Atelier


Jérôme Moreau


Ce que Bergson peut nous apprendre sur l'humour


Avertissement initial

Cet exposé sera non-bergsonien, à deux titres : - Bergson n'aurait fait un tel exposé qu'à la suite d'une étude aussi exhaustive que possible de ce que l'on s'accorde à appeler humour, comme il l'a fait pour le rire, n'en proposant une définition qu'après un long examen, de façon à éviter une définition a priori et abstraite, mais à l'articuler aussi étroitement que possible aux faits. De sorte que cet exposé devrait plutôt figurer à la fin du programme de ce séminaire, pour en ramasser les conclusions tirées d'une étude précise de faits, de textes. - D'autant plus, et c'est la seconde limite, que la notion est très peu présente chez Bergson en tant que telle, ce qui oblige à rapprocher des moments éloignés de l'œuvre de Bergson, et à en inférer des conclusions qui seront plus des extrapolations à partir de sa pensée que l'étude précise d'analyses proposées par Bergson lui-même. J'essaierai néanmoins de proposer une analyse qui me paraisse cohérente avec la pensée propre de Bergson.

Mise en situation et analyse du passage

Notre point de départ sera la structure de l'œuvre. Le Rire fut publié en trois fois, dans une structure un peu différente de celle des autres livres. L'idée principale n'est pas, comme dans les autres, dans le chapitre central. Elle est déjà exprimée dans le premier chapitre, et complètement élucidée et développée seulement dans le troisième et dernier chapitre. On peut penser que la publication en trois temps n'y est pas pour rien : il fallait que chacune des publications puisse avoir son intérêt propre, que la progression soit linéaire et nettement marquée. C'est au début du troisième chapitre que Bergson explique clairement les principes de sa recherche, c'est donc par là qu'il convient de commencer la lecture de l'essai.

« Avec l'analyse des caractères comiques, nous arrivons maintenant à la partie la plus importante de notre tâche. […] Convaincu que le rire a une signification et une portée sociales, que le comique exprime avant tout une certaine inadaptation particulière de la personne à la société, qu'il n'y a de comique enfin que l'homme, c'est l'homme, c'est le caractère que nous avons visé d'abord. La difficulté était bien plutôt alors d'expliquer comment il nous arrive de rire d'autre chose que d'un caractère, et par quels subtils phénomènes d'imprégnation, de combinaison ou de mélange, le comique peut s'insinuer dans un simple mouvement, dans une situation impersonnelle, dans une phrase indépendante. Tel est le travail que nous avons fait jusqu'ici. Nous nous donnions le métal pur, et nos efforts ne tendaient qu'à reconstituer le minerai. Mais c'est le métal lui-même que nous allons étudier maintenant. » (pp. 101-102).

Ajoutons encore cette brève analyse récapitulative, une page plus loin :

« Où la personne d'autrui cesse de nous émouvoir, là seulement peut commencer la comédie. Et elle commence avec ce qu'on pourrait appeler le raidissement contre la vie sociale. Est comique le personnage qui suit automatiquement son chemin sans se soucier de prendre contact avec les autres. Le rire est là pour corriger sa distraction et pour le tirer de son rêve. » (p. 102)

Enfin, en leitmotiv, revient la perspective d'éclairer « le rapport général de l'art de la vie. » L'enjeu de l'essai est donc d'élucider la nature du rire provoqué par le comique dans la comédie, ce qui implique pour Bergson d'élucider tant la nature même du comique que celle de la comédie comme art. Le cœur de l'analyse, son terme, est donc bien la comédie et le rire qu'elle suscite. Ce qui a certaines conséquences sur la progression de l'essai, et la place qui y est donnée à l'humour. Récapitulons la progression de l'œuvre, pour voir comment Bergson construit progressivement cette analyse du comique et ce que nous pouvons en tirer pour une analyse de l'humour, en dehors de ce que Bergson en dit explicitement.

Chapitre 1

Les formes les plus limitées du comique : après une série d'exemples variés, analyse plus précise du comique de formes et du comique de mouvements. Ce n'est pas le comique le plus fondamental, puisque l'élément simple selon Bergson est le comique de caractère. C'est à la suite de ces analyses que figure la première définition du comique, avec la formule la plus connue de l'essai :

« Du mécanique plaqué sur du vivant, voilà une croix où il faut s'arrêter, image centrale d'où l'imagination rayonne dans des directions divergentes. » (p. 29).

Notons que ce n'est pas une formule s'appliquant immédiatement. Bergson prend toutes les précautions nécessaires pour montrer qu'il s'agit d'un carrefour à partir duquel on peut emprunter des directions différentes. Trois de ces directions sont : - l' « image plus vague d'une raideur quelconque appliquée sur la mobilité de la vie » (p. 29) - « Est comique tout incident qui appelle notre attention sur le physique d'une personne alors que le moral est en cause. » (p. 39). « Le corps prenant le pas sur l'âme », qui donne « quelque chose de plus général : la forme voulant primer le fond, la lettre cherchant chicane à l'esprit. » (p. 40). - « Nous rions toutes les fois qu'une personne nous donne l'impression d'une chose. » (p. 44).

Conclusion (p. 49) : « Telle forme comique, inexplicable par elle-même, ne se comprend en effet que par sa ressemblance avec une autre, laquelle ne nous fait rire que par sa parenté avec une troisième, et ainsi de suite pendant très longtemps : de sorte que l'analyse psychologique, si éclairée et si pénétrante qu'on la suppose, s'égarera nécessairement si elle ne tient pas le fil le long duquel l'impression comique a cheminé d'une extrémité de la série à l'autre. » Trait que l'on retrouve dans le comique de mots, et qui n'est sans doute pas sans intérêt pour une recherche sur les formes de l'humour. Transition : « Nous sommes loin du grand art, il est vrai, avec les exemples de comique qui viennent de passer sous nos yeux. Mais nous nous en rapprocherons déjà davantage, sans y atteindre tout à fait encore, dans le chapitre qui va suivre. Au-dessous de l'art, il y a l'artifice. C'est dans cette zone des artifices, mitoyenne entre la nature et l'art, que nous pénétrons maintenant. »

Chapitre II

Le chapitre II est donc bien un stade intermédiaire, parce qu'il n'est pas encore du domaine de l'art. La première moitié est consacrée au comique de situation, envisagé en deux temps. D'abord par l'intermédiaire de l'image de jeux d'enfants, pour y retrouver « la première ébauche des combinaisons qui font rire l'homme » (p. 51). Exemples du diable à ressort, du pantin à ficelles et de la boule de neige.

Nouvelle récapitulation : « Le comique est ce côté de la personne par lequel elle ressemble à une chose, cet aspect des événements humains qui imite, par sa raideur d'un genre tout particulier, le mécanisme pur et simple, l'automa- | tisme, enfin le mouvement sans la vie. Il exprime donc une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette correction même. Le rire est un certain geste social, qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements. » (pp. 66-67)

Second temps de l'analyse du comique de situation, par une étude plus approfondie et plus sérieuse, l'étude du théâtre : « Le moment est venu de tenter une déduction méthodique et complète, d'aller puiser à leur source même, dans leur principe permanent et simple, les procédés multiples et variables du théâtre comique. » (p. 67).

« Changement continu d'aspect, irréversibilité des phénomènes, individualité parfaite d'une série enfermée en elle-même, voilà les caractères extérieurs (réels ou apparents, peu importe) qui distinguent le vivant du simple mécanique. Prenons-en le contrepied : nous aurons trois procédés que nous appellerons, si vous voulez, la répétition, l'inversion, et l'interférence des séries [grosso modo, le quiproquo]. » (p. 68).

Noter la conclusion : « Mais cette distraction des événements est exceptionnelle. Les effets en sont légers. Et elle est en tout cas incorrigible, de sorte qu'il ne sert à rien d'en rire. C'est pourquoi l'idée ne serait pas venue de l'exagérer, de l'ériger en système, de créer un art pour elle, si le rire n'était un plaisir et si l'humanité ne saisissait au vol la moindre occasion de le faire naître. » (p. 78). Noter donc la notion de plaisir et un besoin qui n'est pas purement social. Cependant, tout de suite, Bergson enchaîne :

« La comédie de caractère pousse dans la vie des racines autrement profondes. C'est d'elle surtout qu nous nous occuperons dans la dernière partie de notre étude. Mais nous devons d'abord analyser un certain genre de comique qui ressemble par bien des côtés à celui du vaudeville, le comique de mots. »

Contrairement à Bergson, pour des raisons que je vais bientôt expliquer, nous passons directement au troisième chapitre, pour achever de montrer la progression de l'œuvre. Comme Bergson le souligne, on pourrait passer directement de cette première moitié du chapitre II au chapitre III, ce qui est particulièrement significatif.

Chapitre III

Il est consacré au comique de caractère. Retour sur la fonction du comique, avec un thème qui reviendra encore en conclusion, la nature mêlée du rire, sa méchanceté possible :

« même au théâtre, le plaisir de rire n'est pas un plaisir pur, je veux dire un plaisir exclusivement esthétique, absolument désintéressé. Il s'y mêle une arrière-pensée que la société a pour nous quand nous ne l'avons pas nous-mêmes. Il y entre l'intention inavouée d'humilier, et par là, il est vrai, de corriger tout au moins, extérieurement. » (pp. 103-104). Après l'analyse des moyens pour neutraliser la sympathie, l'émotion, qui ruinerait le comique : « Insociabilité du personnage, insensibilité du spectateur », et automatisme des actions, qui correspond à la distraction, passage à une sorte de digression sur l'art.

« Nous devons maintenant serrer [cette idée = que le rire vient d'une certaine raideur] de plus près, et montrer comment elle nous permet de marquer la place exacte de la comédie au milieu des autres arts. » (p. 113). Suit un développement fameux sur l'art.

« Qu'est-ce que l'objet de l'art ? » (p. 115) « L'individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu'il ne nous est pas matériellement utile de l'apercevoir. » (p. 116). « Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. […] Pour ceux mêmes d'entre nous qu'elle a faits artistes, c'est accidentellement, et d'un seul côté, qu'elle a soulevé le voile. C'est dans une direction seulement qu'elle a oublié d'attacher la perception au besoin. Et comme chaque direction correspond à ce que nous appelons un sens, c'est par un de ses sens, et par ce sens seulement, que l'artiste est ordinairement voué à l'art. » (pp. 118-119). « Mais dans les deux cas, soit qu'il affaiblisse la société soit qu'il renforce la nature, il [le drame] poursuit le même objet, qui est de nous découvrir une partie cachée de nous-mêmes, ce qu'on pourrait appeler l'élément tragique de notre personnalité. » (pp. 122-123). « Il suit de là que l'art vise toujours l'individuel. » (p. 123). « Tout autre est l'objet de la comédie. Ici la généralité est dans l'œuvre même. » (p. 125).

« Nous avions donc bien le droit de dire que la comédie est mitoyenne entre l'art et la vie. Elle n'est pas désintéressée comme l'art pur. En organisant le rire, elle accepte la vie sociale comme un milieu naturel ; elle suit même une des impulsions de la vie sociale. Et sur ce point elle tourne le dos à l'art, qui est une rupture avec la société et un retour à la simple nature. » (p. 131).

Bergson revient à partir de là à l'étude du comique de caractère proprement dit, à travers l'exemple de la vanité, puis du comique professionnel, et enfin de l'absurde, qui lui permet une ouverture sur le rêve : le personnage comique, par sa distraction, sa fixation sur certaines idées, se rapproche du rêveur. Cela conduit à une analyse finale très intéressante pour notre propos, dans les thèmes qu'elle fait se croiser : « Or le rêve est une détente. Rester en contact avec les choses et avec les hommes, ne voir que ce qui est et ne penser que ce qui se tient, cela exige un effort ininterrompu de tension intellectuelle. Le bon sens est cet effort même. C'est du travail. Mais se détacher des choses et pourtant apercevoir encore des images, rompre avec la logique et pourtant assembler encore des idées, voilà qui est simplement du jeu ou, si l'on aime mieux, de la paresse. L'absurdité comique nous donne donc d'abord l'impression d'un jeu d'idées. Notre premier mouvement est de nous associer à ce jeu. Cela repose de la fatigue de penser. Mais on en dirait autant des autres formes du risible. Il y a toujours au fond du comique, disions-nous, la tendance à se laisser glisser le long d'une pente facile, qui est le plus souvent la pente de l'habitude. On ne cherche plus à s'adapter et à se réadapter sans cesse à la société dont on est membre. On se relâche de l'attention qu'on devrait à la vie. […] On rompt avec les convenances comme on rompait tout à l'heure avec la logique. Enfin on se donne l'air de quelqu'un qui joue. Ici encore notre premier mouvement est d'accepter l'invitation à la paresse. Pendant un instant au moins, nous nous mêlons au jeu. Cela repose de la fatigue de vivre. Mais nous ne nous reposons qu'un instant. La sympathie qui peut entrer dans l'impression du comique est une sympathie bien fuyante. Elle vient, elle aussi, d'une distraction. […] Le rire est, avant tout, une correction. Fait pour humilier, il doit donner à la personne qui en est l'objet une impression pénible. La société se venge par lui des libertés qu'on a prises avec elle. Il n'atteindrait pas son but s'il portait la marque de la sympathie et de la bonté. […] Il a pour fonction d'intimider en humiliant. Il n'y réussirait pas si la nature n'avait laissé à cet effet, dans les meilleurs d'entre les hommes, un petit fonds de méchanceté, ou tout au moins de malice. Peut-être vaudra-t-il mieux que nous n'approfondissions pas trop ce point. Nous n'y trouverions rien de très flatteur pour nous. Nous verrions que le mouvement de détente ou d'expansion n'est qu'un prélude au rire, que le rieur rentre tout de suite en soi, s'affirme plus ou moins orgueilleusement lui-même, et tendrait à considérer la personne d'autrui comme une marionnette dont il tient les ficelles. »

L'intérêt réside dans le phénomène de détente, le mouvement de sympathie qui se crée brièvement, et le repli sur soi du rieur. Nous essaierons de proposer une lecture un peu différente dans un moment.

Chapitre II-2 La place de l'humour dans Le Rire Les analyses sur l'humour ont une place à part : elles apparaissent dans un embranchement vers une série de cas qui semblent juste une excroissance, l'application stricte des règles précédemment énoncées à un registre donné. N'est-ce qu'une voie de garage, une impasse ?

« Il y a peut-être quelque chose d'artificiel à faire une catégorie spéciale pour le comique de mots, car la plupart des effets comiques que nous avons étudiés jusqu'ici se produisaient déjà par l'intermédiaire du langage. Mais il faut distinguer entre le comique que le langage exprime, et celui que le langage crée. […] C'est le langage lui-même, ici, qui devient comique. […] La phrase, le mot, auront ici une force comique indépendante [de leur auteur]. » (pp. 78-79).

Malgré cela, il ne semble pas que Bergson analyse ce que le langage apporte de spécifique. Il note que cela concerne des cas nouveaux, mais selon les mêmes règles que celles qu'il a établies précédemment. Nous verrons qu'il y a pourtant là un seuil intéressant, mais qui ne compte pas particulièrement dans une perspective où c'est toujours le comique qui prime. Mise en garde :

« La personne en cause, d'ailleurs, n'est pas toujours celle qui parle. Il y aurait ici une importante distinction à faire entre le spirituel et le comique. Peut-être trouverait-on qu'un mot est dit comique quand il nous fait rire de celui qui le prononce, et spirituel quand il nous fait rire d'un tiers ou rire de nous. Mais, le plus souvent, nous ne saurions décider si le mot est comique ou spirituel. Il est risible simplement. » (pp. 79-80).

Difficulté de trancher dans bien des cas. Ce qui vaut pour le comique vaut sans doute tout autant, si ce n'est plus, pour l'humour.

« Au sens le plus large du mot, il semble qu'on appelle esprit une certaine manière dramatique de penser. Au lieu de manier ses idées comme des symboles indifférents, l'homme d'esprit les voit, les entend, et surtout les fait dialoguer entre elles comme des personnes. » (p. 80).

Mais Bergson s'en tient au sens restreint.

« Mais si l'esprit consiste en général à voir les choses sub specie theatri, on conçoit qu'il puisse être plus particulièrement tourné vers une certaine variété de l'art dramatique, la comédie. De là un sens plus étroit du mot, le seul qui nous intéresse d'ailleurs au point de vue de la théorie du rire. On appellera cette fois esprit une certaine disposition à esquisser en passant des scènes de comédie, mais à les esquisser si discrètement, si légèrement, si rapidement, que tout est déjà fini quand nous commençons à nous en apercevoir. » (pp. 80-81). « Formule pharmaceutique » du mot d'esprit : « prenez le mot, épaississez-le d'abord en scène jouée, cherchez ensuite la catégorie comique à laquelle cette scène appartient : vous réduirez ainsi le mot d'esprit à ses plus simples éléments et vous aurez l'explication complète. » (p. 82).

Plusieurs exemples (« On obtiendra un mot comique en insérant une idée absurde dans un moule de phrase consacré », p. 86 ; « On obtient un effet comique quand on affecte d'entendre une expression au propre, alors qu'elle était employée au figuré. Ou encore : Dès que notre attention se concentre sur la matérialité d'une métaphore, l'idée exprimée devient comique », pp. 87-88), mais Bergson en revient finalement aux trois catégories déjà élucidées pour le comique de situation.

« Nous avons montré que des ‘‘séries d'événements'' pouvaient devenir comiques soit par répétition, soit par inversion, soit enfin par interférence. Nous allons voir qu'il en est de même des séries de mots. » (p. 90)

Illustration de la répétition et de l'inversion.

« Inversion et interférence, en somme, ne sont que des jeux d'esprit aboutissant à des jeux de mots. Plus profond est le comique de la transposition. La transposition est en effet au langage courant ce que la répétition est à la comédie », c'est-à-dire son « procédé favori ». (pp. 92-93).

« Supposez maintenant des idées exprimées dans le style qui leur convient et encadrées ainsi dans leur milieu naturel. Si vous imaginez un dispositif qui leur permette de se transporter dans un milieu nouveau en conservant les rapports qu'elles ont entre elles, ou, en d'autres termes, si vous les amenez à s'exprimer en un tout autre style et à se transposer en un tout autre ton, c'est le langage qui sera comique. » « D'où cette règle générale : On obtiendra un effet comique en transposant l'expression naturelle d'une idée dans un autre ton. »

Arrive la première mention de l'humour :

« Les moyens de transposition sont si nombreux et si variés, le langage présente une si riche continuité de tons, le comique peut passer ici par un si grand nombre de degrés, depuis la plus plate bouffonnerie jusqu'aux formes les plus hautes de l'humour et de l'ironie, que nous renonçons à faire une énumération complète. » (pp. 93-94)

Notons en passant que l'humour et l'ironie sont présentées comme le degré le plus élevé de l'humour langagier. Ce n'est pas anodin, même si cela semble quelque peu remis en cause par la présentation qui suit, comme nous allons le voir dans un instant.

Premier exemple avec « deux tons extrêmes, le solennel et le familier. » Du familier en solennel, on obtient la parodie. (p. 94). Dans l'autre sens, « deux formes principales, selon qu'elle porte sur la grandeur des objets ou sur leur valeur. » (p. 95).

Puis un autre cas plus intéressant encore concernant l'humour : « Plus artificielle, mais plus raffinée aussi, est la transposition de bas en haut qui s'applique à la valeur des choses, et non plus à leur grandeur. Exprimer honnêtement une idée malhonnête, prendre une situation scabreuse, ou un métier bas, ou une conduite vile, et les décrire en termes de stricte respectability, cela est généralement comique. Nous venons d'employer un mot anglais : la chose elle-même, en effet, est bien anglaise. » (p. 96).

Quand on sait les débats sur le caractère anglais de l'humour, on a déjà un élément intéressant.

Et c'est là qu'intervient le passage qui nous intéresse :

« Pour résumer ce qui précède, nous dirons qu'il y a d'abord deux termes de comparaison extrêmes, le très grand et le très petit, le meilleur et le pire, entre lesquels la transposition peut s'effectuer dans un sens ou dans l'autre. Maintenant, en resserrant peu à peu l'intervalle, on obtiendrait des termes à contraste de moins en moins brutal, et des effets de transposition comique de plus en plus subtils. La plus générale de ces oppositions serait peut-être celle du réel à l'idéal, de ce qui est à ce qui devrait être. Ici encore la transposition pourra se faire dans les deux directions diverses. Tantôt on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c'est précisément ce qui est : en cela consiste l'ironie. Tantôt, au contraire, on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c'est bien là ce que les choses devraient être : ainsi procède l'humour. L'humour, ainsi définie, est l'inverse de l'ironie. Elles sont, l'une et l'autre, des formes de la satire, mais l'ironie est de nature oratoire, tandis que l'humour a quelque chose de plus scientifique. On accentue l'ironie en se laissant soulever de plus en plus haut par l'idée du bien qui devrait être : c'est pourquoi l'ironie peut s'échauffer intérieurement jusqu'à devenir, en quelque sorte, de l'éloquence sous pression. On accentue l'humour, au contraire, en descendant de plus en plus bas à l'intérieur du mal qui est, pour en noter les particularités avec une plus froide indifférence. Plusieurs auteurs, Jean-Paul entre autres, ont remarqué que l'humour affectionne les termes concrets, les détails techniques, les faits précis. Si notre analyse est exacte, ce n'est pas là un trait accidentel de l'humour, c'en est, là où il se rencontre, l'essence même. L'humoriste est ici un moraliste qui se déguise en savant, quelque chose comme un anatomiste qui ne ferait de la dissection que pour nous dégoûter ; et l'humour, au sens restreint où nous prenons le mot, est bien une transposition du moral en scientifique. » (pp. 96-98).

Bergson finit en évoquant la possibilité de resserrer encore l'intervalle, en parlant du comique professionnel, avant de conclure :

« Ainsi qu'il fallait s'y attendre, et comme on a pu voir par ce qui précède, le comique de mots suit de près le comique de situation et vient se perdre, avec ce dernier genre de comique lui-même, dans le comique de caractère. Le langage n'aboutit à des effets risibles que parce qu'il est une œuvre humaine, modelée aussi exactement que possible sur les formes de l'esprit humain. Nous sentons en lui quelque chose qui vit de notre vie ; et si cette vie du langage était complète et parfaite, s'il n'y avait rien en elle de figé, si le langage enfin était un organisme tout à fait unifié, incapable de se scinder en organismes indépendants, il échapperait au comique, comme y échapperait d'ailleurs une âme à la vie harmonieusement fondue, unie, semblable à une nappe d'eau bien tranquille. »

Conclusion de cette lecture

Prenons au sérieux pour commencer la situation de l'humour dans Bergson. L'humour est presque à la pointe d'un développement annexe du Rire. Le comique de situation se scinde d'abord en situations concrètes et en comique langagier. Au sein de celui-ci, trois distinctions parmi d'autres peuvent se faire : répétition, inversion, et interférence des séries. C'est au sein de cette dernière distinction qu'intervient, dans la liste des divers types possibles de transposition, le couple humour/ironie. L'humour constituerait donc un genre particulier de transposition au sein du langage.

Si l'on récapitule les caractéristiques qui s'attachent à lui à partir de cet exposé, on peut relever : - l'humour appartient au comique - plus spécifiquement, il appartient au comique de mots, ce qui signifie un comique où le langage n'exprime pas seulement, il le crée. Il y a donc là un comique qui ne pourrait pas se réaliser, ou pas de la même façon, par une action - il semble bien se rattacher au mot d'esprit, ce qui signifie « une certaine disposition à esquisser en passant des scènes de comédie, mais à les esquisser si discrètement, si légèrement, si rapidement, que tout est déjà fini quand nous commençons à nous en apercevoir ». On pourrait retrouver à partir du mot d'esprit une scène complète, développée, qui serait comique. C'est un critère plus délicat à appliquer à l'humour et qui ne semble pas opérer systématiquement. Ainsi, la déclaration du condamné à mort conduit à l'échafaud, citée par Freud : nous rions d'imaginer possible une sorte de distraction totale du condamné, oubliant ce qu'il fait là. Dans le même temps, il parle en connaissance de cause. De même, lorsque Woody Allen dit : « Ce n'est pas que j'aie vraiment peur de mourir, mais je préfère ne pas être là quand ça arrivera. », on peut rire en pensant que quelqu'un a cru pouvoir être absent au moment où il mourrait. Mais on sait que WA a parlé en connaissance de cause. À strictement parler, il y a bien à chaque fois une scène comique qui est esquissée, mais la réalisation n'en est pas achevée, elle reste suspendue. Il semble bien que le sens profond de la scène, ce qui en fait la sève, pour ne pas dire l'esprit, est ailleurs, dans le rapport entre celui qui parle et la scène en question, qui peut être tragique. Cette distance, Bergson n'en parle pas, il nous faudra revenir sur ce point - l'humour appartient, dans le comique de mots, à la sous-branche qui opère une transformation par interférence de séries, également appelée transposition. Il s'agit donc de faire jouer deux niveaux différents à la fois, de déplacer un énoncé d'un registre dans un autre. - plus précisément, dans ces transformations, il a une parenté certaine avec la « transposition de bas en haut » - il relie les deux registres de l'idéal et du réel

On retrouve jusque là nombre d'éléments qui paraissent décrire efficacement l'humour. Ainsi, Alexandre Vialatte fournit deux exemples de réalités qui pour nous sont abominables, traitées comme si elles étaient idéales (ou disons, normales, au sens étymologique fort du mot : il est question de règles, de manières de faire qui représentent un modèle, un idéal) : « Il n'y a pas de bas morceaux dans le gros ethnographe », et « ‘‘Puisque tu aimes ta maman, reprends-en'', dit un proverbe du Centre-Afrique réservé aux usages locaux. » La norme, l'idéal, est ici l'anthropophagie. Ce qui nous paraîtrait abominable est ici érigé en règle, et l'effet de la phrase vient incontestablement de là. Vialatte le souligne d'ailleurs en parlant des « usages locaux ».

Problème et hypothèses

Ce que Bergson n'explique pas, en revanche, c'est pourquoi cela serait drôle, pourquoi nous rions. Si nous sommes particulièrement pénétrés des règles de notre société, il ne peut être question de rire à l'évocation d'un noble représentant de l'université française, quoique un peu corpulent, être découpé en petits morceaux pour être mangé. L'humoriste aurait pu aller jusqu'à détailler tous ces morceaux, précisément, jusqu'à disséquer le gros ethnographe. À plus forte raison, l'humour noir ne sera pas drôle. Bergson parle d'ailleurs bien d'une forme de dégoût. Où est le rire ? Où est le caractère plaisant ? Il y a là une faiblesse, sinon un problème, de la présentation de Bergson. À moins de supposer quelque chose comme le plaisir de toucher à des choses honteuses (mais si c'était le cas, on peut penser que Bergson l'aurait au moins suggéré, plutôt que de le passer complètement sous silence), il faut reprendre cette présentation.

Retour sur la définition Revenons un peu plus précisément sur les termes mêmes de Bergson. L'humour, commence-t-il par dire, est construit sur deux registres, le réel et l'idéal, et consiste à « décrire minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c'est bien là ce que les choses devraient être. » Bergson ajoute qu'ironie et humour sont deux formes de la satire. C'est souligner que l'on n'a pas perdu de vue la fonction première du comique, qui est de sanctionner des écarts commis par rapport à une norme admise et reconnue. L'humour procède en relevant tous les détails de cette situation réelle, pour souligner implicitement l'écart vis-à-vis de la norme, qui est l'idéal. Autrement dit, on comprend bien que l'humour puisse faire rire : il est l'une des armes de la société, l'une des plus élevées peut-être, comme Bergson semblait le suggérer, pour remettre dans le droit chemin un de ses membres qui se serait égaré. Moins cinglant que l'ironie, il est peut-être cependant l'une des plus humiliantes de ces armes, puisqu'il relève détail après détail les errements du coupable. Ainsi, l'analyse scientifique, la dissection du réel, permet de référer de façon plus vive encore au moral, à l'idéal, qui est implicite, surgit à la conscience spontanément par contraste avec cet étalage abominable de la réalité. Ainsi remis dans la perspective de l'ensemble de l'essai, l'humour nous paraît assez différent de ce que l'on entend aujourd'hui. Au mieux faut-il reconnaître avec Bergson qu'il s'agit d'un « sens restreint ». Reste à savoir ce qu'est le sens large du terme.

Remettre la personne au centre Pour cela, il faudra le dégager de la structure dans laquelle Bergson l'a inscrit : cette structure, c'est la société, comme autorité absolue, comme dépositaire de toute norme. Or, le point de vue adopté par Bergson vis-à-vis de la société n'est qu'un point de vue ponctuel, dû à l'examen du phénomène du rire provoqué par le comique. Il donne par la suite de la société une vision toute différente, dans 2SMR. Le propre d'une société ouverte est de n'être justement pas régie par une série de normes, d'obligations constituant un système clos, intangible, ou retombant de toute manière toujours sur un nouveau système. L'ouverture signifie l'aptitude à progresser, à aller vers de nouvelles découvertes dans le domaine même de la morale. Il n'y a plus alors de code à la fois figé et intériorisé qui fonctionnerait comme une référence absolue et définitive. La société reste un critère déterminant, mais seulement relatif. Il serait intéressant de reprendre alors la question du comique lui-même envisagé du point de vue de la personne elle-même, en faisant de la personne le centre et le sujet du rire, à la place de la société qui tient le premier rôle dans l'essai de Bergson (à juste titre, répétons-le, mais d'une façon qui ne permet pas de poser d'autres questions).

Comique et attention à la vie Pour cela, je m'appuierai sur la notion d'attention à la vie, qui me semble permettre de penser de façon particulièrement intéressante le rapport de la personne au monde. Elle consiste en une certaine tension de la personne, adaptée à chaque occasion, pour lui permettre de comprendre la situation et d'y conformer. C'est précisément lorsque cette attention est défaillante, pour une raison ou une autre, que la personne agit par automatisme, de façon distraite, et qu'elle peut faire l'objet du rire des autres. Il y a effort d'approfondissement, tension croissante, pour s'ajuster à un objet, à une situation. Nous avons vu ce qui se passe lorsque quelqu'un agit par automatisme. Il est plus intéressant de se demander ce qui se passe lorsque nous rions. Il me paraît conforme à la philosophie de Bergson d'affirmer que lorsque nous voyons quelqu'un agir, nous nous projetons sur les mouvements qu'il fait ; comprendre, suivre véritablement les mouvements ou les paroles de quelqu'un, en vertu du fonctionnement même de l'attention, c'est mobiliser en nous (autant que nous en sommes capables) l'énergie même qui anime celui que nous essayons de suivre. Que se passe-t-il lorsque nous assistons à une scène comique ? Nous suivons une action, un discours, et nous tâchons d'anticiper, en fonction de ce que nous savons, ou de repères que nous avons et que nous estimons s'appliquer à la présente situation. Ou bien, si la situation ou le discours est complexe et requiert de nous une attention toujours renouvelée, nous sommes tendus, sans pouvoir anticiper, pour arriver à en suivre le mouvement particulier et nouveau. Le comique fait soudain irruption : c'est-à-dire que soudainement, un décrochage semble s'opérer, la marche de l'autre est brisée par un obstacle interrompu, la belle prestance de l'orateur en pleine tirade est ruinée par un mouvement corporel involontaire, ou tout autre situation que l'on voudra. L'énergie que nous mobilisions dans notre effort d'attention se trouve soudain libérée. C'est ainsi que me paraît s'expliquer le phénomène de détente souligné par Bergson. Nous avions en tête une exigence sociale, ou bien tout simplement notre interlocuteur exigeait de nous une grande attention, celle-ci se trouve soudain démobilisée. Et, tel un ressort, elle se détend brusquement, d'autant plus violemment que l'effort d'attention était élevé et que le niveau de l'incident comique est bas, opère un décalage. Les exemples de la vie courante sont nombreux. Et l'on voit bien que les éclats de rire les plus violents sont ceux qui résultent de la plus grande tension. Cf. le rire de Clinton : président, pénétré de l'importance de sa présence, tendu sur les exigences de sa fonction, de la cérémonie en cours ; quelque chose le dérègle, détend soudain le ressort ; le rire explose. C'est ce qui fait, a contrario, que l'on ne rit pas en général lorsque quelqu'un glisse dans la rue, sauf à considérer que cela était particulièrement inattendu ou mal venu (quelqu'un marchant avec une grande distinction, l'air vaniteux, en dansant, etc.). Il y a dans le rire une manifestation profondément vitale, une tension intérieure qui explose tout d'un coup lorsque nous assistons à un événement comique, dans « la vraie vie », ou au théâtre, dans la comédie, qui a pour fonction de mettre en scène ces événements. Quelque chose de vital explose alors en nous, de façon incontrôlable. Nous nous retrouvons face à quelque chose qui confronte à la vie elle-même, à la tension qui nous traverse et que nous ne contrôlons pas toujours. Aussi longtemps que nous soutenions notre attention, aussi longtemps que nous suivions certaines règles, nous contrôlions cette vie en nous. Que notre attention vienne soudain à rencontrer le vide, et voilà que cette énergie devient pour un temps incontrôlable. Dans le même temps, cependant, le phénomène de détente nous apporte un plaisir certain. Nous sommes distraits nous aussi pendant un temps plus ou moins long de notre attention pesante aux choses, aux autres, à la société. Et c'est sans doute à cela qu'il faut attribuer le sentiment de sympathie fugace que Bergson évoque dans la conclusion de son essai. Nous suivons le mécanisme soudain fortement simplifié suivi par celui dont nous rions, et en même temps le fait de découvrir ce nouvel état provoque en nous un effet notable de détente et de plaisir. Ce n'est donc sans doute pas tant la personne que l'occasion qui nous est sympathique, et nous éprouvons quelque chose comme de la reconnaissance à l'égard de la personne ou de la situation qui nous a permis de rire.

Application au comique de mots Nous avons donc le premier degré du rire, dans les situations les plus simples : le rire y est immédiat, résulte d'un effet simple, direct, mécanique. Ce n'est pas la compréhension de ce qui se passe qui nous met en mouvement, mais un simple effet de contraste. En ce sens, c'est le simple fait de chuter brutalement d'un niveau à un autre qui suscite le rire, qu'il faut alors classer dans le genre des émotions, ou mouvements, d'ordre infra-intellectuel. Il s'agit d'une déprise de notre faculté de compréhension, qui laisse la place à un mouvement spontané et irréfléchi de détente morale et physique. La situation se complique quelque peu dans le comique de mots, lorsqu'il est véritablement créé par les mots, et en particulier dans l'humour et l'ironie. Passons rapidement sur le mot d'esprit en général : il paraît relever du même principe que précédemment, mais sur un plan plus raffiné. Il s'agit de saisir la scène qu'il n'a qu'esquissée, sans avoir pour autant développé cette esquisse pour retrouver le mécanisme comique qui s'y joue. Le décalage est senti avant même d'être réfléchi, intellectualisé. Et lorsqu'il l'est, on ne rit plus, on admire bien plutôt la subtilité de celui qui a proféré le mot d'esprit. Pour l'humour et l'ironie, la situation est différente, car la transposition joue non pas sur l'expression même, donc sur un donné que l'on transformerait, déformerait, métamorphoserait, bref à qui l'on donnerait une nouvelle forme, cette forme fût-elle purement spirituelle. Il n'y a pas de marqueur explicite d'ironie ou d'humour, comme Rousseau le regrettait, d'ailleurs, souhaitant l'introduction d'un point d'ironie comme il existe un point d'interrogation. La valeur ironique ou humoristique d'un énoncé dépendra donc d'autre chose que de sa matérialité. Elle n'existera qu'en relation avec la réalité visée par l'énoncé, qui seule permet d'établir la valeur du jugement et d'identifier son auteur : l'ironiste ou l'humoriste. La réaction face à un énoncé ironique ou humoristique est donc complexe : elle implique une étape de réflexion pour établir la nature du jugement prononcé. Le langage joue ici pleinement son rôle de réflexion, de mise à distance du réel. Le rapport aux choses est médiatisé, le registre est par nature différent de celui où se joue le simple comique. Une conséquence importante est que nous devons penser désormais une relation à trois termes, qu'ils existent concrètement ou soient seulement postulés : la situation ou la personne visée, l'humoriste/ironiste, son public. La relation entre la situation visée et celui qui aura à en rire ou pas est médiatisée par le jugement d'une troisième instance, d'ordre langagier. Allons plus loin, et tâchons d'analyser les spécificités respectives de l'ironie et de l'humour.

L'ironie Qu'est-ce que l'ironie ? « On énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c'est précisément ce qui est ». C'est donc un discours surplombant, regardant de haut une situation, une parole, sur laquelle on projette une vision idéale. Toute la question étant de savoir quel est cet idéal, et comment il s'applique. Si l'on est dans le cas du Rire, la claire conscience d'un idéal, confronté à une action qui manifestement le manque, devrait déclencher le rire, et non susciter l'ironie. Ou, du moins, il doit y avoir dans le rire une certaine ironie. Cependant, en premier lieu, nous avons vu que le propre de l'humour et de l'ironie, c'est de constituer un jugement porté sur les choses, d'être une attitude réfléchie à leur égard. Il y a donc dans l'ironie une démarche intellectuelle spécifique qui ne peut qu'être volontaire, tandis que le rire est spontané. L'ironiste est celui qui, ayant un modèle en tête et observant une situation qui manque ce modèle, sanctionne l'écart par un jugement qui sert précisément à souligner cet écart en le conservant intégralement. L'ironie est donc un acte intellectuel et constitue une sorte de comique volontaire et maîtrisé. L'ironie peut faire rire, elle est une forme de rire médiatisé, mais d'autant plus cruel qu'elle est parfaitement contrôlée. Elle constitue l'acte d'une personne sûre de son fait, de sa maîtrise, de la conscience de ses capacités, qui accable une personne qui lui paraît échouer dans ses efforts. Ou plutôt, l'ironie s'abstrait de toute notion d'effort, de tout ce qui pourrait faire voir en l'autre une volonté, une personne, susceptible de recevoir de la sympathie. Si le comique appartient donc à un registre infra-intellectuel, il semble que l'ironie doive être placée dans un registre spécifiquement intellectuel ; elle vient sanctionner en l'autre un défaut de maîtrise, une tentative manquée de se placer au même niveau de maîtrise, donc d'intellectualisation des choses. Dans une société – ou une situation ouverte, l'ironie paraîtra d'autant plus mal venue que son auteur semblera s'ériger lui-même – ou ériger son intelligence (pas son intellect) – en norme. C'est pour cela que l'ironie paraît avoir aujourd'hui mauvaise presse. Au lieu d'être un procédé rhétorique, elle devient un signe de mépris et d'arrogance.

L'humour Reste maintenant à analyser l'humour. En son sens le plus simple, « on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c'est bien là ce que les choses devraient être ». L'intérêt de replacer cette définition dans le contexte d'une société ouverte est de supprimer l'idée que « ce que les choses devraient être » correspond à un énoncé idéal présent implicitement à l'esprit de l'humoriste et de ses auditeurs. L'humour cesse alors d'être cette arme de la société, finalement assez proche de l'ironie, et effectivement satirique, consistant à énumérer tous les défauts et manquements d'une situation. Dans la perspective d'une société – ou plus globalement d'une réalité – ouverte, l'humour cesse d'être l'autre lame d'un sabre à deux tranchants, toute aussi meurtrière que l'est l'ironie. De même que pour l'ironie, il importe de sortir du cadre où Bergson l'a enfermée, et ce pour une raison bien simple : le plus souvent, l'ironie comme l'humour ne s'appliquent pas dans un contexte dont les règles seraient parfaitement claires et explicites pour tous ceux qui sont concernés. Sauf exception, toute situation peut être considérée comme ouverte, quelle que soit son échelle. L'ironie pourra donc paraître déplacée à ceux qui se placent dans un contexte plus large et revendiquent la prise en compte de la personne dans tout ce qu'elle est, avec ses émotions, ses efforts, sa richesse, et pas seulement dans ses échecs. Qu'en est-il alors de l'humour ? Il s'agit de décrire les choses comme si elles représentaient un idéal. Autrement dit, considérer ce qui est comme ce qui devrait être. Pour peu que l'on prenne cette proposition au sérieux, c'est toute une vision du monde qui s'en trouve transformée. L'exemple le plus patent en est l'humour noir : qu'il soit ponctuel ou devienne une attitude, un mode de vie, il consiste à dire que tout, y compris le plus sombre, le plus tragique, est ce qu'il devrait être. Il supprime ainsi toute idée de désespoir. Une certaine forme d'humour noir moins systématique ouvre même vers l'espoir : c'est le cas de la phrase du futur guillotiné, ou encore de Woody Allen. Dans ces deux cas, face à la mort, évoquer la perspective d'être ailleurs, ou de voir la vie continuer comme si de rien n'était, c'est faire comme s'il y avait autre chose que la mort, c'est référer à une vie à côté même de la mort. Dans le cadre le plus tragique vient s'insérer une note d'espoir en permettant une mise à distance du caractère concrètement tragique de l'existence. En ce sens, et pour compléter notre vision du rire, l'humour en appellerait peut-être à un registre nouveau, celui du supra-intellectuel. Il s'agirait de dépasser notre registre habituel, celui où nous suivons le déroulement concret des choses et en subissons éventuellement le caractère limité et tragique, pour créer une ouverture plus spirituelle, vers une réalité supérieure plus heureuse. L'humoriste, dans sa définition la plus pure, qui s'exprime dans l'humour noir, pourrait de la sorte évoquer la posture mystique, à propos de laquelle Bergson utilise la notion de supra-intellectuel. Cette analogie reste très nettement limitée, cependant : à proprement parler, l'humoriste ne crée pas une réalité nouvelle comme le fait le mystique, comme le fait une émotion supra-intellectuelle. Il n'en reste pas moins quelqu'un qui porte en lui quelque chose comme une espérance, et cette espérance constitue une sorte de détente qui est un appel. Là encore, on pourrait rencontrer l'analogie de l'appel du héros lancé par le mystique, à la différence toujours que dans le cas du mystique cet appel est concret, vient d'une position spirituellement plus élevée et bien réelle. Toujours est-il que l'humoriste dans son sens premier, s'il n'est pas un humoriste noir systématique, fera passer par son humour une note d'espoir appelant à se détacher de ce que la situation a de tragique. Sans rien affirmer du bien-fondé de cette perspective, il appellera à espérer, et donc à se libérer de la tension imprimée par la conscience du caractère tragique de l'existence. Il s'agirait donc de libérer toutes les potentialités vitales de la personne même face à une situation où la vie semble être menacée, où l'on anticipe sa fin en renonçant déjà à une partie de notre vitalité. Mais cela suppose une forme de saut qui ne repose sur rien de tangible. Il s'agit d'espérer sans motif pour le faire, pour la seule vertu vitale de l'espoir. L'humour est en quelque sorte l'espérance d'un monde sans Dieu et l'humoriste se contente d'espérer ce que le mystique réalise.

Conclusion et pistes théoriques Comment rendre compte, à partir de ces analyses, de l'humour que nous trouvons dans les textes ? Si l'on en reste à cette définition de l'humour, on pourra comprendre sans mal tout ce qui touche à l'humour noir, ou encore l'humour juif (lequel peut cependant se nourrir partiellement d'une espérance plus solide). On pourra classer ce mot de Pierre Dac : « Mieux vaut s'enfoncer dans la nuit qu'un clou dans la fesse droite » dans la catégorie de l'humour et non pas seulement dans celle du mot d'esprit, au titre du détachement qu'il exprime au regard de la douleur voire du tragique de l'existence (s'enfoncer dans la nuit). Un humour plus optimiste semble caractériser Alphonse Allais. Son histoire de la chasse aux lions (« Pour la chasse aux lions : vous achetez un tamis et vous allez dans le désert. Là, vous passez tout le désert au tamis. Quand le sable est passé, il reste les lions. ») tire sans doute sa dimension humoristique de la fantaisie qu'elle crée, et de la manière de rendre plus légère et heureuse une réalité plus sérieuse. On frôle le comique à plusieurs reprises : si la scène avait effectivement lieu, ou si ces mots avaient été prononcés par distraction par quelqu'un qui confondrait désert et bac à sable, et les lions avec quelque menu objet. La dimension volontaire et consciente de cette affirmation ne suffit sans doute pas à la classer dans l'humour, ou du moins elle n'y suffirait que dans la mesure où elle marque clairement une distance à l'égard du sujet abordé en le dé-dramatisant. Ce n'est pas pour autant une simple parodie. Nous dirons que l'image est plaisante, le sérieux devient sujet à fantaisie. En ce qui concerne Alexandre Vialatte, nous retrouvons dans son humour une dimension noire, mais à peu près complètement éclipsée par le caractère inattendu de ces traits, par les images un peu convenues et déjà comiques par elles-mêmes qu'il convoque : ainsi de l'association soutane-missionnaire, comme si l'habit était indissociable de celui qui le portait, et de l'idée que le missionnaire est un plat comme un autre. L'effet n'est pas comique, néanmoins, du moins par pour le public communément visé par AV, dans la mesure où il nous semble impossible, abominable, de manger quelqu'un. Ce serait là un simple trait d'esprit, comique, s'il nous était naturel de consommer des missionnaires, des explorateurs ou les guerriers de la tribu voisine : nous aurions alors intérêt à ne pas oublier que le missionnaire n'est pas inséparable de son habit. Un père avertissant son fils dans ces termes serait comique, on lui reprocherait d'oublier qu'il parle d'un plat où l'on doit enlever la soutane, comme on enlève les plumes d'un poulet. L'humour semble dans tous ces cas reposer sur une distance prise à l'égard du sérieux de l'existence, et être d'autant plus plaisant qu'une proportion importante de comique viendra s'y mêler. L'humour est d'autant plus plaisant que le décalage par rapport à la dimension comique est grand et complexe. L'humour conserve ainsi une forte dimension intellectuelle, il semble bien que l'humour gagne à être analysé, que ses harmoniques ne s'en ressentent que mieux. Reste à voir des cas plus complexes, dépassant la simple phrase. C'est le cas déjà de la chasse aux lions, ce l'est encore plus des Templiers, texte assurément humoristique, mais d'une longueur non négligeable, intégrant de ce fait un certain nombre d'effets narratifs.

Allais nous réjouit parce que nous nous attendions à un autre type d'histoire, et qu'il a en fait suivi un autre fil (qui en lui-même était comique, mais c'est autre chose, cela concerne surtout l'aspect plaisant de l'histoire). Nous nous apercevons qu'il nous a menés en bateau, qu'il a joué sur notre attente, sur notre plaisir, lequel était un plaisir stéréotypé, celui que nous avons à lire des romans d'aventure qui rebondissent sans fin de péripétie en péripétie. Le premier effet plaisant de l'histoire est le ton, décalé, très oral, pour raconter une aventure de plus en plus vaste. Les effets comiques virent vraisemblablement à l'humour, tant l'on sait la maîtrise d'Alphonse Allais sur le récit, tant l'on constate que c'est un effet voulu, faisant paraître comique le narrateur, mais de façon telle, avec un tel décalage, qu'on le prend comme une fantaisie, librement conçue, bien plus que comme une distraction d'où naîtrait le comique. L'humour apparaîtrait ici alors comme un comique détaché, voulu, maîtrisé, et seulement proposé, esquissé (« et si quelqu'un se disait… ») : nous savons que le narrateur n'existe pas, n'est qu'une occasion, n'est pas un personnage comique. Nous sommes donc détachés, et pourtant, nous nous laissons prendre petit à petit au récit, on s'attend à ce que la fantaisie de l'auteur en rajoute toujours plus, qu'il se laisse prendre lui-même par l'histoire. Et en fait, c'est nous dont il rit, nous sommes les dindons de la farce, les comiques de l'histoire. Et nous finissons soit par le rejeter, soit par rire de nous-même, de notre attente déçue de façon si habile : il fallait suivre l'autre fil, celui-là seul comptait en fait. Forme de distraction de la part du narrateur, qui en fait était absent de ce qui paraissait le fil central, et se concentrait sur ce qui semblait n'être qu'un motif comique. À l'arrivée, donc, c'est nous qui paraissons être tombés dans un panneau, avoir suivi une impulsion de façon mécanique, irréfléchie. Et cependant, nous n'en sommes pas complètement coupables, puisque nous pouvons reconnaître que c'est l'auteur qui a tout fait pour nous dérouter, et cela de façon illogique. Nous passons donc de l'absurdité à la fantaisie, et nous rions de nous-même, en grande partie, de ce mécanisme faussement mis en branle en nous et déjoué par l'auteur. Il n'y a pas de logique, dans le fond. L'effet comique ne reposait sur rien de concret, seulement sur un jeu d'esprit d'Alphonse Allais. Et c'est pourquoi nous pouvons rire le cœur léger : tout cela ne prêtait pas à conséquence.

L'humour des textes longs repose donc sur des effets plus complexes, sur des attentes minutieusement déjouées, en particulier des attentes génériques : c'est là où l'attention que nous prêtons au texte peut le plus facilement chercher à anticiper sur la suite du texte, c'est là où il est le plus facile pour l'auteur de nous surprendre. De la part de l'humoriste, cela réclame une attitude de distance totale, une capacité à rebondir sans arrêt, ou au moins une fois mais de façon soudaine et définitive. Cela implique de transformer de petits événements sérieux en des fantaisies improbables auxquelles il ne croit pas. Sans que la situation soit nécessairement noire (mais l'humour sera meilleur s'il grince un peu), on retrouve un même processus de mise à distance du poids de la vie (quitte à ce que la vie en question se limite au cadre d'un récit qui refuse précisément de se plier à ses propres règles) pour l'élever à quelque chose qui serait plaisant et accaparerait moins notre esprit, nous reposerait de notre tension constante à suivre le sérieux de l'existence. Détente, oui, mais pas soudaine comme dans le comique ; largement intellectuelle, mais ouvrant sur une vie plus heureuse et plus légère. À défaut de pouvoir alléger la vie elle-même, d'ouvrir les choses dans leur matérialité même à une vie plus profonde, plus vive, l'humour transforme notre jugement, notre vision, allégeant fictivement la vie en jetant par-dessus bord ce qui nous encombre, tout ce qui est pesant. L'humour ne transforme pas la vie, mais transforme le regard que nous portons sur elle. Il n'est qu'analogique de la mystique, mais, pourrait en constituer un prolégomène. Force est bien de constater que, sociologiquement, les humoristes professionnels tendant à perdre de vue la mystique et à faire de l'humour leur seul refuge contre leur désespoir.

Jérôme Moreau

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Mai 2007 à 5h52.