Atelier



La peste comme analogie

par Michel Murat



Ce texte resté inédit est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de son auteur.


Dossier Crise.





La peste comme analogie


Simone de Beauvoir écrit à son amant américain Nelson Algren, le 13 juin 1947 :

Puisque vous vous intéressez à l'existentialisme, sachez que Camus, l'auteur de L'Etranger, vient de publier un livre important, La Peste, où il traite de l'occupation de Paris par l'armée allemande, sous couvert d'une histoire de peste à Oran. Il décrit l'affreuse maladie, la solitude de la ville sur laquelle elle s'abat, derrière les portes closes par peur de la contagion ; la peur, le courage. A travers tout ça, il essaie de réfléchir au sens de l'existence humaine, aux raisons, à la manière de l'accepter. Je ne suis pas d'accord avec tout, mais il manie un beau français et certaines parties émeuvent et parlent au cœur[1].

De ce jugement nuancé je retiendrai la manière de définir le sujet du roman. Beauvoir formule d'emblée ce que Camus appellera dans sa réponse à Barthes le « contenu évident » du récit, et présente ensuite l'intrigue comme une sorte de déguisement qu'elle associe à la pratique de la clandestinité (« sous couvert »). Le rapport analogique n'est pas explicité, bien que certains éléments pertinents soient indiqués dans la phrase suivante. Il importe moins que la structure de substitution. C'est bien une construction allégorique qu'elle envisage, dans laquelle ni l'intentionnalité, ni l'identification du référent qui fait l'objet d'une désignation indirecte, ne soulèvent de difficulté. L'ensemble (« tout ça ») supporte un sens moral (« l'existence humaine ») qui n'est accessible qu'« à travers » l'identification du sens littéral (la maladie) et du sens figuré (l'occupation) ; cette hiérarchie est néanmoins compensée par le caractère moins assertif et moins déterminé de ce troisième niveau (« il essaie de réfléchir »).


Ma réflexion portera principalement sur les rapports entre structure textuelle et processus herméneutiques dans ces fictions qui, comme La Peste, peuvent (doivent) être lues comme des figures. Je voudrais argumenter en faveur de la spécificité et de la relative indépendance de ces deux dimensions dans le cas du roman moderne, pour peu que celui-ci ne se réduise pas à un instrument de propagande. Pour se convaincre de cette indépendance, on peut décider de lire La Peste comme un roman vériste, dans la manière de Giovanni Verga : on constatera que non seulement cette lecture hyper-littérale est compatible avec les données textuelles, mais qu'elle est peut-être la condition d'une bonne interprétation analogique. Je m'intéresserai aussi aux conditions historiques de la réception, car ce sont elles qui présupposent la figure dans la fiction ou la lui imposent. Ces conditions ne coïncident qu'en partie avec celles de la genèse du texte, car le roman inscrit la période 1941-47 dans une continuité, celle de la question à laquelle Camus « essaie de réfléchir », alors que ses lecteurs et surtout ses critiques l'envisagent en fonction d'une rupture : malgré qu'il en ait le livre est d'après-guerre et cette réalité, comme on le verra, s'impose aussi à son auteur.


Prenons le texte à son incipit :

Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194. , à Oran. De l'avis général, ils n'y étaient pas à leur place, sortant un peu de l'ordinaire. À première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu'une préfecture française de la côte algérienne[2].

À ce moment seul le paratexte commande une lecture fictionnelle, et encore faut-il supposer que le titre donne une description littérale des « événements » mentionnés. Mais plusieurs indices pragmatiques de fictionnalité se dégagent rapidement : l'oblitération de l'année, l'épithète « curieux », la mention d'un déplacement (« pas à leur place »). Dès que l'intrigue prend forme la fictionnalité est assumée sans ambiguïté, puisque « tout le monde sait » qu'il n'y a pas eu d'épidémie de peste à Oran dans la période évoquée. Le roman situe dans un décor référentiel « vériste », identifiable sur cartes et plans, un événement contrefactuel, mais empiriquement possible ; nous sommes dans le domaine du vraisemblable, et nous n'en sortirons pas. Camus connaissait les lieux et il s'était documenté sur la maladie. Le seul point qui pouvait poser un problème de plausibilité était la fermeture d'une grande ville moderne ; mais Camus l'évoque de l'intérieur, du point de vue des candidats à l'évasion. Il nous présente l'isolement comme un élément constitutif de la fiction et comme la modalité la plus générale de l'état d'exception, c'est-à-dire comme la condition de la communauté.


La fiction est donc faite de ces « événements curieux » qui adviennent et dont le statut est celui d'une pure extériorité. Par rapport à l'histoire, la peste en tant qu'épidémie est hors champ ; on ne peut intervenir que pour gérer ses effets, mais non la provoquer ni modifier son développement ; c'est un combat sans vainqueurs. Il en résulte que l'événementialité du récit est unique. Il n'y a pas d'autre événement que la peste, c'est-à-dire la reconnaissance publique de la maladie et la fermeture conséquente de la ville, et cet événement se confond avec les conditions de possibilité du récit lui-même. Dans la peste, certains meurent, d'autres non, mais ces effets n'ont pas le statut d'événement : nous avons plutôt affaire à l'exécution d'un scénario ou d'un programme. La seule péripétie a valeur de mise en abyme : c'est la mort sur scène de l'acteur qui joue Orphée[3] ; cet épisode ramène brutalement l'œuvre d'art à la loi commune — proposition qui a des incidences sur la narration et l'image de l'auteur. Les autres récits de Camus sont construits autour d'une péripétie : le meurtre de l'Arabe dans L'Etranger, le suicide de la jeune femme dans La Chute. Ces événements ont un semblable statut d'extériorité, le protagoniste n'étant pas le sujet de l'action (« C'est le soleil », dit Meursault) ; mais ils n'en déterminent pas moins la structure de l'intrigue. Celle de La Peste s'apparente donc aux constructions par hypothèse contrefactuelle du roman philosophique ; on pourrait la comparer aux Voyages de Gulliver. La fiction modifie par hypothèse certaines données fondamentales de l'expérience ; elle élabore et évalue les conséquences empiriques de ce fait supposé. Elle vise moins à construire un monde fictionnel alternatif qu'à révéler les structures du monde actuel : c'est une fonction critique, qui peut prendre une couleur apocalyptique. Ces fictions ne produisent aucune transformation : « les hommes étaient toujours les mêmes[4] », constate Rieux. Ce qui change, c'est la connaissance que nous avons de leur identité.


La fiction ne peut conçue et interprétée comme une figure que sur la base d'une représentation globale, ce qui suppose qu'on l'ait comprise en l'actualisant jusque dans ses détails. Son interprétation analogique ne peut pas être envisagée sur le modèle de la métaphore filée, comme un ensemble hiérarchisé de correspondances bi-univoques. Les niveaux de figuration enchâssés disposent d'une large autonomie, et permettent parfois des extrapolations divergentes. Ce n'est d'ailleurs pas à ce niveau des motifs enchâssés (le couvre-feu, le marché noir, les filières d'évasion, etc.) qu'apparaissent les difficultés, mais lorsqu'il s'agit d'identifier et de nommer la « teneur » de la figure globale.


Pas plus que la structure de métaphore filée, le modèle sémantique de la métaphore ne peut être appliqué tel quel à ce genre de fiction. Certes il y a construction d'un sens indirect ou dérivé qui présuppose la compréhension d'un sens littéral. Mais la perception de la métaphore est déclenchée par une impertinence prédicative qui rend inadéquat le sens littéral et en impose la réévaluation analogique. Or l'interprétation « vériste » est ici parfaitement cohérente (de même que Robinson Crusoë est un authentique roman d'aventure) ; bien plus, elle n'est nullement appauvrie si l'on met l'accent sur les traits proprement en rapport avec l'épidémie : imaginons la portée que le roman prendrait dans un contexte actualisé, comme la grippe aviaire. L'interprétation analogique n'est pas non plus commandée par un marqueur linguistique comme dans les énoncés comparatifs. Bien qu'il mette en relation comme les comparaisons deux états de choses, le roman figural moderne ne peut être décrit comme une comparaison amplifiée : ce modèle convient mieux aux récits explicitement allégoriques, sur le modèle de la Nouvelle allégorique de Furetière, où le marquage générique joue à peu près le rôle d'un opérateur linguistique.


Dans La Peste le seul marqueur analogique explicite est l'épigraphe : « Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d'emprisonnement par une autre que de représenter n'importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n'existe pas ». Emprunté à une préface de Daniel de Foe, ce texte est de source auctoriale : il s'applique à la fiction considérée globalement, et il marque bien le statut d'extériorité de l'interprétation analogique. Une inférence banale nous fait considérer l'épigraphe comme la description d'une intention de l'auteur, en même temps que sa justification par un usage « raisonnable » de l'imagination. Mais ce texte définit aussi le sujet de la fiction d'une manière qui oriente l'interprétation, comme « une espèce d'emprisonnement ». Camus guidait ainsi la lecture aussi précisément qu'il le pouvait, mais cette précaution n'a pas suffi. À la différence des fictions allégoriques classiques, un roman comme La Peste n'est pas protégé de l'arbitraire herméneutique par sa structure interne, puisque les analogies partielles, peu susceptibles d'équivoque, sont indépendantes de la lecture d'ensemble et n'y induisent pas de contradictions. Mais au niveau global des variations en apparence minimes de désignation entraînent des divergences considérables. On lit par exemple sous la plume d'un critique récent que « du nazisme à la peste, la différence demeure irréductible[5] » : mais justement « du nazisme à la peste » le rapport n'est pas le même que « d'une espèce d'emprisonnement à une autre ». Les implications de cette différence sont décisives pour la qualification de l'action, et en particulier pour l'appréciation de ce que représentent les « formations sanitaires[6] ». Or une lecture attentive du roman montre que la seule reformulation acceptable de l'analogie, c'est-à-dire celle dont le moyen terme soit « l'emprisonnement », est de voir dans la peste une image de l'occupation — c'est le mot qu'employait Beauvoir — à condition d'entendre le mot dans sa valeur passive, celle de la condition de l'occupé.


Quoique juste, cette analogie n'est pas tout à fait exacte. De même que dans la catachrèse subsiste une approximation (la feuille de papier n'a pas de nervures, le pied de table serait plutôt une jambe, etc.), de même l'analogie globale joue le rôle d'un filtre ; elle déplace et à certains égards appauvrit la représentation que nous pouvons nous faire d'une situation de peste. En particulier, elle interdit de mettre au premier plan la communauté contagieuse. Il était difficile de parler de la contagion : que pouvait-elle représenter dans une telle analogie ? C'est pourquoi le roman, de manière très cohérente, l'envisage presque uniquement sous l'angle de la prophylaxie. La peste apparaît comme une force extérieure, que l'on combat, à laquelle on peut succomber ; l'intériorité du sujet n'en est pas affectée, alors qu'elle l'est par les effets déshumanisants de la gestion de la crise. La mort de Tarrou est décrite sur le mode épique du dernier combat. Les hommes sont frappés plutôt que souffrants : de là le côté « terne » du roman, qui renonce au pathétique dans un sujet qui est le pathétique même. Le roman ne peut donc pas tenir les promesses de son titre. Celui-ci fait attendre autre chose (que l'on trouverait chez de Foe ou Manzoni). Il fait attendre aussi une représentation du nazisme, qui n'entrait pas dans le projet de l'auteur. Sans doute Camus a-t-il été piégé par l'évidence et la force émotionnelle de ce titre. Il avait noté en effet dans ses Carnets : « Roman. Ne pas mettre “La Peste” dans le titre, mais quelque chose comme “Les Prisonniers”[7] ». Mais il savait aussi qu'« un bon titre est le vrai proxénète d'un livre » (Furetière).


Un indice certain de l'attention que Camus portait à ces analogies globales, où un mot désigne la « teneur », apparaît dans l'usage qu'il fait de l'image du fléau. La première occurrence se trouve dans le sermon de Paneloux : l'analogie est entièrement développée, et motivée par la fonction propre de l'outil. Nous avons affaire à une allégorie de facture traditionnelle, susceptible d'être figurée par un emblème, organisée selon une structure de métaphore filée, et dont la visée moralisatrice est explicite :

Dans l'immense grange de l'univers, le fléau implacable battra le blé humain jusqu'à ce que la paille soit séparée du grain. Il y aura plus de paille que de grain, plus d'appelés que d'élus, et ce malheur n'a pas été voulu par Dieu[8].

Comme dans l'exemplum de la peste en Egypte, la maladie frappe les méchants, qui seront « rejetés avec la paille ». Aussitôt surgit une difficulté théologique : dans une religion de miséricorde, cette analogie ne convient que pour figurer le jugement dernier. Dans un contexte d'épidémie, elle pose le problème des victimes innocentes (la mort de l'enfant) et de la justification du mal. C'est pourquoi Paneloux évoque aussi les chrétiens d'Abyssinie qui voyaient dans la maladie un signe d'élection, le moyen de « gagner l'éternité ». Mais du coup c'est la rationalité de l'analogie qui se bloque, et on ne peut plus conclure : « Beaucoup d'entre vous se demandent justement où je veux en venir », dit Paneloux[9]. Dans la suite du récit les éléments de cette analogie sont en quelque sorte démantelés. D'un côté l'image du fléau est évoquée dans ses propriétés matérielles indépendamment de tout procès de symbolisation. Le texte évoque en clausule de la troisième partie « le douloureux glissement de milliers de semelles rythmé par le sifflement du fléau dans le ciel alourdi », et à la page suivante il introduit dans une comparaison hypothétique une expression qui présuppose l'existence matérielle de l'objet : les oiseaux contournent la ville, « comme si le fléau de Paneloux, l'étrange pièce de bois qui tournait en sifflant au-dessus des maisons, les tenait à l'écart[10] ». Cette figure hyper-littérale suspendue au-dessus de la ville ouvre une perspective vers le fantastique ou vers l'hallucination mentale. Mais dans la conversation entre Rieux et Tarrou, ce dernier reprend l'analogie sur un plan argumentatif et éthique en modifiant sa structure : au lieu que le fléau sépare les réprouvés des élus, l'opposition devient celle des fléaux (notons le pluriel) et des victimes : « Je dis seulement qu'il y a sur terre des fléaux et des victimes et qu'il faut, autant qu'il est possible, refuser d'être avec le fléau[11] ». De cette confrontation se dégage une méthode de lecture. Camus plaide pour une dissociation et une autonomie relative des images et des arguments, et cette position a des incidences en quelque sorte topologiques. Les images sont « au-dessus » de la narration : elles sont le support d'émotions diffuses, parfois de fantasmes, auxquelles elles donnent une forme communicable. Les arguments sont « dans » la narration et les dialogues qui explicitent les conduites. Les analogies prennent dans ce second cas une valeur abstraite et sont déterminées par des structures d'opposition ; elles tendent vers une catachrèse généralisante. Cette conception peut s'appliquer à l'ensemble du récit. Il convient de remarquer qu'elle ne conteste pas seulement l'usage traditionnel du raisonnement analogique, représenté par Paneloux, mais aussi par anticipation la manière d'argumenter de Sartre, chez qui la métaphore tient souvent lieu de preuve.


De ce que l'événementialité de La Peste est globale, plutôt que portée par les actions des personnages, résulte une difficulté. Dans ce type de récit le protagoniste est en général passif, spectateur et en un autre sens opérateur de la démonstration : Gulliver, ou Candide, et plus généralement le héros picaresque, servent de révélateur de l'état du monde, non par ce qu'ils font mais par ce qui leur arrive. La dimension romanesque, s'il y en a, est celle du roman d'apprentissage. Dans le roman de Camus celle-ci est absente, et même déniée : « Je sais tout de la vie », dit Tarrou[12]. La forme de base est donc la chronique, dans laquelle le chroniqueur se trouve en position latérale, alors que le sujet véritable est la collectivité. De nombreux passages du livre se tiennent à cette forme, et ce sont à mon avis les plus réussis. La chronique n'interdit nullement une dramatisation, comme le montre la première partie où le suspens de l'intrigue est habilement ménagé. Elle permet une focalisation sur des cas, des anecdotes, et intègre sans difficulté des récits suivis. Ainsi l'histoire des tentatives d'évasion de Rambert, où elle fonctionne en quelque sorte par délégation : entièrement absorbé par les circonstances de la filière, Rambert est dans la position typique du chroniqueur ; l'événement absorbe sa signification, et la maintient dans une position d'extériorité. On en dirait autant des passages d'analyse des comportements et des institutions dans le très beau début de la troisième partie. J'en extrais, à titre d'exemple, le paragraphe sur les prisons où la peste fait « régn[er] une justice absolue » :

C'est en vain que les autorités essayèrent d'introduire de la hiérarchie dans ce nivellement, en concevant l'idée de décorer les gardiens de prison morts dans l'exercice de leurs fonctions. Comme l'état de siège était décrété et que, sous un certain angle, on pouvait considérer que les gardiens des prisons étaient des mobilisés, on leur donna la médaille militaire à titre posthume. Mais si les détenus ne laissèrent entendre aucune protestation, les milieux militaires ne prirent pas bien la chose et firent remarquer à juste titre qu'une confusion regrettable pouvait s'établir dans l'esprit du public. On fit droit à leur demande et on pensa que le plus simple était d'attribuer aux gardiens qui mourraient la médaille de l'épidémie. Mais pour les premiers, le mal était fait, on ne pouvait songer à leur retirer leur décoration, et les milieux militaires continuèrent à maintenir leur point de vue. D'autre part, en ce qui concerne la médaille des épidémies, elle avait l'inconvénient de ne pas produire l'effet moral qu'on avait obtenu par l'attribution d'une décoration militaire, puisqu'en temps d'épidémie il était banal d'obtenir une décoration de ce genre. Tout le monde fut mécontent[13].

Dans un passage comme celui-ci, la fiction prend la forme d'une hypothèse contrefactuelle qui rend lisibles des mécanismes sociaux de légitimation, d'identification, de distinction, d'une manière non seulement originale mais parfaitement convaincante. De telles propositions sont valides dans la mesure où elles peuvent servir de modèles à des situations empiriques. En revanche, elles n'ouvrent à aucune dimension symbolique. La chronique, dans ce qu'elle a de plus caractéristique, résiste à l'allégorisation. Celle-ci se trouve reportée, comme on l'a vu, à un autre niveau.


Il en va autrement pour les deux protagonistes, Rieux et Tarrou, qui prennent en charge respectivement la dimension médicale de l'action (faire son métier) et sa dimension sociale (fonction qui n'est pas définie dans un cadre professionnel). Le problème n'est pas fonctionnel. Il n'est pas gênant que le récit introduise un second chroniqueur, dont le point de vue décalé s'articule sans difficulté à la perspective plus frontale qu'adopte le chroniqueur anonyme. Et il était nécessaire à bien des points de vue que cette histoire soit aussi celle d'une amitié. Mais l'exemplarité des deux personnages n'est pas niable, même si Camus a fait de son mieux pour éviter de les héroïser ; la mort inutile de Tarrou, victime de sa propre négligence, forme le point culminant du pathos, parce que, en tant que sujet de l'action, il propose une identification au lecteur, dont il est le représentant de droit dans la fiction. Dans la chronique, l'exemplarité ne peut être que celle, globale, de l'histoire. Dans le roman moderne l'exemplarité du personnage est possible, mais elle s'accompagne d'une pensée critique : elle est problématique, ce qu'on ne peut dire d'aucun des deux protagonistes de La Peste. On peut penser que Camus n'a pas assez choisi, et qu'il a laissé sa chronique tourner au roman sans assumer cette mutation. Mais on peut aussi l'interpréter d'une autre manière, comme un glissement de la chronique, qui est une fonction, au témoignage, qui est un devoir. Ce transfert est formulé explicitement au moment où le récit dévoile le subterfuge auquel il a recouru. Cela se passe pendant le feu d'artifice qui fête le retour à la vie normale :

Le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s'achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avaient été faites […].[14]

Il reste une gêne dans la mise en scène de l'exemplarité positive, car la coïncidence de la narration et de l'action est si fortement structurante qu'il est impossible de la mettre entre parenthèses sans provoquer une suspicion rétroactive. Le raccord visiblement artificiel, presque incongru, qui rend à Rieux la chronique dont il est le narrateur, a valeur d'aveu plus que de symptôme. Mon point de vue est que Camus en avait parfaitement conscience, et que ne trouvant pas de solution, il a fait acte d'honnêteté en laissant bien en évidence les données du problème.


Sur ce point comme sur d'autres La Peste porte la trace des événements qui ont accompagné sa genèse. Le roman conserve les traces de la conversion qui en a déterminé la forme achevée, la seule dont je tienne compte dans cette étude. Il faut rappeler que le projet initial était centré sur le personnage de Stéphan, le « professeur sentimental », qui envisageait la peste « sous l'angle pathétique » et la représentait comme une « nouvelle religion », celle du « Dieu des brebis » offrant à ses victimes la volupté de se tenir « sur un tout petit bout de présent fragile et brillant comme un bûcher ». Camus proposait comme compréhension de la peste la pensée de l'absurde, où l'être « tout entier tourné vers la mort » est voué à « la flamme pure de la vie[15] », donc « heureux ». Or il va liquider par suicide le professeur Stéphan, réorganiser la thématique du bonheur et de la religion, mettre à distance les « vieilles images » de Thucydide et de Lucrèce, rapportées en style indirect libre comme une obsession que Rieux aura surmontée. Il va aussi, dans une étape ultérieure, reprendre en la laïcisant et en la politisant l'idée d'une religion de la peste ; dans la représentation qu'en donne L'État de siège, elle devient une figure presque orwellienne de l'état totalitaire.


L'évolution ne s'arrête pas à cette rupture avec la pensée de l'absurde : en témoigne l'écart entre les expressions « représenter une espèce d'emprisonnement par une autre » et « témoigner en faveur de ces pestiférés », c'est-à-dire entre l'épigraphe et la conclusion du récit. Les analyses proposées par Jeanyves Guérin et par Françoise Calin[16] ont montré à quel point La Peste s'imbriquait avec les écrits de Camus, notamment ses éditoriaux de Combat. Mais le roman ne reflète pas seulement les préoccupations actuelles des éditoriaux et des essais politiques, il s'enfonce aussi plus loin, à la rencontre des possibles. Il est très important à cet égard qu'il traite la période 1942-47 comme une continuité. Cela signifie qu'il n'est pas écrit d'un point de vue d'après-guerre, mais d'un point de vue contemporain de la guerre, qui se prolonge après la fin de celle-ci et par voie de conséquence se déplace, d'un camp à un autre. Une phrase des Carnets le dit clairement : « La peste donnera l'image de ceux qui dans cette guerre ont eu la part de la réflexion, du silence — et celle de la souffrance morale[17] ». Sous cet angle la guerre n'est pas finie. Le mot de « pestiférés », avec la valeur stigmatisante qu'il comporte, correspond au point de vue des vainqueurs, c'est-à-dire des résistants effectifs ou autoproclamés, et dessine l'image d'une « France sous Vichy » dont à bon droit ou par prétention ces derniers s'exceptent ; mais à sa place dans le roman, il exprime le point de vue des vaincus sous le regard des vainqueurs, point de vue que le narrateur reprend à son compte par un effet de compassion inconsciente[18]. Bien entendu il ne s'agit pas des collaborateurs, mais des gens « ordinaires » (c'est un mot clé du roman). La communauté véritable des années de guerre aux yeux de Camus, c'était la France occupée — ni l'Etat Français, ni les collaborateurs, mais pas davantage la France Libre ni la Résistance. Il avait raison, mais c'était en 1947 une vérité impossible à entendre. Ce que l'auteur ne pouvait dire, le roman le dit.


On pourrait faire la même analyse à propos des « formations sanitaires », sorte d'auto-organisation de la société civile qui préfigure bien des aspects du mouvement associatif actuel — sans idéologie de l'humanitaire ni médiatisation des acteurs. Il faut ici faire état de l'expérience de Camus : replié à Lyon avec Paris-Soir après la défaite, il regagne 0ran en décembre 1940. En 1942 une rechute l'oblige à venir se soigner en France ; il rejoint Paris en novembre 1943, pour travailler chez Gallimard et participer au mouvement de résistance « Combat ». Il n'a pas participé à la lutte armée. Au moment où il conçoit La Peste il est en zone libre, à une certaine distance de l'occupant, distance qui a joué son rôle dans l'adoption d'une forme indirecte de récit. Il n'a pas connu non plus les camps de prisonniers, ni la déportation. Il témoigne donc simplement de « l'existence de ces camps[19] », qu'il place à la périphérie de son roman, hors du champ de témoignage du narrateur ; il en va de même pour les fours crématoires. À mesure qu'il prenait connaissance des faits, Camus est ainsi parvenu à les intégrer en jouant habilement sur la topographie et ses valeurs symboliques, si bien qu'il donne un équivalent de l'espace mental de la France occupée, avec des camps dans la ville et d'autres plus éloignés, allusivement évoqués, et les fumées noires au loin. Malgré tout il s'agit là d'analogies partielles, relativement autonomes, qui sont présentes mais sans intervenir dans la structure. Les formations sanitaires quant à elles ne représentent pas la Résistance, si par ce terme on entend, comme on devait le faire en 1947, la lutte armée ou le soutien direct à cette lutte. Camus regroupe sous ce terme un large éventail de conduites positives dont la plus fondamentale est la solidarité envers les persécutés. Ces actions ont en commun leur signification, qui peut être qualifiée de résistance, l'exposition à un risque (que rappellent les négligences fatales de Tarrou), mais aussi leur caractère individuel, leur dispersion et leur faible visibilité. Au lendemain de la guerre, ces actions ont été dans une large mesure occultées par la mise en place du schéma binaire opposant résistance et collaboration, qui repoussait au second plan l'ensemble des comportements ordinaires, qu'ils aient été positifs (la solidarité) ou négatifs (les « profiteurs de guerre »). Camus avait fait partie de ces gens ordinaires et il estimait nécessaire de témoigner pour eux.


Cependant à ces données historiques s'ajoute une contrainte technique, qui résulte des propriétés impliquées dans l'analogie. Pour Camus il était essentiel pour des raisons à la fois narratives et symboliques que cette résistance ait une dimension collective, et par conséquent implique un degré au moins élémentaire d'organisation. Mais l'intégration au chronotope du roman imposait que cette organisation soit civile, d'une part, et légale d'autre part, même si elle se distingue nettement de l'administration (et même s'y oppose comme un contre-modèle d'organisation sociale) : or la résistance identifiée comme telle était armée et clandestine. Le fonctionnement de l'analogie se trouve donc bloqué par les automatismes idéologiques qui constituent l'horizon d'attente des lecteurs contemporains. Ici c'est bien le sens des mots qui est en jeu — « J'ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu'ils ne tenaient pas un langage clair[20] » — et avec lui l'honnêteté professionnelle de l'écrivain. Camus ne pouvait faire autrement. Il savait qu'il s'exposait au malentendu, mais il n'a pas assez résisté à la tentation de charger d'explications son roman. Ces explications ont nourri le malentendu, et maintenant que nous sommes mieux à même d'entendre, elles nous paraissent superflues et didactiques.


Ces données expliquent la divergence entre le succès du livre et sa réception critique. La Peste a d'emblée rencontré son public. Composé pour l'essentiel de gens qui ne pensaient pas être en charge du sens de l'histoire, ce public y a trouvé une transposition riche et émouvante de sa propre expérience, et peut-être aussi matière à réflexion pour l'avenir. Il me semble que ce sont de bonnes raisons. La critique ne les a pas partagées. La Peste, écrit Bataille, fut « un peu vite accueilli comme un grand livre[21] ». Mais après cette approbation convenue le blâme s'est fait jour : « le plus terne des livres de Camus » (Bataille) ; un échec, dit Gaétan Picon, par « impuissance de l'allégorie à devenir mythe[22] » ; Camus propose une politique de non-intervention (Picon) et une morale de Croix-Rouge (d'Astorg, puis Jeanson[23]) : il n'a pas tiré les leçons de l'histoire. La réception du roman est marquée par la publication quasi-contemporaine de Ni victimes ni bourreaux[24], et les divergences croissantes de Camus avec le groupe des Temps modernes d'une part, d'autre part avec les orientations prises par le CNE ; marquée aussi par la polémique autour des camps soviétiques. Quelques années plus tard, Beauvoir évoquera remarquablement ce contexte dans Les Mandarins. Pour tous ces intellectuels, le constat fondamental est celui de l'article de Merleau-Ponty dans le premier numéro des Temps modernes : « La guerre est finie ». Le livre est évalué, même par Picon, au nom d'une conscience d'après-guerre, qui surplombe les événements et les juge en fonction de ce qu'il aurait fallu faire, et qui a cessé d'être douteux. L'interprétation de la fiction se fait autour de la résistance et du nazisme ; elle oppose des valeurs militantes au « vœu tranquille de la non-violence[25] » sans s'aviser que c'est refaire le texte en fonction d'une perspective qui n'est pas la sienne et que cette formule est un contresens.


La réception de La Peste pourrait servir à une histoire de la représentation de la guerre dans l'après-guerre. Elle rebondit à plusieurs reprises et nous conduit jusqu'au discours de Stockholm et à l'autocritique vertigineuse mais peut-être trop réussie de La Chute. Le moment décisif est la querelle de L'Homme révolté, en 1952. Il est normal que La Peste ait été englobée dans les débats autour de cet essai : tous deux procèdent de la réflexion de Camus en 1945-46. Mais le roman s'en trouve, même aux yeux de son auteur, singulièrement déporté et presque coupé de l'expérience singulière qui lui avait donné naissance, celle de l'exil de 1942 au Chambon-sur-Lignon où Camus enfermé dans la maladie et protégé par elle, a été au plus profond de l'expérience de l'« emprisonnement » et de la compréhension de ce que pouvaient éprouver les gens ordinaires dans une situation analogue à la sienne.


Dans cette querelle de 1952 je m'intéresserai surtout à ce qu'on pourrait appeler la reprise de volée de La Peste par Sartre à la fin de la Réponse à Albert Camus. Jeanson avait attaqué le premier dans Les Temps modernes, Camus avait répondu, Sartre exécute Camus en venant au secours de Jeanson. Son premier mot est « amitié », mais c'est pour dire que Camus l'a rompue. Voici l'argument de Sartre :

L'équilibre que vous réalisiez ne pouvait se produire qu'une seule fois, pour un seul moment, en un seul homme : vous aviez eu cette chance que la lutte commune contre les Allemands symbolisât à vos yeux et aux nôtres l'union de tous les hommes contre les fatalités inhumaines. En choisissant l'injustice, l'Allemand s'était rangé de lui-même parmi les forces aveugles de la Nature et vous aviez pu, dans La Peste, faire tenir son rôle par des microbes, sans que nul ne s'avisât de la mystification[26].

Sartre inverse l'analogie : pour Camus c'est la lutte contre la peste qui symbolise la résistance à l'occupant, et non le contraire. Il en va de même pour la réduction burlesque du « faire tenir son rôle par des microbes ». Sartre recourt au paralogisme qui consiste à déduire une inclusion catégorielle de la co-possession d'un prédicat (tous les hommes sont mortels ; or Socrate est mortel ; donc Socrate est un homme). Ce paralogisme qui « naturalise » l'injustice des Allemands pour les assimiler à des microbes est entièrement absent du roman[27]. Plutôt que l'analogie de Camus, c'est l'argument de Sartre qui est mystifiant. Camus avait pris soin d'orienter précisément l'interprétation de sa figure et de la dissocier de ses propositions éthiques. L'intervention de Sartre montre que dans le cas de la fiction, c'est une défense fragile. L'inconvénient du statut pragmatique de la fiction est en effet que la modalité du « non-sérieux » autorise, puisqu'elles sont par principe sans conséquence, toutes sortes de manipulations rhétoriques de ses contenus, et en particulier une reconfiguration des rapports analogiques dont seuls les termes sont conservés : or les conclusions qu'on en tire redeviennent sérieuses dès qu'elles sont extraites de la fiction et portées au débit ou au crédit de l'auteur. C'est une des raisons pour lesquelles il vaut mieux ne pas trop parler dans le roman.


Le dernier épisode se joue trois ans après entre Barthes et Camus, dans un contexte que la déstalinisation n'a pas allégé et que viennent d'alourdir en novembre 1954 les prodromes de la guerre d'Algérie. Il suffit de lire l'article de juillet 1955, « Terrorisme et répression[28] », pour comprendre que les positions éthiques et politiques de La Peste se trouvent brutalement réactualisées. C'est ce contexte qui explique que Camus ait pris soin de répondre à l'étude de Barthes et de demander que sa lettre soit publiée avec la réponse de celui-ci. L'épisode de 1952 semble ainsi rejoué sur un ton infiniment plus courtois, mais les positions n'ont pas changé : Barthes comme Sartre s'exprime « au nom du matérialisme historique[29] ». Pourtant il s'intéresse bien davantage à l'œuvre littéraire, dont il propose une belle analyse, centrée sur l'opposition entre chronique et histoire et mettant en lumière « le grand thème de la séparation des amants ». Barthes oppose chronique et histoire, en insistant sur la platitude et la déliaison : « Point de structure à la Peste, point de liaison entre la Peste et un ailleurs qui pourrait être le passé et d'autres lieux ou d'autres faits, en un mot, point de mise en rapport[30] ». Il propose en la rapportant à l'épigraphe une interprétation très juste de la construction analogique du roman : « Les Oranais luttant avec la Peste rencontrent exactement les mêmes situations que les Français de 1942 aux prises avec l'occupation nazie ».


Barthes n'introduit donc pas d'argument nouveau, mais il expose clairement « le malentendu qui, depuis la parution de La Peste, oppose Camus à une partie des intellectuels français ». Sans rejeter la position de Camus, comme faisaient d'Astorg ou Sartre, il confronte le romancier aux conséquences de son analogie : « Que feraient les combattants de la Peste devant le visage trop humain dont elle doit être le symbole général et indifférencié[31] ? » Or la fiction n'a pas à répondre à ce genre de question. C'est donc l'auteur qui répond à la place du roman, que celui-ci « a comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme », et que les combattants qu'il représente ont déjà fait connaître leur réponse, « qui est positive[32] ». Une telle proposition fait éclater le cadre pragmatique de la fiction, et elle ne doit pas être considérée comme une explication du roman, mais comme une réponse aux « intellectuels français ». Elle a pourtant servi de base à toute la critique ultérieure.

Ce débat s'est focalisé sur les positions exprimées par les protagonistes, et principalement par Tarrou dans la grande scène de confession. Or ces positions radicales et désespérées : « Je sais que je ne vaux plus rien pour ce monde lui-même et qu'à partir du moment où j'ai renoncé à tuer, je me suis condamné à un exil définitif. Ce sont les autres qui feront l'histoire[33] », constituent un fondement philosophique et ne préjugent pas des formes concrètes de l'action, ni dans la fiction (où il n'est pas question de tuer), ni dans le monde empirique. Elles n'en manifestent pas moins une tension entre fictionnalité et auctorialité, et même une contradiction que Camus n'avait pas les moyens de résoudre et qu'il n'a pas cherché à dissimuler. Dans un cas comme celui-ci, il me semble plus intéressant de donner priorité au cadre pragmatique de la fiction plutôt que d'en extraire les contenus exprimés : en d'autres termes de considérer que Tarrou parle de Camus plutôt qu'il ne parle pour Camus. C'est bien ce qu'avait compris Barthes quand dans un geste de sympathie véritable (mais inacceptable dans le débat : Camus, bien entendu, s'efforce de le réfuter), il disait que La Peste avait « commencé pour son auteur une carrière de solitude[34] ».


La Peste paraît au moment où Gracq travaille au Rivage des Syrtes. J'ai longtemps pensé que le livre de Camus avait fourni à Gracq un modèle de ce qu'il ne voulait pas faire, et qu'il y voyait une allégorie trop simple et d'ailleurs défectueuse. Je lisais même en creux une critique de La Peste dans l'éloge que Gracq fait du roman de Jünger, Sur les Falaises de marbre, lorsqu'il oppose deux formes de narration symbolique, le roman à clé, dont il ne cite pas d'exemple, et le récit emblématique, dont Jünger offre le modèle[35]. Je serais moins affirmatif aujourd'hui. Gracq ne parle pas de La Peste alors qu'il mentionne à plusieurs reprises L'Etranger, qu'il admire sans adhésion, reconnaissant que Camus y donne « à l'impuissance et à l'infortune de l'homme […] ses emblèmes[36] ». La Peste et Le Rivage des Syrtes n'ont en commun que le statut fictionnel, la dimension analogique et aussi une manière de traverser l'histoire, de la guerre à l'après-guerre chez Camus, d'une avant-guerre à une autre avant-guerre virtuelle chez Gracq : pour Camus la guerre n'est pas finie ; dans le roman de Gracq « elle n'a jamais cessé, que je sache ». Tout le reste les oppose, et d'abord le fait que l'événementialité qui chez Camus est présupposée, est chez Gracq le sujet même du roman ; celui-ci s'arrête au moment où « le décor est planté », c'est-à-dire au point où l'événement va se produire comme procès historique. La Peste est bâtie comme une hypothèse contrefactuelle, qui place un objet empirique (Oran) dans une situation fictive mais possible ; dans Le Rivage des Syrtes c'est l'univers de référence (Orsenna, le Farghestan) qui est une fiction, construite par un montage complexe de données culturelles, alors que la situation transpose celle de l'Europe de 1937-38. Ce que vise Gracq est « l'esprit-de-l'histoire », alors que Camus écrit la chronique des hommes, celle de leur souffrance et de leurs efforts. Mais dans les deux cas, à travers toutes ces différences, la fiction doit être considérée comme le livre auquel le monde aboutit. Et ceci vaut pour toute fiction, car il n'en est aucune qui à sa manière ne parle analogiquement du monde. Le récit allégorique ne fait qu'exemplifier en les rendant plus visibles et en aiguisant certains de leurs paradoxes les conditions épistémologiques de l'interprétation des fictions littéraires. C'est encore Gracq qui le formule avec la plus grande lucidité :

Le monde de l'art n'est pas notre monde. […] Nous comprenons notre gêne de tout à l'heure, lorsque nous cherchions à chaque page ce que le livre [de Jünger] voulait dire. Il ne voulait pas dire : il était, seulement, et c'était plutôt, nous semble-t-il au réel de s'informer à lui[37].

Il en résulte qu'il est raisonnable de représenter n'importe quelle chose qui existe réellement par une chose qui n'existe pas : nous en voilà, me semble-t-il, suffisamment persuadés.



Michel Murat (2020)


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en mai 2020.




[1] Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Paris, Gallimard Folio, 2002 (1997), p. 43.

[2] Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, 1947 ; je cite d'après l'éd. Folio, 1972, p. 11 (référence abrégée : LP).

[3] LP, p. 182-83.

[4] LP, p. 278.

[5] Michel Jarrety, La Morale dans l'écriture : Camus, Char, Cioran, Paris, PUF, 1999, p. 38.

[6] La critique de Sartre (voir ci-dessous) s'articulera précisément sur ce point.

[7] Albert Camus, Carnets II , Gallimard, 1964, p. 41. La rédaction du livre terminée, il hésite encore : « Je ne sais pas encore si je l'appellerai La Terreur ou La Peste » (lettre du 21 août 1946, citée dans Olivier Todd, Albert Camus, une vie, Paris, Gallimard, 1996, p. 573).

[8] LP, p. 92.

[9] LP, p. 94.

[10] LP, respectivement p. 170, 173.

[11] LP, p. 229.

[12] LP, p. 228.

[13] LP, p. 157-58.

[14] LP, p. 278.

[15] Sur cette question, on se référera aux articles de Paul Demont : « La Peste : un inédit d'Albert Camus, lecteur de Thucydide », Antike und Abendland, 42, 1996, p. 137-154 (cet article reproduit pour la première fois le fragment inédit de la BNF, NAF 25248, f° 79-82) ; « La crise d'un professeur : le journal de Philippe Stéphan et la genèse de La Peste », Pour un humanisme romanesque. Mélanges offerts à Jacqueline Lévi-Valensi, éd. G. Philippe et A. Spiquel, Paris, SEDES, 1999, p. 211-218. Je remercie vivement Paul Demont de m'avoir communiqué ces références.

[16] Jeanyves Guérin, « Jalons pour une lecture politique de La Peste », Roman 20-50, n°2, 1986, p. 7-25 ; Françoise Calin, Les Marques de l'Histoire (1939-1945 dans le roman français, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 2004, p. 133-162. Pour une présentation d'ensemble du roman et de sa genèse, on se reportera à Jacqueline Lévi-Valensi, « La Peste » d'Albert Camus, Gallimard Foliothèque, 1991.

[17] Carnets II, éd. cit., p. 72.

[18] Ce mot avait été utilisé par Tarrou dans sa grande scène de confession dans une perspective très différente, où il désignait celui qui consent à la mort d'autrui : les « grands pestiférés », ce sont les juges, et l'action politique entraîne inévitablement une contamination (226-27). L'occurrence finale est très différente de cette autocritique que l'on peut estimer sans issue, et qui forme dans le roman une sorte d'explication digressive.

[19] LP, p. 220.

[20] C'est un propos de Tarrou, LP, p. 229.

[21] Georges Bataille, « La morale du malheur : La Peste », Critique, n°13-14, 1947 ; repris dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. XI, 1988, p. 239.

[22] Gaétan Picon, « Remarques sur La Peste », Fontaine, n°61, 1947 ; repris dans L'Usage de la lecture, Mercure de France, 1960, p. 82.

[23] Bertrand d'Astorg, « De la peste et d'un nouvel humanitarisme », Esprit, octobre 1947, p. 621 ; Francis Jeanson, « Albert Camus ou l'âme révoltée », Les Temps modernes, mai 1952, p. 2072.

[24] Albert Camus, Ni victimes ni bourreaux, Combat, 19-30 novembre 1946 ; repris dans Essais, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1965, p. 331-353.

[25] Gaétan Picon, art. cité, p. 87.

[26] TM 82, août 1952 ; Situations IV, Gallimard, 1964, 118.

[27] C'est une espèce de sorite : 1. Toutes les forces naturelles sont injustes ; or les Allemands sont injustes ; donc les Allemands sont des forces naturelles. 2. Les Allemands sont des forces naturelles. ; or les microbes sont des forces naturelles ; donc les Allemands sont des microbes.

[28] L'Express, 9 juillet 1955, repris dans Essais, éd. cit., p. 1865-72.

[29] Roland Barthes, « La Peste », Club (Bulletin du Club du meilleur livre), février 1955 ; repris dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, t. I, 2002, p. 573.

[30] Ibid., p. 541.

[31] Ibid., p. 544, pour les trois citations.

[32] Réponse d'Albert Camus à Roland Barthes, ibid., p. 546, 547.

[33] LP, p. 228-229.

[34] Roland Barthes, op. cit., p. 545.

[35] Julien Gracq, « Symbolique d'Ernst Jünger », Préférences, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. I, 1989, p. 976-982. Le roman de Jünger, paru en 1939, a été traduit par Henri Thomas et a paru chez Gallimard en 1943, moment où Gracq l'a lu.

[36] Julien Gracq, « Le surréalisme et la littérature contemporaine » (1949), Œuvres complètes, t. I, éd. cit., p. 1029-1030.

[37] Julien Gracq, « Symbolique d'Ernst Jünger », Œuvres complètes, t. I, éd. cit., p. 980.



Michel Murat

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 7 Mai 2020 à 12h06.