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3. L'AUTEUR COMME ABSENCE : BARTHES ET FOUCAULT.

Aux extraits de l'article de R. Barthes proposés par Alain Brunn (L'Auteur, GF-Corpus, texte XXXIII, p. 152-157), qu'on numérotera de 2 à 5, on ajoutera les extraits suivants issus du même texte :

  • (1) " Dans sa nouvelle Sarrasine, Balzac, parlant d'un castrat déguisé en femme, écrit cette phrase : " c'était la femme, avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cause, ses bravades et sa délicieuse finesse de sentiments. " Qui parle ainsi ? Est-ce le héros de la nouvelle, intéressé à ignorer le castrat qui se cache sous la femme ? Est-ce l'individu Balzac, pourvu par son expérience personnelle d'une philosophie de la femme ? Est-ce l'auteur Balzac, professant des idées " littéraires " sur la féminité ? Est-ce la sagesse universelle ? La psychologie romantique ? Il sera à tout jamais impossible de le savoir, pour la bonne raison que l'écriture est destruction de toute voix, de toute origine. L'écriture, c'est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. "

  • (6) " L'Auteur une fois éloigné, la prétention de " déchiffrer " un texte devient tout à fait inutile. Donner un Auteur à un texte, c'est imposer à ce texte un cran d'arrêt, c'est le pourvoir d'un signifié dernier, c'est fermer l'écriture. Cette conception convient très bien à la critique, qui veut alors se donner pour tâche importante de découvrir l'Auteur ( ou ses hypostases : la société, l'histoire, la psyché, la liberté ) sous l'œuvre : l'Auteur trouvé, le texte est "expliqué ", le critique a vaincu ; il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, historiquement, le règne de l'Auteur ait été aussi celui du Critique, mais aussi à ce que la critique ( fût-elle nouvelle ) soit aujourd'hui ébranlée en même temps que l'Auteur. Dans l'écriture multiple, […] il n'y a pas de fond ; l'espace de l'écriture est à parcourir, il n'est pas à percer ; l'écriture pose sans cesse du sens mais c'est toujours pour l'évaporer : elle procède à une exemption systématique du sens. Par là même, la littérature ( il vaudrait mieux dire désormais l'écriture ), en refusant d'assigner au texte ( et au monde comme texte ) un " secret ", c'est-à-dire un sens ultime, libère une activité que l'on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d'arrêter le sens, c'est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi. "

  • (7) " Revenons à la phrase de Balzac. Personne ( c'est-à-dire aucune " personne " ) ne la dit : sa source, sa voix, n'est pas le vrai lieu de l'écriture, c'est la lecture. […] Un texte est fait d'écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n'est pas l'auteur, comme on l'a dit jusqu'à présent, c'est le lecteur : le lecteur est l'espace même où s'inscrivent, sans qu'aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ; l'unité d'un texte n'est pas dans son origine, mais dans sa destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle : le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu'un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l'écrit. […] Le lecteur, la critique classique ne s'en est jamais occupée ; pour elle, il n'y a pas d'autre homme dans la littérature que celui qui écrit. […] Nous savons que, pour rendre à l'écriture son avenir, il faut en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur. "


Trois remarques sur l'ensemble de l'article de Barthes, et d'abord sur sa date (fin de l'année 1968) :

o L'article de Barthes " a fait date ", et on peut par là même le trouver aujourd'hui extrêmement " daté " : le texte est à lire comme un " manifeste ", et la réflexion est ouvertement politique (elle s'attache aux enjeux politiques d'une " rupture " épistémologique) qui fait entendre l'écho des " événements " de mai 1968 ; le constat de la " mort de l'auteur " prend par ailleurs explicitement le relais du thème de la " mort de l'homme " lié à l'essor du structuralisme, lui-même en phase avec le marxisme (" l'homme " y apparaît comme un " lieu " ou un " effet " d'un système ou d'un jeu de structures). — On aurait tort d'ironiser (" l'auteur n'est pas mort : on en voit sinon tous les jours au moins une fois par semaine sur les plateaux de télévision !") : la position de Barthes permet de caractériser la position méthodologique de l'ensemble de la " nouvelle critique " ; c'est en effet au thème de " la mort de l'auteur ", comme rupture épistémologique, que l'on doit l'essentiel des acquis théoriques des années 1970 : en coupant l'œuvre de l'auteur, la théorie littéraire se constitue en discipline autonome en se donnant un objet d'étude singulier et spécifique (le " texte "). Faire l'économie de l'auteur, c'est refuser de confondre l'analyse textuelle avec la psychologie (les spéculations sur " l'intention de l'auteur "), avec la démarche de l'historien, que ce soit l'historien de la société, celui des idées ou de la philosophie (la littérature comme " reflet ") ; c'est donc manifester la possibilité d'une discipline autonome, vouée à l'analyse des textes littéraires. — Songeons aux acquis de la narratologie (l'ouvrage fondateur est celui de G. Genette, Figures III, Le Seuil, 1970) : tant qu'on ne coupe pas le texte narratif de son auteur, on aperçoit mal le statut et les complexes fonctions du narrateur.

o Deuxième remarque : Barthes ne peut pas être ramené à cette seule déclaration de principe. Il est facile de souligner que nombre de ses travaux critiques postérieurs " réintroduisent " la notion d'auteur (Sade, Fourier, Loyola, Le Seuil, 1970). — Nulle apostasie cependant : " l'auteur " dont il est alors question, c'est un " imaginaire " manifesté par le texte, et qui se confond finalement avec un ensemble hiérarchisé d'effets proprement esthétiques (une métaphorique notamment). — L'œuvre de Barthes à partir de 1970 est habitée par un autre thème : l'auteur comme " fantasme " du lecteur, qui élabore, à partir du texte et pour nourrir un dialogue, une " figure " d'auteur. Voir l'extrait du Plaisir du texte (Le Seuil, 1973) proposé dans la " petite mosaïque problématique " : l'auteur est bien mort " comme institution ", mais il existe en " figure " dans la relation dialogique que j'entretiens comme lecteur avec le texte (le lecteur lit dans l'illusion que le texte le choisit, la lecture est une activité " désirante "), non plus " derrière " l'œuvre dont il détiendrait seul le secret ou la vérité, mais " dans " le texte. (Voir également sur Fabula, [ le " Forum Barthes "] et notamment le petit " Dictionnaire " élaboré par Marielle Macé et Alexandre Gefen.) — Barthes n'a cessé de jouer avec l'institution littéraire et les effets d'autorité ; jeu délibéré dans le fameux Roland Barthes par Roland Barthes (Le Seuil, 1986), où Barthes prend au pied de la lettre le principe de la collection " Les Écrivains de toujours " (les auteurs " par eux-mêmes "), met en scène deux instances d'énonciation (l'une à la première personne, l'autre à la troisième)… L'ouvrage tout entirer est à lire comme une réflexion sur les notions d'auteur et d'autorité. (Voir l'article accordé au Magazine littéraire au moment de la sortie de ce livre, où Barthes produit une troisième instance, en commentant ce texte déjà complexe : " Barthes puissance trois ", dans le volume d'Alain Brunn, GF-Flammarion, Texte XV, p. 116 sq.)

o Troisième remarque, sur la forme même de l'article de 1968 : une série de sept fragments. Il y a là beaucoup plus qu'un effet de mode : l'écriture discontinue, que Barthes pratiquera régulièrement (de même qu'il s'attachera à des auteurs alors un peu " oubliés " comme La Rochefoucauld ou La Bruyère), favorise une sorte d'ubiquité ou de plasticité de l'énonciation qui s'interdit ainsi toute institutionnalisation (pour Barthes comme pour les " moralistes ", le fragment est l'antithèse de la dissertation ou du traité). On peut se demander cependant si la discontinuité ne favorise pas, paradoxalement, d'autres effets d'autorité… (Barthes lui-même pose la question dans RB par RB).


Quelques réflexions maintenant sur le sens à donner et la valeur pour Barthes de cette rupture épistémologique : que gagne-t-on à couper le cordon ombilical entre l'œuvre et l'individu qui l'a historiquement produite ?

Deux réflexions latérales pour rapporter le thème de la " mort de l'auteur " à notre " argument " (on laissera ici de côté deux aspects importants : la généalogie du thème esquissée par Barthes depuis les thèses mallarméennes sur la " disparition élocutoire du poète " et l'intransivité du texte poétique ; le " dialogisme " du langage lui-même comme tissu de citations et la dimension " intertextuelle " de tout texte).

o Le fragment (1) offre incidemment une définition de la " littérarité " : un texte peut faire l'objet d'une lecture esthétique dès lors que l'on se trouve dans l'impossibilité d'assigner l'ensemble de ses énoncés à une origine commune distincte de lui. Un texte ne gagne sa dimension esthétique que dans l'institution d'une coupure qui rend " l'origine " inatteignable ; la question " Qui parle ? " ne souffre pas de réponse univoque, mais une diversité de réponses également partielles et insuffisantes : dans la phrase issue de Sarrazine de Balzac, nouvelle à laquelle Barthes consacre, avec S/Z (Le Seuil, 1970) un essai où il élabore une méthode de lecture précisément fondée sur ce postulat, on peut entendre indistinctement ou tour à tour la voix d'un auteur historiquement singulier, d'un narrateur, d'une époque, d'une idéologie…

  • La détermination d'une " origine " ne peut donc être que le produit d'une spéculation : il faut comprendre que toute hypothèse sur l'origine se constitue en interprétation. Réduire la pluralité de ces voix à l'univocité, c'est décider d'un sens du texte au détriment de ses autres sens possibles. Or, la littérarité du texte s'identifie à son ouverture à une diversité d'interprétations (ce qui le rend disponible à une constante " actualisation " : le devenir d'un texte littéraire, sa " vie " propre, tient dans son aptitude à se prêter régulièrement à des réinterprétations).

o Dire qu'il n'y a pas " d'auteur " en amont du texte qui en détiendrait le sens, c'est libérer le jeu des interprétations (fragments 6 & 7), en refusant le verrou que constitue l'assignation au texte d'une origine déterminée. C'est l'occasion pour Barthes de dénoncer les pratiques critiques qui visent à " arrêter " (ou épuiser) le sens d'un texte, en le reconduisant vers un " dehors " qui l'expliquerait (la psyché de l'auteur, les forces sociales qui conditionnent sa production, l'idéologie qui s'y " reflète ", etc.). " L'auteur ", dans de tels protocoles de lecture, constitue une fonction herméneutique attachée au discours critique lui-même : il s'agit bien " d'autoriser " une interprétation en faisant jouer " l'origine " comme vérité. Barthes rapporte de tels protocoles à une " théologie " du sens, et il dénonce au passage (fragment 2) la pauvreté de la conception de la littérature défendue par cette " ancienne critique " : le texte littéraire n'est jamais pour elle qu'un voile allégorique, qu'il s'agit de traverser, et donc finalement d'annuler, pour atteindre une vérité au-delà de lui. Rapporter un texte à son origine ou son dehors, et alors même qu'on prétend en délivrer le sens, c'est finalement perdre le texte lui-même dans sa spécificité. — La " nouvelle critique " renonce pour sa part à produire un " signifié dernier " pour envisager le texte comme une pure surface, le lieu essentiellement instable d'un miroitement lui-même " inarrêtable " des significations. Dira-t-on que le texte dès lors n'a " plus de sens " ? Il ne trouve sa signification, toute provisoire, que dans l'acte de lecture : " la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'auteur ". Libération qui, en déléguant au lecteur la seule " responsabilité " du sens est aussi une inquiétude : si on ne va pas chercher " ailleurs ", à l'extérieur du texte la garantie (auctoritas) du sens, comment assumerons-nous la dimension contingente et provisoire de sa propre lecture ? Il n'est pas si facile d'accepter que notre lecture soit précisément une lecture " parmi d'autres ", une lecture sans autorité, qui ne vaut pas mieux qu'une autre, et qui, comme telle, est vouée à disparaître aussitôt que formulée…


Venons-en maintenant à Michel Foucault et la fonction-auteur : nous restons dans la même configuration intellectuelle (et dans la même épistémé).

Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 2 Avril 2002 à 11h53.