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Le chêne et le lierre. Critique et création, par Marc Escola.

Présentation du collectif Théorie des textes possibles, volume Crin n°57, Amsterdam, Rodopi, printemps 2012, textes réunis par Marc Escola.




Le chêne et le lierre. Critique et création



Il faudrait supposer l'œuvre non encore faite, l'œuvre à faire, entrer dans le courant créateur qui est antérieur à elle, qui la dépose et qui la dépasse. En d'autres termes, la critique vraiment créatrice, vraiment adéquate à la création géniale, consisterait à engendrer le génie, au sens où l'on dit que la géométrie engendre une figure lorsqu'elle la définit par le mouvement qui la donne.
A. Thibaudet, «La création en critique», Physiologie de la critique, 1930.


La critique littéraire est-elle vouée par nature et fonction à rester un «discours second» entièrement subordonné à un texte premier qui peut seul prétendre à la dignité d'un discours créateur? Peut-on concevoir, comme y invitait Thibaudet en son temps, une forme de critique authentiquement créatrice qui s'émanciperait du respect attaché à la lettre du texte pour entrer dans l'élan dont l'œuvre est le produit, en tentant par exemple de lui offrir quelque supplément, voire en l'imaginant tout à fait autrement? Un suffisant interprète peut-il se départir de toute déférence à l'égard des décisions de l'auteur pour les regarder comme des choix parmi d'autres, de fragiles options ou des arrêts toujours révisables, et donner ainsi priorité au possible sur le réel? Quel sens y aurait-il donc pour un critique à préférer le rêve d'une œuvre encore à faire au patient commentaire de l'œuvre déjà faite?

De telles spéculations n'ont guère leur place dans l'espace institutionnel qui est le nôtre depuis bientôt deux siècles, et que traverse une frontière assez nette entre texte et «métatexte»; les usages académiques allemands en rendent exactement compte lorsqu'ils opposent Primär- et Sekundärliteratur, et les rayons de nos librairies en offrent de leur côté un clair témoignage: le livre consacré par Jean-Yves Tadié au roman de Marcel Proust n'y côtoie pas À la Recherche du temps perdu mais bien ses seuls semblables, dans un tout autre rayon: les ouvrages de critique littéraire voués au même romancier. Pareil partage ne signifie rien d'autre que ceci: Tadié et Proust ne sont pas des auteurs du même ordre, ou plutôt: ils n'ont pas la même façon d'être auteur, soit encore: leur autorité respective ne se confond pas, le second venu ne recevant la sienne que par délégation et pour avoir arrimé son propos à l'œuvre du premier qui mérite seul le nom de créateur.

Le truisme mérite d'être médité: quelle conception de la création littéraire nous fait donc exclure aussi spontanément du prytanée des authentiques créateurs la caste des commentateurs, exégètes, éditeurs et enseignants dont l'activité est tout uniment considérée comme parasite? Car les écrivains n'ont pas de mots assez durs, on le sait, pour dire la vanité de la critique littéraire: si le chêne pouvait parler au lierre qui menace de l'étouffer sous une végétation de notes et de commentaires, il ne lui tiendrait pas un autre langage.

Pour trouver des exemples d'une critique authentiquement créatrice, il ne suffira pas d'invoquer les noms de Montaigne, dont l'œuvre propre semble être sortie toute armée du commentaire continu des grands auteurs grecs et latins, ou de Proust encore, dont les essais critiques réunis sous le titre de Contre Sainte-Beuve sont régulièrement lus comme une œuvre littéraire à part entière: Montaigne se fût-il tenu à la simple glose de Plutarque ou Virgile qu'il n'aurait pas davantage intégré le panthéon des écrivains que l'érudit Casaubon, et Proust eût-il été l'auteur du seul Contre Sainte-Beuve qu'il occuperait sans doute aujourd'hui une place mineure au rayon des rares critiques du siècle dernier à avoir connu les faveurs d'une réédition, quelque part donc entre Lanson et Thibaudet. Les célèbres Pastiches de «l'affaire Lemoyne» nous mettraient sans doute en meilleure voie — mais précisément: est-ce bien le même Proust qui les signe? Un libraire en jugera toujours autrement, qui placera les Pastiches et mélanges entre À la Recherche du temps perdu et Les Plaisirs et les jours ou Jean Santeuil, parmi les œuvres pleinement littéraires donc, quand il rangera les essais du Contre Sainte-Beuve au rayon des ouvrages critiques.

Il est patent que la littérature que l'on dit «seconde» ou «au second degré» (parodies, pastiches et toutes les formes de réemplois ludiques aussi bien que sérieux communément enveloppées sous le nom de récriture) jouit d'un prestige entier en regard de la littérature «secondaire» susmentionnée: qui songerait à contester à Joyce, Fénelon ou Aragon le statut d'écrivain, au prétexte que leur création est venue se poser sur l'épopée homérique comme le lierre sur le chêne?

Le fond de l'affaire est peut-être bien là, dans cette étrange triangulation qui permet aux écrivains d'opposer régulièrement ces vains professionnels de la lecture que sont les critiques tout à la fois au public des bénévoles lecteurs et à l'élite de ceux qui lisent pour écrire en retour: les commentateurs s'arrogent un droit sur l'œuvre d'autrui qui excède apparemment celui des simples lecteurs, mais qui ne saurait pour autant égaler celui du créateur sur son œuvre — quand bien même cet irréductible génie aurait puisé son inspiration sinon son matériau dans la lecture critique ou la simple fréquentation de quelque texte antérieur d'un autre auteur. Telle serait l'infériorité constitutive de la critique littéraire en regard de la création authentique: le critique serait celui qui sait peut-être entendre mais s'avère impuissant à relever le défi lancé par toute grande œuvre — «Faites-en donc autant!».

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L'affaire serait donc entendue si la frontière entre texte et métatexte ne s'avérait finalement assez poreuse. Il ne s'agit pas d'en appeler ici aux exemples canoniques régulièrement allégués pour dire les vertus romanesques de la métatextualité: de Nabokov à Borges ou, plus près de nous, Chevillard, on ne compte plus les écrivains qui ont su faire œuvre d'un commentaire, et fiction des plus austères pratiques philologiques. On songe plutôt à des voix moins célèbres, mais toujours plus nombreuses et d'année en année plus insistantes, qui se sont élevées pour contester le tracé théorique de cette frontière institutionnelle entre ouvrages de critique et œuvres de création.

Le présent volume collectif vient leur offrir une chambre d'échos en révélant, comme l'appel à contributions lancé sur le site Fabula en faisait d'emblée le pari, des harmoniques restées jusqu'ici inaperçus entre les références théoriques que les différents contributeurs se trouvent avoir en partage[1].

L'ensemble des essais ici réunis pourraient sans doute recevoir d'abord pour commune épigraphe telle déclaration d'un article déjà ancien de Michel Butor («La critique et l'invention», 1968): «L'activité critique consiste à considérer les œuvres comme inachevées». Si l'on veut bien interroger le destin de telle ou telle œuvre dans la pluralité des interprétations auxquelles elle a pu historiquement donner lieu, comment pourrait-on en effet regarder son texte comme achevé? Et si sa lettre en était «complète», pourquoi donc faudrait-il la commenter? Tout interprète se voue à «ajouter» quelque chose à l'œuvre pour lui restituer une forme de complétude: façon de continuation conduite au nom de l'auteur, souci d'un parachèvement qu'accompagne l'ambition secrète de voir l'interprétation durablement attachée au texte commenté, ou ultimement inscrite dans la lettre même (à la faveur d'une note de bas d'une page, dans la préférence accordée à telle «leçon» sur telle autre, ou en vertu de ces décisions philologiques par lesquelles l'éditeur s'autorise parfois à amuïr, obéliser, ou athétiser tel ou tel fragment du texte qu'il regarde comme interpolé).

Plus près de nous, se trouvent surtout mises à l'épreuve les thèses de Michel Charles sur l'opposition entre «culture rhétorique» et «culture du commentaire» (L'Arbre et la source, 1985), et la possibilité de verser au principe de l'analyse textuelle quelques-uns des gestes issus de cette tradition rhétorique au sein de laquelle les textes littéraires ne jouissaient d'aucune autorité (Introduction à l'étude des textes, 1995): la conviction que la critique littéraire n'est capable d'un vrai dialogue avec les œuvres qu'en leur retirant tout privilège pour les confronter à un horizon de textes seulement possibles est sans doute commune à tous les auteurs ici réunis, qui doivent donc à M. Charles, directement ou indirectement, l'idée que le texte réel n'est qu'un possible parmi d'autres.

Autre référence communément partagée: les «contre-enquêtes» de Pierre Bayard, lequel a su donner l'exemple, au rythme d'un essai tous les ans, et non sans paradoxes, d'une «critique interventionniste», n'hésitant pas à intervenir sur la lettre même du texte — une critique qui se fait aussi «policière», lorsqu'elle se propose de substituer un autre coupable à celui désigné par le livre et l'auteur (Qui a tué Roger Ackroyd?, Enquête sur Hamlet, L'Affaire du Chien des Baskerville, Minuit, 1998, 2002, 2008); les contributeurs de cette Théorie des textes possibles ont retenu de P. Bayard l'idée qu'un lecteur n'est nullement tenu d'adopter les conclusions auxquelles l'auteur prétend s'arrêter, que la critique littéraire peut donc être la continuation de la création par d'autres moyens, et qu'en définitive il n'y a jamais bien loin de la lecture d'une œuvre à sa réinvention ou réfection. Et tous accepteraient peut-être de souscrire au «paradoxe d'Oscar Wilde» sur lequel se referme Comment parler des livres que l'on n'a pas lus? (2007): pas plus que l'œuvre de l'artiste, l'œuvre du critique ne devrait se juger à l'aune de sa fidélité à un matériau préalable —le texte critique méritant d'être évalué dans le traitement qu'il donne de l'œuvre commenté, de même que la création littéraire ne s'apprécie pas dans sa conformité à une réalité dont elle serait la simple représentation.

Au vrai, l'attelage du «commentaire rhétorique» et de la «critique interventionniste» respectivement préconisé par ces deux théoriciens ne va pas sans difficultés… théoriques, que signale ici, avec ce qu'il faut d'humour, F. Schuerewegen en interrogeant l'étrange sort dévolu à un simple exemple dans l'un des premiers essais de P. Bayard (Le Hors-Sujet. Proust et la digression, 1996): celui du jazzman Ray… Charles, lequel nom ne vient sans doute pas tout à fait par hasard sous la plume du premier si l'on sait que Michel Charles est aussi l'auteur d'articles décisifs sur la digression («Digression régression (arabesques)», Poétique, 1979) et sur Proust («Proust d'un côté d'autre part. Qu'est-ce qu'un dysfonctionnement?», Poétique, 1984).

Au-delà de l'anecdote, ce sont tous les rapports conflictuels entre rhétorique et herméneutique qui se trouvent ainsi posés, et qu'affrontent chacun à leur façon les auteurs du présent volume; indiquons en deux mots le motif de ce litige central: P. Bayard construit ses questions avec la rigueur d'un rhétoricien «formaliste» qui aurait (bien) lu M. Charles, en traquant les lignes de faille, les hiatus, incohérences locales et autres «dysfonctionnements» qui témoignent à tout coup des hésitations de l'auteur entre plusieurs enchaînements distincts; il montre ensuite la plus grande habileté à déduire de la lettre du texte réel l'éventail des possibles au sein duquel forger quelque nouvelle variante, mais c'est pour demander finalement à l'herméneutique la solution d'un problème pourtant toujours formel — l'hypothèse psychanalytique venant ici légitimer l'invention d'un interprète qui ne s'est donc débarrassé de l'autorité de l'auteur que pour la ramener autrement: sous le sceau de l'inconscient.

L'ensemble de l'œuvre de P. Bayard — et de ses grands «plagiaires par anticipation» signalés dans chacun de ses livres, tels Borges ou O. Wilde — forme sans nul doute la bibliothèque commune de bien des auteurs de cette Théorie des textes possibles, et notamment des plus jeunes d'entre eux. Arnaud Welfringer prend ainsi au mot l'auteur de Qui a tué Roger Ackroyd?, lequel invitait tout un chacun à «s'interroger sérieusement sur les étranges épidémies de décès qui frappent les héros des fables de La Fontaine». «Les Animaux malades de la peste» présente de fait une authentique énigme policière: si l'on considère que le dénouement condamne avec l'âne l'animal manifestement le plus innocent, et si l'on fait valoir que ce sacrifice asinien n'a pas pu mettre un terme à la peste qui dévaste le royaume («ce mal qui répand la terreur…»), on doit convenir que l'apologue appelle quelques «interventions» critiques ou judiciaires, et peut-être in fine une autre «moralité»…

Florian Pennanech s'accorde pour sa part avec l'auteur du Hors-Sujet sur ce constat que «Proust est trop long»; mais, quand P. Bayard mettait en place un protocole de récriture destiné à délester la Recherche de ses passages digressifs, le jeune critique s'attaque courageusement à la longueur des phrases en faisant subir à l'œuvre «une cure d'atticisme», soit une très inattendue et néanmoins sortable «transtylisation». C'est l'occasion de revisiter nos théories contemporaines du style, de montrer comment la stylistique se donne couramment pour tâche de fonder la nécessité des formes qu'elle étudie, et d'interroger par là le ressort même de toute pratique herméneutique vouée à instituer les faits les plus contingents en logique pleinement nécessaire. En admettant dans toute création une part de contingence, comme nous y invite la théorie des textes possibles à l'instar des leçons les plus courantes de la «génétique» des textes, et en postulant que toute forme est finalement arbitraire, rien ne s'oppose plus en effet à sa réfection. Réinventons donc la phrase de Proust: le romancier a peut-être plus d'un style dans son sac.

Quand la critique traditionnelle regarde l'œuvre, dans son agencement aussi bien que dans son style, comme pleinement nécessaire, en prétendant seulement justifier les choix de l'auteur, la théorie des textes possibles envisage donc tout texte comme un objet radicalement contingent pour se demander ce qu'il aurait pu être; on trouvera sous la plume de Laurent Zimmermann de salutaires développements sur la contingence des plus grandes œuvres et l'importance du «défaut» pour la valeur esthétique: on doit en effet reconnaître que si «les réalisations d'épigones sont inférieures à celles de leurs modèles, alors que souvent elles en réalisent plus complètement le programme, c'est non seulement parce qu'il y manque certaines qualités décisives, mais aussi parce que la parfaite réalisation d'un programme équivaut à l'annulation des possibilités de la lecture» qu'autorise a contrario toute imperfection. On en ferait aisément la démonstration: Pradon fut sans doute un dramaturge plus «régulier» que Racine, lequel n'a pas laissé de commettre quelques fautes en regard de la doctrine classique, avec le succès que l'on sait. Il n'y a pas de chef-d'œuvre qui ne soit en ce sens une «œuvre ratée».

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Doit-on s'étonner que Proust soit, au sein de notre sommaire, l'auteur le mieux représenté? On connaît les célèbres pages «Sur la lecture» de la non moins fameuse préface à Sésame et les lys de Ruskin (1906) que plusieurs contributions viennent rappeler: «Et c'est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres […] que pour l'auteur ils pourraient s'appeler “Conclusions” et pour le lecteur “Incitations”»… Observant que nombre des meilleurs critiques du roman de Proust se sont adonnés à une façon de récriture, Maya Lavault propose de concevoir délibérément le commentaire comme spéculation sur les silences et les possibles du texte. Prenant modèle sur le héros de la Recherche en personne, lequel se promeut narrateur de l'histoire d'Albertine en comblant les lacunes ou en modifiant telle donnée des micro-fictions que la jeune femme a pu affabuler, M. Lavault nous invite à prolonger, compléter, voire interpoler à notre tour le texte de Proust, dans de «petits essais de fiction autour d'À la Recherche du temps perdu».

La démarche qui fait de l'invention d'une variante la forme même d'un commentaire d'un nouveau genre doit beaucoup à un troisième théoricien, qui a bien voulu contribuer directement à cette Théorie des textes possibles: Jacques Dubois, dont on connaît sans doute l'essai Pour Albertine. Proust et le sens du social (2000), mais peut-être moins un article décisif pour plusieurs des auteurs de la Théorie des textes possibles: «Pour une critique fiction», paru dans un ouvrage collectif intitulé La Critique et l'invention (2004) dans le prolongement duquel le présent volume voudrait également s'inscrire. Dans ce bref essai qu'on peut lire comme un manifeste, J. Dubois faisait valoir que la critique littéraire a hérité «d'un respect du texte sans doute très honorable mais qui, ne tenant compte ni de la vie seconde de la fiction littéraire ni de l'investissement du lecteur dans sa lecture, fait de ce texte un usage figé et en quelque sorte dogmatique. Pour elle, les grands romans de la tradition, pour ne parler que de ceux-là, sont autant de textes sacrés et consacrés dont il n'est pas question de déranger le bon ordre et qui se prêtent tout juste à l'interprétation.» C'est faire décidément peu de cas de la dynamique réelle de la lecture, qui ne cesse de «bousculer» les hiérarchies du texte, mais également des effets induits par l'incomplétude des mondes de fiction qui veut qu'une œuvre ne peut jamais représenter qu'une portion du monde possible sur lequel elle est en prise (Lavocat et alii, 2010): descriptions vouées à rester partielles, personnages secondaires dont nous ignorons parfois le passé et souvent le futur au-delà des pages ou chapitres où ils apparaissent, ellipses obligées, etc. J. Dubois en appelait à une «critique de participation», qui choisirait par méthode «de relancer les données de la fiction, d'en révéler les virtualités» en se donnant pour tâche de «faire fructifier le récit, de féconder l'imagination dont il est la trace vive». L'un des biais les mieux susceptibles «d'étoiler» un roman «en direction d'autres récits possibles» consiste à déjouer le système des personnages qui accorde priorité à un héros sur l'ensemble des personnages secondaires: «Pourquoi Madame Bovary est-il le roman d'Emma et pas celui de Charles (le roman commence par mettre ce dernier en évidence)? Pourquoi ne serait-il pas aussi bien le roman d'Homais en une sorte d'anticipation de Bouvard et Pécuchet?».

On conçoit que la syntaxe puisse constituer le niveau principal où la critique créatrice est appelée à intervenir: s'il n'est de fiction que d'«individus agissants» comme le voulait Aristote, les personnages n'y vivent pas une trajectoire solitaire mais participent d'un système actantiel bâti sur une hiérarchie toujours susceptible d'être amendée ou réévaluée. L'exemple donné par J. Dubois dans cet article de 2004 était l'occasion de vraies questions — de celles que s'interdit habituellement un interprète: postuler un roman d'Homais qui ne demande qu'à venir à l'existence, c'est renouveler suffisamment la signification généralement reconnue au roman de Flaubert, et si cette fiction reste à écrire, pourquoi ne pas faire appel en effet à Bouvard et Pécuchet comme à un commode hypotexte (peu importe ici l'ordre dans lequel les deux œuvres ont été effectivement produites)? Quant à ce «roman de Charles» que Flaubert a maintenu dans les limbes, d'autres romanciers ont su lui donner corps, comme on le sait peut-être, et l'on dispose désormais de trois Monsieur Bovary achevés, sous bénéfice d'inventaire: par Paul Giannoli (1974), Laura Grimaldi (1995), Antoine Billot (2006), sans compter le réjouissant fragment apocryphe récemment exhumé par G. Genette (2009) qui nous découvre un Charles tranquillement adultère aux heures où Emma se rend à ses plaisirs sous prétexte de leçon de chant («la musique a du bon!»)[2]. Dans l'essai donné pour le présent volume, J. Dubois révèle une nouvelle fois quel «pouvoir d'intervention» est celui du lecteur, dès lors qu'il vient actualiser «des données textuelles en latence» relatives à certains personnages secondaires — données généralement liées à «des régions occultées ou refoulées de la fiction», relatives à la sexualité et à la socialité. Il en fait ici l'efficace démonstration sur deux exemples: le personnage de Valérie Marneffe dans La Cousine Bette de Balzac et, plus près de nous, la figure de Marie dans La Vérité sur Marie (2009) de Jean-Philippe Toussaint.

Lorsque le commentaire se propose ainsi de promouvoir un personnage secondaire, ou même s'engage à lui offrir un destin, est-il si loin des opérations classiquement enveloppées sous le nom de récriture? Que fait d'autre Racine lorsqu'il affabule à nouveaux frais le sujet d'Iphigénie que de pousser sur le devant de la scène un personnage «épisodique», marginal en regard du nœud de l'intrigue mais non pas du drame lui-même, quitte à l'inventer ex nihilo pour les besoins et le plaisir de la variante comme ses détracteurs n'ont pas cessé de le lui reprocher?

Richard Saint-Gelais s'attache pour nous aux liens profonds qui unissent critique littéraire et «transfictionnalité», si l'on veut bien nommer de ce terme commode l'ensemble des «pratiques textuelles procurant un prolongement quelconque à une fiction préexistante»: il y a peut-être de salutaires profits à tirer de «l'holmesologie», cette critique des romans de Conan Doyle «qui ne reconnaît pas la fictionnalité de son objet», et n'a donc pas à «considérer que l'existence de Holmes est bornée par les récits à lui consacrés», ni du coup «à soustraire ces derniers du soupçon: relégués au rang de biographie, les écrits de Watson deviennent aussi faillibles que n'importe quel témoignage». La première leçon de cette singulière posture est de révéler a contrario dans la critique la plus traditionnelle une tentation transfictionnelle qui s'ignore, ou tout au moins ne s'avoue pas: commenter une fiction narrative ou dramatique, c'est presque toujours enter sur l'intrigue et le système actantiel ses propres inférences, qu'on présentera non comme des variantes assumées mais comme la mise au jour d'une «vérité» enfouie sous la lettre du texte… Au fond, le commentaire ne se distingue de la récriture que parce qu'il ne prétend à aucune autorité sur les variantes qu'il produit.

Parce qu'il doit peut-être son goût des variantes à ses premières amours de lecteur-annotateur des textes grecs, Racine est également très bien représenté, si l'on ose dire, au sommaire de cette Théorie des textes possibles. Marc Douguet démontre que l'impératif régulier de la «liaison des scènes» n'empêche nullement que certaines scènes données comme successives puissent être conçues comme simultanées, si bien que «les seize dernières scènes de Phèdre par exemple peuvent permuter sans affecter la cohérence de l'intrigue», donnant lieu à une multiplicité de variantes et de facto à quelques dizaines de tragédies raciniennes inédites… Sophie Rabau s'attache de son côté aux commentaires proposés par la critique moderne des Commentaires de l'Odyssée homérique rédigés par le jeune Racine. L'analyse, on le conçoit, y est le plus souvent surdéterminée par une perspective téléologique où, dans les annotations du jeune lecteur, le critique croit pouvoir pressentir les coups de génie du dramaturge encore à naître; rien n'interdit pourtant de «combiner Racine et Homère» plus librement, «pour inventer des pièces qui mériteraient aussi bien que d'autres de venir à l'existence»: S.Rabau s'emploie à relever tous les textes à venir, toutes les tragédies «en puissance», que recèlent, comme n'importe quel commentaire, les annotations raciniennes; nul besoin ici d'«autoriser» par le «génie racinien» les sujets tragiques ainsi produits: il suffit que la critique puisse les concevoir pour leur donner une manière d'existence, et peut-être de légitimité.

Le terrain de jeu élu par May Chehab n'est pas si loin de celui de S. Rabau; avec les notes semées par Saint-John Perse en marge de ses deux exemplaires de l'Empédocle de Jean Bollack, on peut faire un peu mieux qu'observer au travail un lecteur qui serait aussi un poète: on peut tenter d'amener à l'existence un poème de Saint-John Perse dont on ne connaissait jusqu'ici que le seul titre — Gaïa, le poète ayant détruit ou fait disparaître tous les avant-textes. Le défi relevé, non sans audace, par May Chehab vient utilement éclairer non seulement le reste de l'œuvre «réelle» de Perse, mais aussi «les liens que la théorie des textes possibles entretient avec l'herméneutique critique, qui a elle-même partie liée avec la philologie et la critique génétique».

Laure Depretto propose également de recréer un autre texte détruit — un simple billet dont l'absence a donné lieu à bien des spéculations: la lettre d'aveu adressée par Octave à Armance dans le roman éponyme de Stendhal. Se souvenant de Valincour qui s'était essayé à écrire le billet de Mme d'Amboise mentionné dans La Princesse de Clèves («car enfin, que pouvait dire ce billet?»), L. Depretto conçoit la production de cette lettre comme un exercice «à contraintes» qui conjugue l'enquête herméneutique et les gestes hypertextuels, et donc les bonheurs de la critique avec les joies de la création.

Si la Théorie des textes possibles vise ainsi à promouvoir des formes d'écriture critique qui sachent confondre commentaire et récriture, exégèse et invention, analyse et imagination, elle peut utilement se mettre à l'école de la critique littéraire telle que conçue par certains écrivains: comme appropriation voire détournement de l'œuvre des autres. Nathalie Solomon nous offre ainsi un portrait de Léon Bloy en critique «démolisseur», qui ne se fait pas scrupule de substituer littéralement au texte commenté une œuvre seconde dont il est le seul garant et qu'il peut proclamer à tout coup supérieure.

La théorie peut aussi se souvenir qu'il fut dans l'histoire de la littérature certains moments — l'exemple de Valincour allégué par L. Depretto est venu nous le rappeler — qui ne distinguaient pas entre texte et métatexte aussi nettement que nous le faisons; quelques siècles en amont encore, la pratique de la translatio médiévale en témoignait exemplairement, qui ne concevait pas la transmission d'un texte sans une part de ré-invention. Baptiste Franceschini montre ici ce que Graal Fiction de J. Roubaud (1978) doit à cet usage: curieuse fiction qui est à lire tout à la fois comme une récriture des récits arthuriens, «comme un travail herméneutique sur les textes médiévaux et une réflexion sur la poétique médiévale elle-même».

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Avec M. Charles, P. Bayard et J. Dubois, Yves Citton est sans nul doute l'un des théoriciens d'aujourd'hui le plus désireux de frayer de nouvelles voies aux études littéraires, et l'un des plus explicitement soucieux de «l'avenir des humanités», selon le beau titre de son tout dernier ouvrage (2010). Fort du rigoureux état des lieux dressés dans un précédent livre (Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires?, 2007) et en se réclamant encore de la philosophie de la création développée par Étienne Souriau dans deux textes récemment réédités (2009), Y. Citton envisage ici la théorie des textes possibles comme une occasion de ressaisir ce qui a toujours été, selon lui, au cœur de l'interprétation des textes: la «sollicitude pour le virtuel», à savoir la quête dans les textes du passé de nouvelles possibilités d'existence que la postérité a la responsabilité éthique et politique de faire advenir. Y. Citton regarde comme un changement de paradigme dans les études littéraires cette substitution de la question de l'usage des textes à celle de leur signification: «ce qui compte, ce n'est plus tant ce qu'on parvient à éliminer de scories (illusions et erreurs)», dans la remontée vers un hypothétique sens caché (pour l'herméneutique) ou originel (pour la philologie), «que ce qu'on parvient à saisir de virtuel à explorer.»

Changement de paradigme? D'autres ouvrages collectifs sont venus récemment en prendre également la mesure[3]. Les quatorze propositions formulées au sein de cette Théorie des textes possibles font en tous cas solidairement signe vers de nouvelles formes d'écriture critique: une critique créatrice, qui conçoit délibérément le commentaire ou la simple analyse de l'œuvre comme invention d'une «variante» en conjuguant, avec audace et bonheur, ambition métatextuelle et gestes hypertextuels.

Mais en donnant ainsi, par méthode, privilège au possible sur le réel, cette «critique d'intervention» renoue peut-être aussi avec l'ambition même de la poétique, qui revendique tout le champ du possible, et donc aussi de l'inédit comme de l'inécrit. G. Genette l'a constamment réaffirmé, depuis les dernières lignes de Nouveau Discours du récit au moins (Seuil, 1983): la poétique «ne doit pas se confiner à rendre compte des formes et des thèmes existants. Elle doit aussi explorer le champ des possibles, voire des “impossibles”, sans trop s'arrêter à cette frontière qu'il ne lui appartient pas de tracer. Les critiques n'ont fait jusqu'ici interpréter la littérature, il s'agit maintenant de la transformer. […] À quoi servirait la théorie si elle ne servait aussi à inventer la pratique?».

Le vœu a été ici quatorze fois entendu: qu'on lise donc les essais qui suivent comme autant de tentatives de rendre ses droits à l'imagination théorique et fictionnelle tout à la fois.


Marc Escola



[1] On les trouvera rassemblées à la suite de cette rapide présentation en un «Petit organon pour une théorie des textes possibles».

[2] Donné dans Codicille (Seuil, coll. «Fiction & cie», p. 54 sq.) comme «un brouillon de Madame Bovary publié par Jules Lemaître». Avec ce commentaire laconique: «Il arrive aussi qu'une fiction se glisse dans les interstices d'une autre fiction».

[3] S'il fait directement suite à trois autres ouvrages initiés par le groupe Fabula (La Case blanchee. Théorie littéraire et textes possibles, 2006, Lire pour écrire, 2009, et Contre l'auteur, à paraître), le présent volume s'inscrit également dans le sillage du volume L'invention critique, déjà signalé, mais aussi du recueil coordonné par L. Zimmermann: Pour une critique décalée: Autour de P. Bayard, Nantes, C. Defaut, 2010.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 13 Mai 2012 à 16h45.