Atelier

Petite phénoménologie de l'imposture

Par Nathalie Kremer (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3)


Le présent texte constitue une première version de l'introduction au volume Fictions de l'imposture, impostures de la fiction dans les récits d'Ancien Régime. Actes du Colloque de Paris (12-14 juin 2013), sous la direction de N. Kremer, Y. Tran Gervat et J.-P. Sermain, Paris, Hermann, coll. «La République des lettres», 2016.


Dossier Fiction






Petite phénoménologie de l'imposture


Qu'est-ce que l'imposture? La question nous confronte à un paradoxe, dans la mesure où il paraît difficile de découvrir la face du mensonge qui, par définition, est de l'ordre du secret. Du moins n'est-il possible d'en parler qu'après-coup, lorsque l'imposture a été découverte et qu'elle s'avère avoir été faillible. Mais l'imposture parfaite, qui n'est pas même soupçonnée, nous est inaccessible… Il faudrait un tiers-observateur, un confident ou complice qui lui au moins détient le secret et peut connaître les rouages de l'imposture. Telle est la situation idéale devant laquelle nous place la fiction, en offrant à ses lecteurs le plaisir de connaître, toutes cartes en mains ou presque, des situations d'impostures aussi parfaites qu'inoffensives, puisqu'il est bien à l'abri derrière son livre des pièges auxquels succombent les victimes imaginaires. C'est donc à partir d'une lecture de quelques cas d'impostures dans la fiction, que nous tâcherons de constituer ici les traits dominants de son fonctionnement. Avant d'en décrire les contours phénoménologiques (II), nous tenterons dans un premier temps d'en esquisser une définition plus précise (I).



I. Définition de l'imposture, entre calomnie et mystification


Étymologiquement, le terme imposture vient du bas-latin impostura, dérivant du verbe imponere qui signifie «en imposer», d'où le sens général de «tromper». Ainsi, le Dictionnaire de l'Académie française (1992) définit l'imposture comme une «action de tromper autrui, notamment par de fausses apparences ou en se faisant passer pour un autre». Il s'agit donc d'une action qui vise à faire méprendre sur son identité et/ou ses intentions, en vue d'un abus éventuel, du récepteur. La figure emblématique de la ruse qui s'est développée dans notre imaginaire collectif européen est le renard. Celui-ci doit beaucoup à son prétendu oncle Ysengrin, dont il est aussi et surtout le descendant littéraire. Ysengrin et Renart s'appellent et se définissent par contrastes: selon les mots d'É. Charbonnier, «à la force sotte et brutale du loup s'oppose la ruse du goupil»[1], car dans la réécriture renardienne du lupus le (plat) menteur est devenu (fin) imposteur.


Dans l'imposture, il y a donc toujours un renard et un loup: un dupeur et un dupé. La relation entre les deux parties est inégale, c'est une relation de pouvoir, et l'un des deux l'ignore (ce qui permet précisément qu'il soit manipulé). L'ignorance de la dupe peut porter sur l'identité, l'origine ou la fonction de l'imposteur: dans tous les cas, il se trompe parce qu'il n'a pas été détrompé. La tromperie est donc une affaire d'intention — fausse intention (de tromper) ou absence d'intention (de détromper). Les pragmaticiens du langage avaient déjà souligné que la bonne communication tient avant tout à la valeur illocutoire du discours: «Signifier quelque chose, dit Grice, [dont les mots sont repris par Récanati] c'est le signifier au moyen de la reconnaissance (par le récepteur) de l'intention qu'on a de le signifier; et avoir l'intention de le signifier, c'est avoir l'intention de le signifier au moyen de la reconnaissance de cette intention»[2]. Aussi la tromperie situe-t-elle la duperie dans la non-reconnaissance de l'intention plus que dans la déformation du message. Et nous verrons que l'intention n'est pas toujours du côté du trompeur: que l'illocutoire, autrement dit, devrait trouver son équivalent du côté du récepteur pour désigner sa disposition à entendre, ou non, certaines vérités.


Une petite enquête lexicologique dans les dictionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles montre que le terme «imposture» avait à l'origine une forte connotation morale, désignant la «calomnie», c'est-à-dire le mensonge dans le but de nuire. Ce n'est qu'à partir de la cinquième édition du Dictionnaire de l'Académie, en 1798, que l'imposture est définie en premier lieu comme l'«action de tromper, d'en imposer», la tromperie étant placée avant le sens moral de calomnie. Il serait intéressant d'examiner cette acception du terme à la lumière du roman de Renart où le goupil «calomnie» volontiers son prétendu oncle dans le but de sauver sa propre peau. Ce sens originel assez étroit de la tromperie n'impliquait pas, à l'origine, une illusion en vue de duper quelqu'un, mais pouvait même désigner toute forme de mensonge visible, invraisemblable. Par exemple, le Père Rapin pouvait affirmer en 1684, en faisant l'éloge d'Homère, qu'il est «le plus grand imposteur des auteurs»[3], désignant par là l'invraisemblance exagérée de la narration homérique. Selon l'affirmation de Rapin, le plaisir de lire Homère ne tient pas à l'illusion mais à l'ingéniosité de son écriture. Ainsi dans une première phase, l'imposture désignait le mensonge grossier, celui qui se donne à voir[4]. Et tel est aussi le fonctionnement de l'imposture dans un conte de fée comme Le Chat botté, par exemple, où le maître-imposteur fait fonctionner le récit sur base d'une invraisemblance totale de la diégèse, dans laquelle l'intrépidité du chat vaut bien celle de Perrault. Imposture et plaisir de l'imposture sont ici indissociables, comme si l'imposture était la condition pour éprouver le plaisir du pouvoir (pouvoir de l'imagination, d'un possible où tout est possible, plaisir de dire «ça marche!»), affranchi de toute vraisemblance.


Au cours de l'âge classique, le sens de tromperie se renforcera pour finir par se rapprocher de celui d'un nouveau terme qui apparaît vers le milieu du XVIIIe siècle, à savoir celui de mystification, désignant l'élaboration d'un «projet pour abuser de la crédulité de quelqu'un»[5]. Dans son enquête sur l'apparition de ce terme au XVIIIe siècle, Reginald Mc Ginnis nous rappelle que le mot a été «inventé et mis à la mode à l'occasion des tours joués à Poinsinet» (suivant le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud)[6]. Antoine-Alexandre-Henri Poinsinet était un librettiste et auteur mineur, moins célèbre pour son œuvre que pour la quantité de persiflages dont il fut la victime, et dont témoigne notamment Jean Monnet, ancien directeur du théâtre de la Foire, dans un appendice à ses mémoires: «[Monnet] raconte, par exemple, comment Poinsinet a rencontré un magicien qui le faisait disparaître à volonté. Dans les différents soupers auxquels ils assistaient ensemble, les invités affectaient de ne pas voir Poinsinet, à qui on faisait croire, d'après Monnet, qu'il était invisible.»[7] Dès lors, «on entend par mystifications les pièges dans lesquels on fait tomber un homme simple et crédule, que l'on veut persifler», résume Jean Monnet dans son Supplément au Roman comique[8].


Il n'est pas inintéressant de constater que ce sont précisément les cercles des intellectuels et philosophiques au temps des Lumières, ceux-là mêmes qui prétendaient démystifier le monde en dénonçant la fausseté des superstitions, qui sont aussi à l'origine de l'invention de la mystification. Et tout philosophe qu'il soit, Diderot ne sera pas le moindre mystificateur d'entre eux. Nous nous rappellerons que nous lui devons précisément un chef-d'œuvre, La Religieuse, grâce à un subterfuge qu'il imagina avec quelques amis à l'égard d'un de ses proches, le marquis de Croismare, qu'il voulut rappeler à Paris en lui lançant l'appel d'une religieuse (fictive) en désespoir. Il y eut bel et bien imposture de la part d'un Diderot-Suzanne vis-à-vis de son ami, tout comme notre philosophe en impose volontiers au lecteur en déployant une vraisemblance d'écriture si puissante qu'elle le force à croire à la véridicité du récit. C'est la raison pour laquelle Diderot voulait que la préface, qui dévoilait le complot de ces «bandits» dont il était, figure à la fin du roman, comme dévoilement d'un tour joué au lecteur, persuadé tout le temps de la lecture qu'il avait affaire à l'histoire d'une «vraie» religieuse, ou du moins tenté de le croire.


Rappelons en outre que Diderot est l'auteur d'une nouvelle intitulée Mystification, dans laquelle il relate l'histoire d'une supercherie qui repose également sur le travestissement d'une identité — piège qu'il avait imaginé avec quelques complices pour intercepter des portraits d'un ami que celui-ci voulait récupérer de son ancienne amante. Comme pour La Religieuse, il s'agit en premier lieu d'une tromperie réelle, dont la fiction se veut le compte-rendu narrativisé (et un équivalent du récit qu'il en fait par ailleurs dans sa Correspondance avec Sophie Volland). Dans la nouvelle en question, l'histoire ne devient une fiction qu'à la fin du récit, pour lequel Diderot invente une suite et une fin, puisque la mystification réelle n'avait pu être exécutée jusqu'au bout.


Plus qu'un loup-menteur ou un renard-trompeur, Diderot est donc un mystificateur, par son expérimentation du pouvoir d'illusion, non pas seulement dans la fiction mais aussi et surtout de la fiction. La première est triangulaire, puisque le fonctionnement de l'imposture dans la fiction n'a lieu et fonction qu'à l'égard d'un tiers-lecteur, principal intéressé et agent motivant de l'écriture, mais qui restera toujours indemne. La seconde est binaire et opère au niveau du rapport de communication entre l'auteur et le lecteur: ce dernier n'est plus le spectateur d'une machinerie, mais en est la cible. Dans cette configuration, nous ne sommes plus dans la fiction, mais dans la feintise: les prémisses du pacte de lecture sont faussées ou voilées, de telle sorte que la fiction n'est pas identifiée comme telle par le lecteur. Le vrai ne se distingue plus du faux; l'être des choses de leur image[9]. Nous nous situons alors dans la tradition de cas plus ou moins célèbres de «mensonges romanesque»[10], à l'instar des Lettres portugaises (1669) dont on a longtemps cru qu'elles étaient authentiques. Or, puisque dans le cas de la feintise, la fiction ne se donne pas à reconnaître comme telle, pour être conséquents, nous devrions soupçonner tout discours qui se donne comme sérieux et factuel d'être une imposture potentielle! L'histoire ne compte-t-elle pas d'ailleurs d'innombrables exemples de discours ‘vrais' ou historiques, s'avérant par la suite être fictifs? Le premier historiographe (mais cette qualité peut-elle être attribuée à celui qui fut qualifié d'«historien aussi superficiel qu'inexact» dans la Biographie universelle?) qui se mit à récolter des «histoires prodigieuses» d'usurpateurs célèbres dans un ensemble de fables et anecdotes fut Jean-Baptiste Rocoles (1630-1696) dans son édition à succès des Imposteurs insignes, ou histoires de plusieurs hommes de néant de toutes nations, qui ont usurpé la qualité d'Empereur, de Roi ou de Prince… parue dans la deuxième moitié du XVIIe siècle[11].


*


II. Phénoménologie de l'imposture


Dans tous ces cas de vérités trompeuses et de tromperies véritables que les textes de fiction nous présentent généreusement à travers l'histoire, nous pouvons distinguer une série de constantes quant au fonctionnement même de l'imposture. Nous pouvons ainsi constituer une petite phénoménologie de l'imposture à l'aide de sept traits distinctifs.



1. Duplicité


La première qualité de l'imposture est bien évidemment le fait qu'elle repose sur la dissociation de l'être et du paraître. L'imposteur se donne pour ce qu'il n'est pas, et le récepteur (c'est-à-dire la dupe ou la victime) prend ce qu'il voit pour ce qui est. L'imposture suppose donc la duplicité, dans laquelle l'être, le vrai est occulté, et le paraître est présenté pour vrai.



Dans une gravure qui représente une scène du Roman de Renart dans sa récriture germanique, tirée de la Reynaerts Historie (roman écrit en bas-néerlandais, datant d'environ 1375), le renard se fait passer pour un moine, ce qu'il n'est pas, dans le but de duper le coq. Pour reprendre une expression trouvée dans l'Encyclopédie: le renard «prend d'un sac deux moutures»[12]. La stratégie de Reynart consiste ici à attirer le coq et ses poules hors de l'enceinte du poulailler en les rassurant sur sa conversion sincère en ermite. Je précise qu'il s'agit ici d'une scène d'invention flamande, absente dans la Branche Ia «Le Jugement de Renart» dont elle est tirée. La réécriture consiste donc en une amplification de l'hypotexte permettant de doter notre goupil de larcins supplémentaires, qui sont rapportés par le coq Chantecler au Roi durant sa complainte: «Mais il revint en ermite, / ce pendard, ce criminel, / m'apportant lettre à laquelle / Sire Roi, [je] vis votre scel.» (v.356-359) [13].



2. Théâtralité de l'imposture


En jouant un (faux) numéro devant le coq, Reynaert le fait chanter (aux deux sens du terme!). Nous constatons donc, et c'est notre deuxième caractéristique de l'imposture, qu'elle est une forme particulière de théâtre. En effet, la réussite du subterfuge dépendra de l'habileté du menteur à jouer son rôle. Dans la scène qui nous intéresse ici, notre rusé acteur se montre un pénitent sincère et convaincant par trois sortes de procédés: d'abord par le déguisement, en étalant les marques visibles de la pénitence: bourdon (bâton de pèlerin), bure, cilice («En effet / se dit ermite profès / et qu'il s'était infligé / bien des maux pour ses péchés. Me montra bourdon et bure / droit d'Elmare ramenés. / Il portait cilice dur.», v.368-374) Deuxièmement, en usant de ses dons d'orateur pour convaincre de son renoncement aux plaisirs de la chair: «Lors dit: “Cantecler, parole, / sans peur me fréquenterez / désormais car sur l'étole / je viens de prêter serment / de fuir toute chair ou graisse. / Je me fais vieux, il est temps. / Le soin de mon âme presse. […] J'ai à faire, je m'en vais. / Me faut encore trouver / temps pour sexte, prime et none”» (v.375-385), en référant aux heures canoniales des prières. Et enfin, Reynaert est acteur dans la mesure où il mime l'attitude d'un vrai moine pénitent puisqu'il s'éloigne «en récitant le Crédo» (v.388-389). Suite à une telle abondance de preuves, le coq ne peut être que «tranquillisé et content» (v.389-390) et quitte sans crainte l'enclos avec sa descendance. «Là m'échut destin tragique [constate enfin le coq] / car Reynart, la mâlebête, / s'étant glissé sous la haie / nous coupa toute retraite. / Eut vite fait de happer / un de mes enfants pour en / garnir aussitôt sa panse. / Dès lors m'advint noire chance.» (v.389-401)


La «noire chance» est représentée sur l'arrière-plan de la gravure, où l'on voit Reynaert s'attaquer aux «enfants» de Chantecler, qui s'en désole auprès de son souverain: «J'en comptais quinze. Aujourd'hui / tant a baissé leur total / que vous le voyez réduit / à deux et deux, l'animal / cruel ayant mes petits / dedans sa gueule engloutis.» (v.410-415) Nous remarquons donc que la gravure superpose deux scènes d'un même épisode, rapporté indirectement dans le discours accusateur de Chantecler auprès du roi, où la méchanceté du renard ne fait aucun doute.


Si l'imposteur est un acteur, c'est en effet bien le théâtre que l'imposture introduit dans la fiction narrative. À défaut d'être dans la mise en abyme, nous nous trouvons en situation de syllepse, en étudiant des «scènes» textuelles, au sens d'épisodes autant que de jeux d'acteurs. Cette situation sylleptique de la narration permet d'introduire une forme de polyphonie dans l'exposition de la ruse, dont le lecteur est le public-complice privilégié. Prenons par exemple un autre imposteur des plus célèbres de notre littérature occidentale, Tartuffe, dont le nom par antonomase se propose dans la langue comme le meilleur équivalent de notre objet d'étude. Si Tartuffe est une pièce de théâtre, on oublie souvent qu'elle a fait l'objet d'une transposition narrative par La Bruyère. Or dans sa réécriture de la pièce Molière, La Bruyère n'opère pas seulement un déplacement générique, social et moral. Là où le Tartuffe mis en scène par Molière jouait doublement (en tant qu'acteur, et en tant qu'imposteur), il importait de démarquer cette mise en abyme par un jeu et un discours très marqués, dont la grossièreté n'assurait pas seulement le comique, mais consistait surtout à lever toute ambiguïté sur le caractère imité[14]. Chez La Bruyère, la transposition narrative est en même temps une atténuation du caractère. Son Onuphre est bien plus subtil et rusé, donc ambigu, que Tartuffe, et c'est de cette subtilité, de cette perfection, que découle la jouissance de la lecture. Ce que nous appelons la syllepse de la fiction narrative use ainsi de quantité d'astuces (pour ne pas dire, de ruses) pour nous insinuer les contours de la feintise: parenthèses, modalisations, notes en bas de page, discours du narrateur, mais surtout discours double, permettant de mettre en scène un caractère ambigu sans que le lecteur n'en soit dupe[15]. Onuphre joue son rôle à la perfection, mais La Bruyère se charge de nous le dénoncer à tout moment comme rôle. Autrement dit, dans la prose narrative le jeu d'acteur est encadré par la narration, et dévoilé par là à tout moment, tandis que ce cadre est totalement transparent au théâtre. De même, dans la gravure d'Everdingen qui nous semble emblématique de la ruse renardienne, l'imposture est (et doit être) rendue visible par la grossièreté du déguisement: le renard se voit aussi bien que l'habit de moine dont il est vêtu. Si le renard avait été parfaitement déguisé en moine, il ne serait pas reconnaissable comme renard, et l'imposture ne serait pas identifiée[16]. «Les visages souvent sont de doux imposteurs», réalise Clarice dans Le Menteur de Corneille (II, 2, v.408)… mais ils le sont surtout en prose, quand le masque du renard-Tartuffe est devenu son seul visage.


Nuançons encore notre propos: si tout imposteur est acteur, l'inverse n'est pas valable, car tout acteur n'est pas imposteur. L'imposture suppose qu'on joue un rôle — mais ce rôle implique la duperie du récepteur, puisque la simulation n'est pas reconnue par lui. Dans l'imposture, il y a bel et bien simulation et dissimulation en même temps: le renard simule le moine, et le moine dissimule le renard. La reconnaissance de la syllepse moine-renard n'a pas lieu pour le coq, puisque le renard cache ses intentions trompeuses (mais elle est assurée par le lecteur par le discours indirect du coq).



3. Mensonge


Un troisième trait distinctif de l'imposture apparaît ici, qui en précise davantage les contours: la dissociation entre l'être et le paraître est opérée à travers le mensonge. C'est ici le lieu de la condamnation morale de l'imposture: lorsque le faux ne relève pas de l'erreur, mais est intentionnel, il devient répréhensible. Et même si l'habileté de l'imposteur suscite l'admiration de ceux qui la partagent, on ne peut l'approuver sans risquer de tremper dans le préjudiciable. La manipulation des apparences forme une menace d'ordre existentiel, et sa répréhension – qu'elle soit amusée ou inquiète – est nécessaire pour échapper au vertige du nihilisme. L'origine de cette condamnation est évidemment religieuse. Et l'on ne peut considérer l'affiche de notre colloque sans penser à ce passage de l'Évangile selon saint Matthieu, que nous rappelle Élisabeth Charbonnier: «Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous en vêtements de brebis, mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs.» (Matthieu VII, 15). Du loup déguisé en brebis au renard se faisant passer pour un moine, c'est toujours la tromperie qui est en cause, avec ce détail amusant qu'à partir du XIIIe siècle, la figure du moine semble se répandre dans l'imaginaire renardien pour figurer l'hypocrisie[17].


Mais le mensonge n'est pas que travestissement. Il est avant tout modélisation du monde par la transformation de son image vraie en un récit faux, fictif. Ce à quoi nous confronte l'imposture, c'est que la feintise repose sur la fiction pour fonctionner. Or comme le rappelle Luc Lang dans son récent essai sur la fiction, l'une des acceptions du terme fiction est qu'il est un usage du langage qui façonne l'âme ou l'esprit[18]. C'est pourquoi la modélisation de l'esprit est au centre de la définition du mensonge proposée par de Boris Cyrulnik:

Mentir, c'est savoir qu'avec un mot, un scénario, une mimique, un sourire, une posture, je vais pouvoir modifier les représentations de l'autre et qu'ainsi je vais entrer dans son monde intime, dans son monde mental. C'est une performance intellectuelle extrême qui exige que moi, menteur, je puisse me représenter les représentations de l'autre.

[…] Mentir exige donc une attitude intellectuelle extrême, comportant une nécessité d'accéder à l'empathie et de respecter le monde mental de l'autre, de façon à pouvoir agir sur celui-ci pour le manipuler conformément à nos désirs. C'est une intersubjectivité parfaite.[19]

Si nous reformulons la pensée de Cyrulnik, elle revient à dire ceci que le mensonge consiste à modifier les idées, les opinions de la dupe en adaptant la fiction à son monde mental, c'est-à-dire à ses préjugés, attentes, convictions. Il ne s'agit pas de changer brutalement les opinions, mais de les plier dans un certain sens: l'habileté du menteur réside dans cette souplesse ou flexibilité qui transforme les choses en les infléchissant.


L'imposteur n'est donc pas seulement acteur, mais aussi auteur: il doit diriger les choses, au double sens où il doit les formuler de telle sorte qu'il peut «plier» ses propos dans un certain sens; et au sens où il a une fonction de régie, puisqu'il modifie l'ordre des choses dans les convictions du récepteur. Cette manipulation consiste à brouiller les apparences de telle sorte que la fausseté soit reçue comme vérité générale, comme universellement vraie. Cette manipulation consiste, autrement dit, à accréditer le faux, en le rendant ressemblant au vrai — c'est-à-dire vraisemblable.



4. Accréditer le mensonge par la vraisemblabilisation


Ce sera notre quatrième point: pour pouvoir fonctionner, le mensonge de l'imposteur doit nécessairement être accrédité par une stratégie de vraisemblabilisation. La vraisemblance est la ruse du mensonge, dans la mesure où elle le rend indétectable: elle consiste à l'occulter. Au mensonge grossier du loup s'oppose le mensonge rusé du renard, qui a su rendre le faux ressemblant au vrai[20]. Mais le menteur peut tout aussi bien présenter une illusion invraisemblable: l'essentiel est qu'il parvienne à convaincre de la vérité de son propos par la vraisemblabilisation de celui-ci. Il est invraisemblable que Renart se convertisse vraiment en moine, pourtant il use de toute une gamme de procédés de vraisemblabilisation, comme nous l'avons vu (et qu'on peut appeler signalétiques, discursifs et comportementaux) qui finissent par convaincre le coq de ce qu'il prend pour invraisemblable vérité. De l'invraisemblance à la vraisemblance du propos, il n'y a donc que des degrés de différence sur une échelle d'habilité et de finesse.


La découverte de l'imposture n'est alors rien d'autre que la prise de conscience du hiatus qui réside entre le vrai et l'apparence du vrai: découverte que la posture apparente ne concorde pas avec celle de l'identité qui la supporte, mais résulte d'une construction trompeuse. Or nous avons vu que cette construction trompeuse résulte de l'habileté du trompeur à pouvoir agir sur les représentations mentales de la victime, de sorte à la plier, l'amener vers sa propre (fausse) vérité, donc vers la fiction construite par le menteur. Ce qui nous mène à un cinquième trait de l'imposture, à savoir le fait qu'elle est une forme de séduction.



5. La séduction


En effet, séduire signifie littéralement «tirer à part, séparer, diviser», comme l'explique Mario Perniola dans son article sur la «Logique de la séduction», dans lequel il affirme que la seductio est «un acte par lequel on enlève quelqu'un à son contexte d'origine, une sorte de détournement[21] La séduction est donc un mécanisme de «déplacement» du ‘récepteur': qui peut aussi bien opérer sur les sens (à travers le déguisement par exemple), la raison (par un discours convaincant) ou l'affect (en touchant les émotions) de la victime. Dans tous les cas la vraisemblance est la condition de réussite de la séduction.


La puissance de la séduction est peut-être la plus grande menace que la littérature fait peser au réel. Dans la mesure où toute fiction repose sur l'apparence des possibles, le mensonge guette à chaque page un lecteur trop complaisant ou, pour le dire avec Diderot, peut-être trop imbécile[22], pour se laisser prendre au piège et permettant ainsi la fiction de se transformer en simulacre. La menace de la fiction, c'est de risquer à tout moment de devenir feintise, imposture, en se faisant prendre pour un discours réel.



6. Oubli de soi


Si le récepteur devient victime du leurre au moment où il y a confusion, par le fait qu'il est «détourné» de lui-même, il importe de préciser que le «producteur» du leurre doit nécessairement se transformer en menteur, or, comme le fait remarquer Jean Baudrillard, pour se produire comme apparence pure, l'imposteur doit se défaire de sa propre consistance: «Séduire, c'est mourir comme réalité et se produire comme leurre.»[23]


Mourir comme réalité, c'est être dans l'oubli de soi pour pouvoir se produire comme identité imaginaire: l'imposture est donc d'abord négation de soi avant d'être autre chose que soi. Cela nous amène à notre sixième constat, à savoir que l'imposture est oubli: oubli de l'être, oubli de la posture dont le préfixe «im» n'est pas le négatif, l'envers, mais la négation. L'auteur catalan Enrique Vila-Matas[24] propose une variation fictionnalisée de ce sens radical de l'imposture, comme oubli de soi, au sens le plus littéral possible, puisque dans sa nouvelle éponyme il met en scène un personnage amnésique, dont on ne saura jamais s'il feint de l'être. Mais, vrai ou faux amnésique, le personnage opère ce déplacement de la question épistémologique du mensonge vers celle, plus inquiétante peut-être, de l'ontologie de l'imposteur, comme quelqu'un qui n'est plus «soi à soi», mais offre un creux identitaire à remplir. L'imposteur est d'abord celui qui est sans nom, ensuite et éventuellement seulement, celui qui ment. Je ne voudrais pas considérer ce déplacement dans un sens chronologique en prétendant que la modernité aurait rendue moins prégnante la question de la sincérité ou de la feintise — rien n'est moins sûr, ou Rousseau n'aurait pas existé. D'ailleurs nous trouvons chez Montaigne déjà un telle forme de déplacement du sens de l'imposture, entendue au sens d'amnésie et donc de négation de posture, de par l'aveu du défaut de sa mémoire, dont il dit: «Je n'en reconnais quasi trace en moi, et ne pense qu'il y en aie au monde une autre si monstrueuse en défaillance.»[25] Ce vide de l'amnésie est précisément le réceptacle qui peut se remplir, chez Montaigne, de la parole de l'autre — des autres, ce pluriel qui conditionne son «je» — et qui fait de Montaigne un véritable imposteur: un «je» qui remplace la trace du soi par les bribes des autres. Je ne creuserai pas davantage cet aspect de Montaigne imposteur, qu'Antoine Compagnon a analysé magistralement il y a quelques décennies déjà[26].


Amnésie, ou hiatus entre ces «deux moutures du sac», comme dirait Diderot, c'est-à-dire effacement de l'être derrière le paraître, l'imposture nous renvoie toujours à la tromperie concernant l'identité du trompeur, et l'impossible reconnaissance de son vrai visage. La reconnaissance, qui résulte du geste de démasquage, est à entendre dans le double sens d'identification et de légitimation, l'une impliquant l'autre puisque la découverte de la fausse identité est immédiatement aussi celle d'un statut usurpé.



7. La dupe volontaire


Mais l'usurpation est-elle nécessairement tromperie? Dans son Premier Discours sur la condition des Grands, Pascal a recours à une fiction pour dénoncer l'imposture politique. Il suppose l'arrivée d'un naufragé sur une île inconnue en mal de souverain, et qui a «beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec [l]e Roi [qui s'était perdu], [de sorte qu']il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout le peuple.»[27] Si Pascal a recours à une fiction pour dénoncer le caractère arbitraire du pouvoir, dans ce récit où l'imposteur est érigé en trompeur malgré lui, il montre aussi et surtout que l'imposture repose principalement sur la volonté des dupes, qui apparaissent comme des dupes volontaires. Dans la fiction de Pascal, le roi imposteur n'est tel que parce que le peuple a eu besoin de lui. La vérité, qui n'est autre que celle d'un malencontreux hasard, serait «inaudible» pour ce peuple. Notre septième et dernier point s'attache ainsi à renverser les pôles, en soulignant que l'intentionnalité de l'imposture n'est pas toujours du côté du trompeur, mais que la dupe a sa part également dans le fonctionnement de la machinerie. Et la fausseté est peut-être davantage tolérée, voire demandée, pour autant qu'elle réponde à un besoin. Car peut-être l'amour de la vérité n'est-il pas aussi grand dans l'être humain que le besoin de fiction. En effet, n'y a-t-il pas d'abord un besoin de croire, quand on croit? Une fiction conforme à notre attente n'est-elle pas bien plus rassurante lorsqu'il y a un insupportable hiatus entre la vérité et le monde? La participation de la dupe est, comme dans la séduction, peut-être toujours mi-consciente, reposant en partie sur la volonté d'avoir été dupe. C'est ce qui n'échappe pas à la finesse de Mme de Merteuil lorsqu'elle écrit à Cécile (lettre CV): «Hé bien! Petite, nous voilà donc bien fâchée, bien honteuse, et ce M. de Valmont est un méchant homme, n'est-ce pas? Comment! […] Il vous apprend ce que vous mouriez d'envie de savoir!»[28]


Notre septième point, qui est ce besoin de croire de la dupe, montre qu'il est parfois si fort que l'imposteur peut agir à visage découvert. Ainsi, dans le petit conte Le Mari sylphe de Marmontel, un mari désespéré de la froideur de sa jeune épouse décide de la séduire en se faisant passer pour un sylphe auprès d'elle. L'imposture ne fonctionne que parce que la jeune Élise a besoin de remplir «le vide de [s]on âme», et le stratagème du mari ne fait que répondre à cette soif d'idéal de la femme qui s'avère bien plus fort que sa méfiance envers cette apparition invraisemblable.


Plus récemment encore, Diderot nous a joué un dernier tour — une imposture à visage découvert. En effet, en novembre de l'année dernière, il s'est avéré comme une découverte soudaine que son portrait peint par Fragonard est faux, pour la simple raison que la figure peinte a les yeux bleus, et que Diderot les avait marron, comme on sait depuis toujours. Mais si nous avons pu nous y tromper, jusqu'à l'attribution au Louvre, c'est que, comme le résume Le Figaro du 21 novembre 2012:

le pétillement de l'intelligence dans les yeux du modèle, le résumé du dynamisme de son combat intellectuel dans son attitude — sa main droite tourne les pages d'un livre dont le format évoque les volumes de l'Encyclopédie — et les personnalités “rebelles” de Diderot et Fragonard ont longtemps défendu l'évidence de leurs relations et imposé la réalité d'un portrait de l'un par l'autre.[29]

Après avoir été l'auteur de plus d'une imposture, réelle ou fictive (mais toute imposture, on l'a vu, repose sur la fiction donnée pour feintise), Diderot a jusqu'à peu encore réussi à se faire passer pour un homme aux yeux bleus, alors qu'il les avait marron…


*


Pour finir ou pour commencer, nous pouvons nous poser la question de savoir comment démasquer l'imposture. Pour déjouer le mensonge, sans doute la meilleure stratégie est-elle de le lui rendre: la dupe ne pouvant triompher qu'en adoptant le même régime de la feintise, pour mieux duper à son tour. De Renart à Diderot, et en clin d'œil à Tartuffe face à Elmire, les récits de l'arroseur arrosé sont légion, par des dupes qui feignent d'agréer la fausse représentation du trompeur, pour ensuite retourner le projet à leur avantage. Car à aucun moment l'imposteur ne saura avec certitude si la duperie fonctionne effectivement, ou s'il n'est pas lui-même pris à son propre piège. Les inquiétudes de Diderot concernant l'effet de la mystification de La Religieuse dont il est pourtant l'instigateur, en témoignent, lorsqu'il écrit à Mme d'Épinay au printemps 1760 qu'il «se méfie un peu» d'elle et de ses compagnons[30]. La duperie réciproque guette toujours, et c'est ce que dénonce élégamment Vivant Denon dans Point de lendemain, où la dupe principale finit par comprendre la principale duperie, qui est affaire partagée: le mari est trompé par l'amant, mais l'amant est trompé par le jeune imbécile, tout cela grâce à l'habileté d'une femme que l'amant juge fidèle à toute épreuve… Aussi voudrais-je donner le mot de la fin à Maître Nivardus, l'inventeur du loup comme l'ancêtre des grandes figures d'imposteur de notre littérature européenne: «Car si rusé que l'on soit, on ne reconnaît jamais tous les tours qui existent»[31].



Nathalie Kremer, 2016.



[1] Cf. l'introduction d'Elisabeth Charbonnier à sa traduction du Roman d'Ysengrin, Paris, Les Belles Lettres, «La Roue à livres», 1991, p.3-5. Adjectifs qui qualifient Ysengrin dans le texte: il est vieux (vetus, senior…) et sot (incautus, amens, stultus, rudis…). À ces défauts de vieillesse et de bêtise s'ajoutent d'autres: brutalité, gloutonnerie, cupidité. Quant au goupil, il symbolise la ruse et l'habileté: il est versutus, callidus, lepidus et sapiens, vafer, sollers, sagax, providus… Elisabeth Charbonnier note que Renard détrône Ysengrin dans la première moitié du XIIe siècle: «L'Ysengrimus appartient encore à la première période: le loup est le personnage principal, et c'est un personnage monastique. Renard relève du monde laïque, mais Ysengrin est sans cesse appelé moine, ermite, anachorète. Il est même prêtre, abbé, évêque, pape…» (ibid., p.5).

[2] François Récanati, La Transparence et l'énonciation, Paris, Le Seuil, 1979, p.178, cité par Catherine Kerbrat-Orecchioni, L'Énonciation, de la subjectivité dans le langage, Colin, coll. «Linguistique», 1980, p.181.

[3] René Rapin, La Comparaison d'Homère et de Virgile, in: Les Comparaisons des grands hommes de l'antiquité, qui ont le plus excellé dans les belles Lettres, Paris, Muguet, 1684, t.I, p.29. En effet, contrairement à Virgile qui suit consciencieusement les conseils d'Horace dans sa Poétique de «ne mêler en rien les dieux dans l'action, à moins que la chose ne le mérite» («nec Deux in tersit, nisi dignus vindice nodus incideritPoet..) [p.28], Homère use et abuse de machines dans l'action de telle sorte qu'«il met ses dieux à tous les jours, et qu'il en dispose comme de ces personnages de la comédie, qui sont à tout faire.» [Rapin, p.28] Ainsi, Homère «ménage si peu le vraisemblable, et il pousse si loin le merveilleux, par une trop grande envie qu'il a d'être toujours admirable, et d'enlever l'esprit, qu'il ne laisse rien faire, ni à la raison, ni à la passion, ni même à la nature; tout se fait par machine.» [p.27].

[4] Tel est aussi le sens que prend le terme dans les Illustres Françaises (1713) de Robert Challe, comme lorsque Des Frans se justifie devant sa mère de son amour coupable pour Sylvie: «J'ai aimé Sylvie, si j'en disconvenais je ferais une imposture; mais je ne la connaissais pas, et la peinture qu'on m'en a fait m'en donne du mépris.» (Robert Challe, Les Illustres Françaises, éd. F. Deloffre et J. Cormier, Genève, Droz, 1991, p.324). Des Frans affirme, autrement dit, qu'il serait trop grossier de nier son amour pour Sylvie, et qu'il ne serait pas même cru par sa mère.

[5] Cf. Reginald McGinnis, Essai sur l'origine de la mystification, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2009.

[6] Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Mossy, 1787-1788, in: ibid., p.5. Cf. aussi les Mémoires secrets, pour servir à l'histoire de la république des lettres en France, depuis 1762 jusqu'à nos jours de Louis Petit de Bachaumont, Londres, John Adamson, 1777, t.IV, p.312: «les tours qu'on lui a joué[s] et auxquels il s'est livré dans l'ivresse de son amour-propre, sont d'une espèce si singulière et si nouvelle, qu'il a fallu créer un mot pour les caractériser: notre langue lui doit de s'être enrichi[e] du terme de mystification» (ibid., p.8).

[7] Ibid., p. 9. Parmi d'autres exemples de ridicules dont on l'accablait, on lui fit croire que plusieurs femmes distinguées étaient amoureuses de lui pour lui donner de faux rendez-vous qui ne le désabusèrent pas. On lui avait persuadé que le roi de Prusse lui confierait l'éducation du prince royal s'il voulait renoncer à la religion catholique, Poinsinet fit aussitôt abjuration entre les mains d'un prétendu chapelain protestant, que ce monarque était supposé avoir envoyé clandestinement en France. Lorsque, informé de la vérité, Poinsinet voulut poursuivre criminellement les auteurs de cette mystification, on lui fit comprendre que les rieurs ne seraient pas de son côté.

Plus tard, on lui fit croire qu'il avait tué un gentilhomme en duel, quoiqu'il eût à peine dégainé, et que pour ce meurtre il avait été condamné à être pendu. Ses mystificateurs lui firent lire sa sentence imprimée: un faux crieur la hurlait sous ses fenêtres. Poinsinet se déguisa alors en abbé, se fit tonsurer avant d'aller se cacher aux environs de Paris. Après lui avoir fait prendre les rôles les plus ridicules, on lui annonça que le roi lui accordait enfin sa grâce, comme à un grand poète chéri de la nation. L'affaire faillit avoir des suites graves pour les plaisants lorsque Poinsinet fit parvenir ses remerciements au roi, qui trouva mauvais que l'on eût osé se servir de son nom pour rire sans lui. Mais la plus longue de ces plaisanteries fut quand on lui annonça un jour qu'il devait être de l'Académie impériale des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, pour avoir part aux bienfaits de l'impératrice; mais qu'il fallait préalablement apprendre le russe. Poinsinet se mit à cette langue qu'il crut étudier, pour s'apercevoir, au bout de six mois, qu'on lui avait fait apprendre… le breton!

[8] Jean Monnet, Supplément au Roman comique, ou Mémoires pour servir à la vie de Jean Monnet, Londres 1772, t.II, p.286-287, in: ibid., p. 15.

[9] Lorsque le lecteur oublie le caractère fictionnel du récit pour être en proie à une illusion si forte, qu'il en vient à se méprendre sur le caractère fictif de l'œuvre, faisant de celle-ci un simulacre, on a affaire à ce que Victor Stoichita appelle «l'effet Pygmalion» dans L'Effet Pygmalion. Pour une anthropologie historique des simulacres, Genève, Droz, 2008. Comme lorsque la peinture se fait trompe-l'œil: c'est-à-dire comme une eau claire dans laquelle «l'œil […] confond tous les objets avec leurs figures», pour citer les vers de Germain Habert de Cérisi dans sa Métamorphose des yeux de Phillis en astres [1639] (vers cités dans le Dictionnaire Universel de Furetière, édition de 1690, t.II, p.323). À en croire Voltaire, ce poète du XVIIe siècle est tombé dans l'oubli aussitôt que parurent des auteurs d'envergure: «[Cérisi] était du temps de l'aurore du bon goût et de l'établissement de l'Académie française. Sa Métamorphose des yeux de Philis en astres, poème, 1639, fut vantée comme un chef-d'œuvre, et a cessé de le paraître dès que les bons auteurs sont venus.» (Voltaire, Catalogue de la plupart des écrivains français qui ont paru dans le Siècle de Louis XIV, pour servir à l'histoire littéraire de ce temps, 1751).

[10] Cf. Jan Herman, Le mensonge romanesque. Paramètres pour l'étude du roman épistolaire en France, Amsterdam, Rodopi et Louvain, Leuven UP, 1989.

[11] Cf. Gilles Lecuppre, L'imposture politique au Moyen Âge, PUF, 2005. Déjà dans l'Antiquité nous trouvons chez Hérodote la mention d'une histoire d'imposture, au livre III de son Enquête, concernant l'usurpation du trône de l'empire Perse par le mage Gaumata qui, tirant parti de sa ressemblance physique avec le frère du roi en exercice, se fit passer pour lui et occupa le trône. Il aurait été trahi par une femme, qui s'aperçut qu'il n'avait plus d'oreilles – mutilation résultant d'un crime antérieur dont il aurait été coupable. Cette fable est l'une des grandes énigmes de l'histoire Perse, en -522, et dont on trouve une mention sur l'inscription du Rocher de Behistoun. Il est frappant également de noter la ressemblance entre cet ancien récit et la fable imaginée par Pascal dans son Premier Discours.

[12] «Les imposteurs qui entraînent les hommes par des merveilles, en sont rarement examinés de près; & il leur est toûjours facile de prendre d'un sac deux moutures.» («Imposture», Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1765, t.VIII, p.601).

[13] Reynart le Goupil, trad. française de Liliane Wouters, introduction de E.Rombauts, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1974, p.47-48.

[14] Cf. Erich Auerbach, Mimèsis, Paris, Gallimard, coll. «Tel», p.366-367 et Marc Escola, «Vrai caractère du faux dévot», Poétique 98 (1994), p.181-198. Bien sûr les apartés, monologues, ou didascalies dans le texte écrit sont des procédés répandus de dénonciation du jeu de l'imposture, mais qui rompent la vraisemblance de la fiction représentée et participent du «grossissement» du jeu sans lequel la mise en abyme serait indétectable.

[15] Marc Escola, «Vrai caractère du faux dévot», ibid.

[16] Cette considération est d'ordre poétique, et exclut bien sûr le contexte de l'œuvre, comme la prise en compte de sa légende, ce qui ne saurait être ignorée dans une approche pragmatique, qui bien souvent redresse les choses.

[17] Cf. Sylvie Lefèvre: «le goupil a été associé à la figure montante de l'hypocrisie au XIIIe siècle: le moine, et plus particulièrement le moine mendiant» (Notice du Renart le bestourné de Rutebeuf, in: Le Roman de Renart, éd. d'Armand Strubel, Paris, Gallimard, 1998, «Bibliothèque de la Pléiade», p.1414).

[18] «La deuxième acception du verbe fingo, is, ere n'est plus seulement concrète et visuelle, elle devient métaphorique en ceci qu'elle exprime l'usage possible du langage afin de façonner l'âme et de modeler l'esprit.» (Luc Lang, Délit de fiction. La littérature, pourquoi?, Paris, Gallimard, «Folio Essais», 2011, p.29)

[19] Boris Cyrulnik, in: La Sincérité du mensonge, dir. par Marie de Solemne, Paris, Dervy, 1999, p.15 et p.17. Nous soulignons.

[20] Voir les définitions de la vraisemblance comme «fausse apparence» dans les dictionnaires. Article «Vraysemblance»: «Caractere ou apparence de verité» (Furetière 1690, 1701, 1727; Trévoux 1740); «Aparence de vrai» (Richelet 1680, 1728, 1732, 1759); «ce qui approche le plus de la vérité, […] car approcher du vrai c'est ressembler au vrai» (Encyclopédie 1765, t.17, p.482b); «Apparence de vérité» (Académie Française 1694, 1778, 1811).

[21] Mario Perniola, «Logique de la séduction», in: Traverses 18 (1980), p.5: «L'étymologie du mot seduco confirme la conception de la séduction comme annulation et ascèse du séducteur: en effet, ce mot ne dérive pas de ‘sui-duco' (tirer à soi), mais de ‘sed-duco' (tirer à part, emmener à l'écart, séparer, diviser), conformément à la signification de la particule sed, qui indique la séparation, l'éloignement. La seductio serait donc un acte par lequel on enlève quelqu'un à son contexte d'origine, une sorte de détournement

[22] «Toutes les manières possibles dont on abuse de la confiance ou de l'imbécillité des hommes, sont autant d'impostures.» (art. «Imposture», Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1765, t.VIII, p.600)

[23] Jean Baudrillard, De la Séduction, Paris, coll. Folio Essais, 1993, p.98.

[24] Imposture, Lonrai, éd. Christian Bourgois, coll. «Titres», 1996.

[25] Montaigne, Essais, I, 9, 34a, Paris, Garnier Frères, 1962, p.30.

[26] «L'imposture», in: Prétexte (Colloque de Cerisy), Paris, 10/18, 1978, p.40-64. Cf. Michael Metschies, La Citation et l'art de citer dans les Essais de Montaigne, traduit de l'allemand par Jules Brody, Paris, Champion, 1997.

[27] Blaise Pascal, Trois Discours sur la condition des Grands, in: Pensées sur la justice, suivies de Trois Discours sur la condition des Grands, éd. Marc Escola, Paris, GF-Flammarion, 2011, p.247. À travers cette fiction qui dénonce l'imposture du pouvoir, Pascal donne en même temps la seule réponse possible à la légitimation de celle-ci par l'égalité: le hasard.

[28] Cf. C.Kerbrat-Orecchioni, L'Énonciation, de la subjectivité dans le langage, op. cit., p.181.

[29] Éric Bietry-Rivierre, rappelant les propos de Vincent Pomarède dans l'album du Louvre Lens.

[30] «Le marquis a répondu; et cela est bien vrai? Son cœur est-il bien fort? Sa tête est-elle bien en l'air? N'y a-t-il pas là dedans quelque friponnerie? Car je me méfie un peu de vous tous» (lettre à Mme d'Épinay, printemps 1760). C'est aussi en ce sens qu'il faut comprendre la conclusion de sa nouvelle Mystification, à savoir qu'il faut «se méfier de tout». De tout — donc peut-être en premier lieu de nous-mêmes, car l'imposture repose peut-être en premier lieu sur le besoin de croire de la «victime», qui contribue autant à ériger l'imposteur dans son image illusoire que ce dernier à tenir son rôle.

[31] Le Roman d'Ysengrin, op. cit., V, v.1178 (p.208).



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Dernière mise à jour de cette page le 25 Novembre 2018 à 23h53.