask-like faces, Greek parallels, and a house setting, to achieve a distance between the characters and the audience ; on the other hand, he asks for our empathy by furnishing his characters with an elaborate system of incestuous family relations, modeled directly on Freud[70].

En alternant scènes d'intérieur et scènes d'extérieur, en confrontant occasionnellement l'histoire des Mannon à la perception des différents avatars du chœur, O'Neill amène donc le public à osciller entre illusion et distanciation.


Ce mouvement est très intéressant et assez surprenant compte tenu des tendances dramaturgiques de l'époque. En effet, les auteurs des XIXe et XXe siècles qui choisissent de réintégrer un chœur tragique à leurs pièces le laissaient en principe sans arrêt sur scène, à la manière des tragédies grecques[71]. Brecht, surtout, dans son Antigone, l'utilise comme un outil de distanciation constamment présent sur le plateau, de façon à pousser le spectateur à réfléchir sur le monde et l'action qui lui sont présentés sans jamais pouvoir totalement s'identifier aux protagonistes. De même, dans les Antigone d'Anouilh et Cocteau, même si le chœur n'est pas continuellement sur le plateau, le lieu scénique ne change jamais: il s'agit d'un espace public où roi, princesses, gardes et membres du groupe choral peuvent entrer et sortir sans qu'aucun changement de décors n'intervienne. Le balancement entre illusion et distanciation n'étant pas aussi fort et dramatisé que chez O'Neill, le public conserve toujours une certaine distance vis-à-vis des personnages. Chez le dramaturge new-yorkais, en revanche, le jeu d'oscillation qu'il met en place le situe peut-être entre une conception dix-huitiémiste du théâtre, où l'identification aux personnages et l'immersion dans la fable doit être totale[72], et une dramaturgie de la distance réflexive plus proche de Brecht et de Schiller. Pourquoi cette oscillation, ce choix de conduire le public à s'identifier aux protagonistes pour ensuite le contraindre à s'en détacher et à les regarder d'un œil critique? Peut-être pour nous faire sentir aussi bien émotionnellement (par l'immersion) que réflexivement (par la distanciation) que les mécanismes psychiques des Mannon peuvent potentiellement nous concerner tous.



Josefa Terribilini, janvier 2018.



*


BIBLIOGRAPHIE



Sources primaires:

ESCHYLE, L'Orestie («Agamemnon», «Les Choéphores», «Les Euménides»)[-458], dans Eschyle: tragédies complètes, Paul Mazon (trad.), Paris, Gallimard, 2015, p. 225-383.

O'NEILL Eugene, Le deuil sied à Électre [1931], Louis-Charles Sirjacq (trad.), Paris, L'Arche, 2001.

O'NEILL Eugene, Mourning Becomes Electra [1931], Londres, Jonathan Cape, 1939.

ANOUILH Jean, Antigone [1944], Paris, La Table Ronde, 2008.

BRECHT Bertolt, Antigone [1948], Maurice Regnaut (trad.), Paris, L'Arche, 2000.


Sources secondaires:

AUBIGNAC François Hédelin (Abbé d'), La Pratique du Théâtre [1657], Paris, Champion, 1927.

BLACK Stephen, «‘Celebrant of loss': Eugene O'Neill 1888-1953», dans Michael Manheim (éd.), The Cambridge Companion to Eugene O'Neill, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 4-17.

-, Eugene O'Neill: Beyond Mourning and Tragedy, New Haven, Yale University Press, 1999.

CALAME Claude, La Tragédie chorale: poésie grecque et rituel musical, Paris, Les Belles Lettres, 2017.

CHIOLES John, «Aeschylus and O'Neill: A Phenomenological View», dans Critical Approaches to O'Neill, New York, AMS Press, 1988, p. 63-80.

DIDEROT Denis, Entretiens sur le Fils naturel [1757], Paris, Flammarion, 2005.

ESCOLA Marc (éd.), Le Tragique, Paris, Flammarion, 2002.

FALB Lewis W., «The Critical Reception of Eugene O'Neill on the French Stage», Educational Theatre Journal, vol. 22(4) (décembre 1970), p. 397-405.

FOUCAULT Michel, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1944.

LE BASTARD Gwenola, Eugene O'Neill, le génie illégitime de Broadway, Paris, PUPS, 2014.

MCDONALD Marianne, «Americans use Greek Tragedy : Great Expectations on Stage», Arion : A Journal of Humanities and the Classics, vol. 21(2) (automne 2013), p. 169- 187.

MORETTI Jean-Charles, Théâtre et société dans la Grèce antique, Paris, Le Livre de Poche, 2001.

O'NEILL Eugene, « Working notes and Extracts from a Fragmentary Work Diary », dans Barrett H. Clark (éd.), European Theories of the Drama : With a Supplement on the American Drama, New-York, 1947.

O'NEILL Joseph, «The Tragic Theory of Eugene O'Neill», Texas Studies in Literature and Language, vol. 4(4) (hiver 1963), p. 481-498.

RALEIGH John H., «Mourning Becomes Electra and A Touch of the Poet», dans Eugene O'Neill: a collection of criticism edited by Ernest G. Griffin, New York, McGraw-Hill, 1976, p. 81-86.

SCHILLER Friedrich von, « De l'emploi du chœur dans la tragédie », dans La fiancée de Messine [1803], A. Regnier (trad.), Paris, Hachette, 2013 (édition de 1895).

STAFFORD John, «Mourning Becomes America», Texas Studies in Literature and Language, vol. 3(4) (hiver 1962), p. 549-556.

TIUSANEN Timo, O'Neill's Scenic Images, Princeton, Princeton University Press, 1968.

VAILLANT Alain, Esthétique du rire, Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2012.



*



[1] Voir par exemple la Cléopâtre captive (1553) de Jodelle et l'Antigone ou la piété (1580) de Garnier.

[2] Précisions que l'éviction de l'élément choral mentionnée ici concerne uniquement le théâtre, et non pas l'opéra dans lequel les chœurs ne disparaissent pas.

[3] Dans sa préface à la Fiancée de Messine, Friedrich Schiller défend la thèse que le chœur déclarerait «une guerre ouverte et honorable à la manie du naturel dans les arts» en assurant à la tragédie sa «liberté poétique». Par son lyrisme, le chœur, pour Schiller, offrirait donc au spectateur une certaine «liberté» vis-à-vis de l'œuvre artistique, en opposition au principe de parfaite «illusion» théorisé par D'Aubignac au XVIIe puis repris par Diderot au XVIIIe siècle. Pour plus d'information, se référer à Friedrich Schiller, «De l'emploi du chœur dans la tragédie», dans A. Regnier (trad.), La fiancée de Messine [1803], Paris, Hachette, 2013.

[4] Voir Bertolt Brecht, Antigone [1948], Maurice Regnaut (trad.), Paris, L'Arche, 2000, et Jean Anouilh, Antigone [1944], Paris, La Table Ronde, 2008.

[5] Claude Calame,La tragédie chorale: poésie grecque et rituel musical, Paris, Les Belles Lettres, 2017, p. 17.

[6] Pour plus d'informations sur la vie et l'œuvre de Eugene O'Neill, se référer à Stephen Black, « ‘Celebrant of loss' : Eugene O'Neill 1888-1953 », dans Michael Manheim (éd.), The Cambridge Companion to Eugene O'Neill, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 4-17, et à Gwenola Le Bastard, Eugene O'Neill, le génie illégitime de Broadway, Paris, PUPS, 2014.

[7] La publication des notes de Eugene O'Neill par Barrett H. Clark a permis de rendre accessibles au public les intentions de l'auteur, qui exprime sa volonté «to get [a] modern psychological approximation of the Greek sense of fate into such a play, which an intelligent audience of today, possessed of no belief in gods or supernatural retribution, could accept and be moved by» (Eugene O'Neill, «Working notes and Extracts from a Fragmentary Work Diary», dans Barrett H. Clark (éd.), European Theories of the Drama: With a Supplement on the American Drama (1947), p. 550).

[8] Sur ce sujet, voir Lewis W. Falb, «The Critical Reception of Eugene O'Neill on the French Stage», Educational Theatre Journal, vol. 22(4) (décembre 1970), p. 397-405.

[9] Joseph O'Neill, «The Tragic Theory of Eugene O'Neill», dans Texas Studies in Literature and Language, p. 481-498 et Stephen Black, Eugene O'Neill : Beyond Mourning and Tragedy, New Haven, Yale University Press, 1999.

[10] C'est le cas, entre autres, du livre de Timo Tiusanen, O'Neill's Scenic Images, Princeton, Princeton University Press, 1968.

[11] On étudiera le personnage de Seth et ses fonctions de manière plus précise aux points I, II et III.

[12] Voir par exemple l'article de John H. Raleigh, «Mourning Becomes Electra and A Touch of the Poet», dans Eugene O'Neill: a collection of criticism edited by Ernest G. Griffin, New York, McGraw-Hill, 1976, p. 81-86.

[13] Voir John Chioles, «Aeschylus and O'Neill: A Phenomenological View», dans John H. Stroupe, Critical Approaches to O'Neill, New York, AMS Press, 1988, p. 63-80.

[14] Pour des raisons de fluidité de lecture et parce que cette œuvre a initialement été créée pour la scène, on se réfèrera systématiquement aux «spectateurs» et au «public», bien que toutes les observations de ce travail s'appliquent aussi aux lecteurs de la trilogie d'O'Neill.

[15] John Stafford, dans son analyse des mécanismes psychiques à l'œuvre dans Le deuil sied à Electre, voit dans les Mannon et leur petite ville des signes de la «corruption» et d'un certain «evil strain» représentatifs, selon lui, de la société américaine industrielle de l'époque d'O'Neill (John Stafford, «Mourning Becomes America», Texas Studies in Literature and Language, vol. 3(4) (hiver 1962), p. 550).

[16] «These last three are types of townsfolk rather than individuals, a chorus representing the town come to look and listen and spy on the rich and exclusive Mannons» (Eugene O'Neill, «Homecoming », dans Mourning Becomes Electra [1931], Londres, Jonathan Cape, 1939, acte I, p. 17). Toutes les citations en anglais de la pièce seront tirées de cette édition.

[17] Toutes les citations de la pièce en français seront tirées de cette édition.

[18] MRS. BORDEN: I can't abide that woman !

MRS. HILLS: No. There's something queer about her.

MRS. BORDEN: Still and all, I come nearer to liking her now than I ever did before when I see how broken down she is over her husband's death.

MRS. HILLS: Yes. She looks terrible, doesn't she? […]

MRS. BORDEN: I'd never have suspected she had that much feeling in her. […] Well, it only goes to show how you can misjudge a person without meaning to--especially when that person is a Mannon. They're not easy to make head or tail of. («The Hunted», acte I, p. 114-5).

[19] Claude Calame, op. cit., p. 15.

[20] John Stafford, op. cit., p. 550.

[21] Joseph O'Neill, op. cit., p. 495.

[22] Fondé en 1869, le Prohibition Party devient de plus en plus actif au début du XXe siècle et parvient à faire ratifier un amendement à la Constitution américaine en 1919, instaurant la Prohibition qui durera jusqu'en 1933. Sur ce sujet, voir l'article «prohibition» de l'Encyclopédie Universalis en ligne: https://www.universalis.fr/encyclopedie/prohibition/ (consulté le 12.01.18).

[23] Joseph O'Neill, op.cit., p. 486.

[24] «These people - the Bordens, Hills and his wife and Doctor Blake – are […] types of townsfolk, a chorus representing […] the town as a human background for the drama of the Mannons». («The Hunted», acte I, p. 113)

[25] Cette définition du mot «environnement» est tirée du dictionnaire en ligne CNRTL (http://www.cnrtl.fr/definition/environnement, consulté le 29.12.2017).

[26] John Chioles, op. cit., p. 63.

[27] Voir Jean-Charles Moretti, Théâtre et société dans la Grèce antique, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 48.

[28] «Retour» p. 13-20, «Les Pourchassés» p. 77-81, «Les Hantés» p. 139-147.

[29] John Stafford, op. cit., p. 554.

[30] Jean-Charles Moretti explique que les choreutes «avaient à leur tête un coryphée»qui était celui qui «dialoguait avec les acteurs» (Jean-Charles Moretti, op. cit., p. 48).

[31] «SETH: Ay» («The Haunted», acte IV, p. 288).

[32] HILLS: What a tragedy to be taken his first night home after passing unharmed through the whole war!

BORDEN: I couldn't believe the news. Who'd ever suspect--It's queer. It's like fate.

MRS. HILLS: Maybe it is fate. […] You've always said about the Mannons that pride goeth before a fall and that some day God would humble them in their sinful pride.

HILLS: I don't remember ever saying--

BLAKE: […] Let's forget it then. […] You and Emma know I expected Ezra wouldn't last long.

BORDEN: Yes. I remember you said you were afraid his heart was bad. («The Hunted», acte I, p. 116-117)

[33] «with grim understanding» («The Haunted», acte IV, p. 288).

[34] John Stafford, op. cit., p. 555.

[35] Selon Joseph O'Neill, Eugene O'Neill « desired to create a modern counterpart of the Greek theater, to reassert the socio-religious function of an imaginative truly vibrant theater»; le dramaturge expliquait en effet lui-même sa volonté de produire:«‘a theatre returned to its highest and sole significant function as a Temple where the religion of a poetical interpretation and symbolical celebration of life is communicated to human beings' » (Joseph O'Neill, op. cit., p. 488-489)

[36] John Stafford, op. cit., p. 556.

[37] John Chioles, op. cit., p. 70.

[38] «LOUISA: She ain't the Mannon kind. French and Dutch descended, she is» («Homecoming», acte I, p. 19).

[39] «CHRISTINE: I've let it be known that he has heart trouble. I went to see our old family doctor and told him about Ezra's letter. […] He's the town's worst old gossip. I'm sure everyone knows about Ezra's weak heart by this time» («Homecoming», acte II, p. 69).

[40] «BLAKE: From the symptoms Mrs. Mannon described from his letter to her, I was as certain as if I'd examined him he had angina. And I wasn't surprised neither» («The Hunted», acte I, p. 118).

[41] SETH: Ain't you noticed this Brant reminds you of someone in looks?

LAVINIA: […] Who do you mean?

SETH: Your Paw, ain't it, Vinnie?

LAVINIA: (startled--agitatedly) Father? No! It can't be! (then as if the conviction were forcing itself on her in spite of herself) Yes! He does--something about his face--that must be why I've had the strange feeling I've known him before--why I've felt--(then tensely as if she were about to break down) Oh! I won't believe it! You must be mistaken, Seth! That would be too--! («Homecoming», acte I, p. 36-37)

[42] «- SETH: […] you'd ought fur your Paw's sake to make sartin. – LAVINIA: How can I make certain? - SETH: Catch him off guard sometime and put it up to him strong--as if you knowed it--and see if mebbe he don't give himself away» («Homecoming», acte I, p. 39).

[43] Voir Jean-Charles Moretti, op. cit, p. 82-88.

[44] Dans les pièces grecques, le groupe choral rappelle très souvent la manière dont les dieux influent sur le destin des héros et héroïnes. C'est le cas, évidemment, lorsque le chœur retrace les malédictions qui hantent certaines familles, telles que les Labdacides ou les Atrides. Dans Agamemnon, par exemple, le chœur chante dans son premier stasimon: «ils peuvent dire que le coup vient de Zeus; il est aisé de remonter jusqu'à l'origine: leur sort est celui que Zeus a voulu» (Eschyle, Tragédies complètes, Paris, Gallimard, 2015, p. 248).

[45] «SETH: There she be pickin' my flowers agin. Like her Maw used to--on'y wuss» («The Haunted, acte IV, p. 274).

[46] LAVINIA: Take me in this house of the dead and love me! Our love will drive the dead away! It will shame them back into death! (at the topmost pitch of desperate, frantic abandonment) Want me! Take me, Adam! (She is brought back to herself with a start by this name escaping her--bewilderedly, laughing idiotically) Adam? Why did I call you Adam? I never even heard that name before--outside of the Bible! (then suddenly with a hopeless, dead finality) Always the dead between! It's no good trying any more! («The Haunted», acte IV, p. 285)

[47] Sur cette notion, voir Marc Escola (éd.), Le tragique, Paris, Flammarion, 2002, p. 38.

[48] Joseph O'Neill, op. cit., p. 495.

[49] Ce terme est ici employé dans son sens de «science de l'interprétation des signes, de leur valeur symbolique» que lui a attribué Foucault (Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1944, p. 44).

[50] «SETH (with a grim understanding): Ayeh. And I ain't heard a word you've been sayin', Vinnie» («The Haunted», acte IV, p. 288).

[51] LOUISA: Folks all hates her!

SETH: Never mind her. We ain't talkin' 'bout her. […] (He goes off around the corner of the house, left)

LOUISA:Seth is so proud of his durned old Mannons! I couldn't help givin' him a dig about Ezra's wife.

AMES: Wal, don't matter much. He's allus hated her. («Homecoming», acte I, p. 19-20)

[52] «SETH: They'll never git her to show nothin'. Clean Mannon strain!» («The Haunted», acte IV, p. 274).

[53] «The Mannon mask-semblance of her face appears intensified now» («The Haunted», acte IV, p. 274).

[54] «[she] stares back into the sun-glare with un-blinking, frozen, defiant eyes» (p. 275).

[55] «SETH: How'd you like if I hauled one of them sofas out fur you to lie on, Vinnie? Mebbe you could take a couple o'winks an' it'd do you good» (p. 275).

[56] «LAVINIA: you understand, don't you? You've been with us Mannons so long! You know there's no rest in this house which Grandfather built as a temple of Hate and Death!» (p. 275).

[57] «She leans back in the sunlight and closes her eyes» (p. 276).

[58] «[she] jerks up stiffly […]- her voice hardening» (p. 276).

[59] «SETH: Between you 'n' me 'n' the lamp-post, it ain't all sech a joke as it sounds--that about the hauntin', I mean. […] There is such a thing as evil spirit. An' I've felt it, goin' in there daytimes to see to things--like somethin' rottin' in the walls !» («The Haunted», acte I, p. 219).

[60] Voir pages 8-9.

[61] John Chioles, op. cit., p. 64.

[62] Timo Tiusanen, op. cit., p. 283.

[63] Alain Vaillant, Esthétique du rire, Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2012.

[64] Cette affirmation se justifie par les similitudes entre Seth et le marin: ce dernier, ivrogne et faisant partie des gens de la ville lui aussi, est réveillé par Oh Shenandoah! (p. 113) qu'il reprend tout de suite après (p. 114); de plus, dans «Les Hantés», l'un des villageois entonne le même Hanging Johnny (p. 139-140) que le marin chantait dans les «Pourchassés», ce qui conforte l'hypothèse que ce dernier est également un avatar du chœur.

[65] Cette remarque s'applique davantage à la représentation scénique du Deuil sied à Électre qu'à la lecture du texte. Il existe toutefois de nombreux enregistrements de Oh Shenandoah! qui, si on les écoute, permettent de mieux saisir la tonalité mélancolique que devrait produire la chanson lors d'une représentation. Les didascalies, d'ailleurs, confirment que cet effet est voulu par l'auteur: «une chanson de marin qui, plus que toute autre, rappelle le rythme mélancolique de la mer» («a song that more than any other holds in it the brooding rhythm of the sea»). («Retour», acte I, p. 13).

[66] Marianne McDonald, «Americans use Greek Tragedy : Great Expectations on Stage», Arion : A Journal of Humanities and the Classics, p. 170.

[67] John Stafford, op. cit., p. 550.

[68] On entend par là, les lieux fictionnels de la fable représentés (dans la structure dramatique) par la scène.

[69] Sur cette notion, voir L'Abbé d'Aubignac, La Pratique du Théâtre, Paris, Champion, 1927, p. 76-82.

[70] Timo Tiusanen, op. cit., p. 238-239.

[71] Dans son introduction, Marc Escola explique que les tragédies grecques étaient construites sur une « tension entre les deux éléments qui occupent deux scènes bien délimitées : d'un côté le chœur, personnage collectif et anonyme parfois incarné par un cortège officiel de citoyens, qui évolue sur une esplanade circulaire (l'orchestra) et exprime en vers lyriques […] les interrogations et jugements de la communauté civique des spectateurs ; de l'autre, le personnage individualisé qui occupe la scène proprement dite (la skènè), en recourant paradoxalement au trimètre ïambique (le vers le plus proche de la prose) pour incarner un héros d'un autre âge, étranger comme tel à la condition du citoyen » (Le tragique, p. 16). Or, justement, le chœur ne quittait jamais l'orchestra et sa présence même empêchait une totale immersion dans l'intimité des protagonistes, y compris lorsque ceux-ci dialoguaient entre eux sur la skènè.

[72] Voir Diderot, Entretiens sur le Fils naturel, Paris, Flammarion, 2005, p. 47-61.



Josefa Terribilini

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 9 Mars 2018 à 9h37.