Atelier


Bernard Gendrel, Patrick Moran

Voltaire est l'un des premiers en France à parler de l'humour:

Ils [les Anglais] ont un terme pour signifiercette plaisanterie, ce vrai comique, cette gaîté, cette urbanité, ces saillies qui échappent à un homme sans qu'il s'en doute; et ils rendent cette idée par le mot humeur, humour, qu'ils prononcent yumor, et ils croient qu'ils ont seuls cette humeur, que les autres nations n'ont point de terme pour exprimer ce caractère d'esprit; cependant, c'est un ancien mot de notre langue employé en ce sens dans plusieurs comédies de Corneille.[i]

Inconscience donc et universalité (ou au moins bi-nationalité[ii]). Un siècle plus tard, Hippolyte Taine contestera cette possibilité française de l'humour,

L'humour est le genre de talent qui peut amuser des Germains, des hommes du Nord; il convient à leur esprit comme la bière et l'eau-de-vie à leur palais. Pour les gens d'une autre race, il est désagréable; nos nerfs le trouvent trop âpre et trop amer.[iii]

et Cazamian son caractère inconscient:

Ou bien l'écrivain, l'orateur, si inculte soit-il, a finement conscience de la transposition qu'il effectue – et l'humour se réalise en lui; ou bien il n'en a pas conscience, et l'humour n'existe pas.[iv]

Bergson, lui, semble considérer l'humour comme un mécanisme de transposition,

Tantôt, au contraire, on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c'est bien là ce que les choses devraient être: ainsi procède souvent l'humour.[v]

alors que Breton le voit plutôt comme une posture existentielle:

Il est rare que la question ait été serrée d'aussi près que par M. Léon Pierre-Quint qui, dans son ouvrage Le Comte de Lautréamont et Dieu, présente l'humour comme une manière d'affirmer, par-delà «la révolte absolue de l'adolescence et la révolte intérieure de l'âge adulte», une révolte supérieure de l'esprit.[vi]

Personne, apparemment, ne dit la même chose sur l'humour. Souvent même les uns et les autres se contredisent. Avant de rejeter, comme il est courant de le faire, l'humour dans le domaine de l'insaisissable, il convient peut-être de se demander si tous nous parlons du même humour et si, victimes de ce que Wittgenstein appelle lavision unilatérale du langage, nous n'avons pas tendance à confondre les différents usages du mot.

1. La grammaire de l'«humour».

La première étape en vue d'une clarification, est l'établissement d'un tableau (ou schéma) synoptique[vii] présentant les usages (passés et présents) du mot.

Je propose celui-ci, sans prétendre qu'il soit le seul possible (nous verrons d'ailleurs plus tard qu'il peut encore se ramifier):

  • humour / monomanie / être un humour

    • passif: excentricité / avoir un humour / figure de l'excentrique

    • actif: tournure d'esprit / avoir de l'humour / figure de l'humoriste

      • « forme de vie », « art d'exister »: l'homme de l'humour

      • conscience, « jeu de langage », production, ou réception d'un objet humoristique

b. "a. monomanie (niveau 1)" (niveau 2).

C'est l'origine du terme en anglais[viii]. Comme les auteurs français du XVIIIe le répètent à plaisir, humour dérive du français «humeur» et en est au départ l'exact équivalent («humeur» devant s'entendre ici comme liquide sécrété par le corps humain, v. la théorie des humeurs). C'est avec Ben Jonson et sa pièce Every Man out of His Humour (1599) que le terme passe vraiment du sens physique au sens figuré. Humour ne désigne plus seulement l'humeur médicale (ou même le tempérament que celle-ci provoque) mais (par métaphorisation) tout caractère excessif:

The choller, melancholy, flegme, and bloud,

By reason that they flow continually

In some one part, and are not continent,

Receive the name of Humours. Now thus farre

It may, by Metaphore, apply it selfe

Unto the generall disposition:

As when some one peculiar quality

Doth so possesse a man, that it doth draw

All his affects, his spirits, and his powers,

In their confluctions, all to runne one way,

This may be truly said to be a Humour.[ix]

Ce que fonde Ben Jonson c'est une comédie de caractères dans laquelle le public rira de ces monomaniaques dont le humour est en perpétuel décalage avec les situations de la vie.

Ce sens premier n'est plus d'actualité aujourd'hui. En fait, une fois métaphorisé, le mot va se répandre et désigner des réalités parfois fort différentes.

b. actif vs passif (niveau 2).

C'est Corbyn Morris qui a le mieux résumé la situation du mot en Angleterre au XVIIIe siècle. Nous lui avons emprunté sa distinction, mais à la suite d'Escarpit nous avons modifié sa terminologie :

A Man of HUMOUR is

one, who can happily exhibit a weak and ridiculous Character in real Life, either by assuming it himself, or representing another in it, so naturally, that the whimsical Oddities, and Foibles, of that Character, shall be palpably expos'd.

Whereas an HUMOURIST

is a Person in real Life, obstinately attached to sensible peculiar Oddities of his own genuine Growth, which appear in his Temper and Conduct.

In short, a Man of Humour is one, who can happily exhibit and expose the Oddities and Foibles of an Humourist, or of other Characters.[x]

Dans le schéma, «Humoriste» a été remplacé par «excentrique» et «Homme d'Humour» par «humoriste», mais la différence est ici bien analysée entre celui qui subit l'humour et celui qui le pratique. Plus généralement il s'agit d'une opposition entre l'usage[xi]

avoir un humour (avoir des bizarreries, des excentricités qui font rire) et l'usage – toujours en vigueur – avoir de l'humour.

Dans ce dernier cas, l'humour est très souvent réduit à une tournure d'esprit inégalement répartie entre les hommes: il y a ceux qui ont de l'humour et ceux qui n'en ont pas. Au XVIIIe, il y a les Anglais et les autres. C'est au passage du niveau 2 au niveau 3 que se situe le passage de l'humour anglais à l'humour «universel». Certains, comme les Encyclopédistes, tentent de faire sortir la notion de ses frontières en retrouvant ladite disposition chez leurs compatriotes; mais l'universalisation va plutôt prendre deux directions moins particularistes.

c. forme de vie vs jeu de langage (niveau 3).

L'humour n'étant plus une mentalité, une forme d'esprit caractéristique de telle ou telle nation, l'emploi du mot va s'étendre à d'autres usages.

Le premier, que nous nommons «forme de vie», en référence à Wittgenstein, tend à présenter l'humour comme une position existentielle, une manière de vivre, aux limites parfois de l'éthique et du religieux. L'expression caractéristique de cet usage est celle qu'emploie Dominique Noguez en titre d'un de ses ouvrages, l'homme de l'humour (l'expression est héritée de Corbyn Morris mais employée dans un sens différent).

Le deuxième usage utilise le terme «humour» d'une manière plus linguistique que philosophique. Cet usage met l'accent sur le fait que l'acte de production de l'humour est conscient (c'est la position par exemple de Cazamian), mais il n'est ni seulement mécaniste (étude des procédés) ni seulement affectiviste (étude des sentiments qui provoquent l'humour et que provoque l'humour)[xii]. Il est l'un et l'autre, tenant à la fois de la rhétorique et de la pragmatique, et à ce titre le terme wittgensteinien de «jeu de langage» nous a paru le plus opportun, puisqu'il évoque non seulement des combinaisons de mots (comme il y a des combinaisons de coups aux échecs) mais aussi la présence indispensable d'un partenaire (notons que «langage» a ici un sens large et fait référence à l'image et au son tout autant qu'aux mots). S'il fallait choisir dans les termes dérivés d'«humour» le plus caractéristique de cet usage, ce serait l'adjectif «humoristique», qui s'applique à une production consciente reconnue comme telle par un tiers.

Nous ne contestons pas l'existence de tel ou tel usage. Chacun a son intérêt. Notre travail néanmoins se concentrera sur l'humour comme «jeu de langage». La plupart des théoriciens n'ayant pas fait clairement de délimitations, les différents sens se bousculent souvent dans leurs écrits. Il s'agira de prendre chez les uns et les autres ce qui intéresse notre objet.

2. Dérives et doxa du discours sur l'humour.

A. Les dérives du discours sur l'humour.

Le discours sur l'humour est semé d'embûches. L'histoire du terme est, comme nous l'avons vu, trouble et emmêlée; en conséquence, la notion revêt souvent des aspects extrêmement flous, et la multiplication des approches, philosophique, littéraire, psychologique et autres, font qu'il y a presque autant de sens du mot «humour» qu'il y a de commentateurs. André Breton cite cette remarque de Valéry, dans la préface de l'Anthologie de l'humour noir:

Le mot humour est intraduisible. S'il ne l'était pas, les Français ne l'emploieraient pas. Mais ils l'emploient précisément à cause de l'indéterminé qu'ils y mettent, et qui en fait un mot très convenable à la dispute des goûts et des couleurs. Chaque proposition qui le contient en modifie le sens; tellement que ce sens lui-même n'est rigoureusement que l'ensemble statistique de toutes les phrases qui le contiennent, et qui viendront à le contenir.[xiii]

De plus, le discours sur ce concept souffre de plusieurs dérives assez répandues, qui nuisent souvent à l'effort de clarification; il peut être utile d'énumérer les dérives les plus importantes et de chercher leurs origines.

1. Humour et jugement de valeur.

L'humour est marqué positivement: tout le monde aime l'humour; il est généralement considéré comme une espèce de comique amélioré, plus profond, plus fin et plus noble. Cette valorisation de l'humour, qui se vérifie dès le début du XIXe siècle (chez Jean Paul par exemple), ne pose pas de problème en soi. Elle est néanmoins remarquable par l'unanimité qu'elle suscite, notamment chez les commentateurs qui s'intéressent aux rapports entre humour et ironie: l'humour est presque toujours le terme le plus éminent de la dichotomie (chez Kierkegaard, cf. infra; ou chez Jankélévitch, pour qui l'humour est la forme accomplie de l'ironie). Seul Bergson semble accorder la même valeur aux deux notions.

Même quelqu'un comme Freud, qui bien souvent réduit à néant les objets auxquels la société accorde de la valeur, ne se prive pas d'admirer l'humour. En 1905, il consacre les toutes dernières pages du Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient à la notion[xiv], la mettant dans la catégorie des «processus de défense», dont la forme la moins efficace est le «refoulement raté», «mécanisme efficient de la naissance des psycho-névroses». L'humour, en revanche, «peut être conçu comme la plus haute de ces réalisations de défense», puisqu'il n'a à aucun moment recours à l'inconscient – en effet le mot d'humour est formulé au niveau préconscient. Plus tard, en 1927, Freud revient sur la question dans son article intitulé «L'humour»[xv]; son discours va toujours dans le sens d'une valorisation: l'humour a une «dignité» que n'a pas le mot d'esprit, parce qu'il est un mécanisme de défense contre la souffrance; l'attitude humoristique est un «don précieux et rare».

Cette valorisation de l'humour ne serait pas un problème si elle ne menait pas à des prises de position parfois très passionnelles, autant chez les commentateurs que dans la vie courante. L'humour étant une valeur très positive, tout le monde veut avoir un sens de l'humour; et si l'humour est sans doute la chose du monde la mieux partagée pour les mêmes raisons que le bon sens chez Descartes, chacun est prompt à considérer son sens de l'humour comme le seul qui soit valable. On dit d'une personne dont on veut déprécier à la fois les qualités sociales et morales qu'elle n'a pas de sens de l'humour; on distingue entre le bon et le mauvais humour, le premier étant le seul «vrai». On retrouve même cette tendance chez les auteurs se consacrant à la question, par exemple Breton et Schopenhauer, qui ne se privent pas de dire que leur interprétation de l'humour est la seule bonne. Il est peut-être surprenant qu'un concept si fortement associé dans l'imaginaire collectif au flegme et au détachement suscite des réactions d'accaparement aussi peu mesurées.

2. Humour et subjectivité.

La deuxième dérive est la conséquence naturelle de la première dans ses manifestations les plus extrêmes: si chaque personne tenant un discours sur l'humour affirme être le seul détenteur de son véritable sens, ce sens peut finir par se diluer dans un flou subjectiviste dont il est très difficile de se sortir. C'est une dérive particulièrement patente chez Breton: l'humour y devient une «révolte supérieure de l'esprit»[xvi], définition peu précise s'il en est; et à regarder les textes que Breton choisit pour son anthologie, on a souvent l'impression qu'ils n'ont pas tant été choisis pour leur humour que parce qu'ils manifestent une certaine philosophie distanciée et contestataire qui lui agrée.

Cette dérive est d'autant plus remarquable qu'elle est dénoncée dans la préface de l'Anthologie, lorsque Breton s'en prend au Traité du style d'Aragon; il accuse son ancien camarade de «s'être donné pour tâche d'épuiser le sujet (comme on noie le poisson)». En effet, dans les termes mêmes d'Aragon, l'humour est «ce qui manque aux potages, aux poules, aux orchestres symphoniques. Par contre, il ne manque pas aux paveurs, aux ascenseurs, aux chapeaux claques… On l'a signalé dans la batterie de cuisine, il a fait son apparition dans le mauvais goût, il tient ses quartiers d'hiver dans la mode…» On est bien là dans le discours subjectiviste sur l'humour, accentué par l'imagerie surréaliste. Breton critique cette dérive tout en s'y complaisant largement lui-même: sans doute faut-il voir dans son attaque envers Aragon moins l'expression d'un désaccord de méthode que l'expression de l'animosité entre les deux écrivains; en réalité, leurs approches de l'humour sont beaucoup plus proches l'une de l'autre qu'ils ne voudraient bien l'admettre.

Une telle dérive s'observe également chez Deleuze, dans la neuvième partie de Logique du Sens, intitulée «De l'humour»: la notion s'y dilue à un tel point qu'elle finit par n'avoir de sens que métaphorique; l'humour, c'est le mélange du bas et de l'élevé, de l'idéal et du réel, le refus de la profondeur au profit de la surface. Deleuze reprend en fait certaines propriétés attribuées par les philosophes à l'humour (cf. infra sur Jean Paul et Kierkegaard), mais en les combinant de manière à désigner davantage une certaine attitude philosophique, ou anti-philosophique, qu'une forme particulière du discours comique.

3. Humour et comique.

Une troisième dérive à laquelle il faut prendre garde relève plus de la nomenclature que d'un problème de méthode. Le terme d'humour a subi, depuis son introduction en français, un affaiblissement de sens tendant à l'assimiler au concept plus général de «comique», si bien qu'on qualifie souvent d'humoristique n'importe quelle chose qui fait rire. Cet affaiblissement ne se limite pas au langage courant, mais se vérifie souvent chez les critiques, notamment anglo-saxons: en effet cette évolution sémantique est encore plus patente en anglais qu'en français.

Daniel Grojnowski, dans l'article «Humour» du Dictionnaire du littéraire, en vient même à donner l'onction critique à cette évolution; le dernier paragraphe de l'article, consacré aux difficultés de définition que suscite le terme, finit sur cette phrase:

L'humour est ainsi devenu synonyme de comique, au sens commun du terme, révélant un état d'esprit, un «sens (de l'humour)» qui existe en dehors de ses manifestations littéraires.[xvii]

Cette acceptation de l'affaiblissement sémantique ressemble à un aveu de défaite; et à bien y regarder, elle ne se justifie guère. L'évolution du mot «humour» est en ce sens comparable à celle du mot «tragédie»: on désigne aujourd'hui du nom de «tragédie», dans le langage courant, tout événement triste et irréversible, mort d'un proche, catastrophe naturelle, désastre humanitaire. Cela n'empêche pas les critiques littéraires de savoir de quoi ils parlent lorsqu'ils étudient le genre de la «tragédie»: l'affaiblissement du sens courant ne neutralise pas le sens restreint. Il en va de même pour l'humour: ce n'est pas parce que le terme a vu son sens se diluer jusqu'à englober toute la sphère du rire dans l'usage courant que la catégorie critique «humour» n'existe plus, différente du comique en général.

4. Paradoxes et apories.

La dernière tendance du discours sur l'humour à laquelle il faut prendre garde n'est pas tant une dérive, qu'une orientation dont l'analyste littéraire doit se tenir à distance s'il veut pouvoir avancer dans son étude. Il s'agit de l'orientation exprimée par la trop célèbre formule: «L'humour est la politesse du désespoir». Cette phrase, susceptible de surgir dans le discours journalistique dès qu'il est question de la valeur éthique ou philosophique de l'humour, a été attribuée entre autres à Boris Vian, Pierre Desproges ou encore Chris Marker. On la renforce souvent en faisant remarquer que bon nombre des grands humoristes étaient aussi de grands dépressifs, tels Peter Sellers ou Alphonse Allais, dont Jules Renard affirme qu'il ne l'a jamais vu sourire une seule fois dans sa vie; Laurence Sterne, nous disent les biographes, était un homme profondément malheureux.

De telles preuves, auxquelles s'ajoutent les manifestations bien connues de l'humour noir, poussent plusieurs commentateurs à ranger l'humour du côté de l'expression mélancolique, voire, comme dans la phrase citée précédemment, du côté du désespoir; à l'extrême, on trouve la position de Robert Escarpit à la fin de son «Que sais-je?» consacré à la question, qui affirme que les liens entre comique et humour sont purement accidentels: l'humour n'est pas fait pour être drôle.

Cette sorte de discours a sans doute une vraie pertinence psychologique ou existentielle: bon nombre d'humoristes étaient ou sont dépressifs (Houellebecq en dépeint un exemple dans le protagoniste de La Possibilité d'une île), et peut-être y a-t-il un lien entre la mélancolie et la production d'un discours humoristique. Toujours est-il que du point de vue de la critique littéraire, un tel discours générateur de paradoxes ne mène pas loin. L'examen des textes humoristiques ne révèle aucun lien essentiel entre humour et mélancolie, mais au contraire une proximité constante entre humour et comique: l'humour fait rire, et de ce fait semble bien appartenir à la sphère comique. Humour ne rime avec pessimisme que dans le cas de l'humour noir. Il n'est pas anodin que la phrase «l'humour est la politesse du désespoir», si souvent employée, soit en fait une citation erronée. Elle est due au surréaliste belge Achille Chavée (1906-1969), qui l'avait formulée ainsi: «L'humour noir est la politesse du désespoir». La phrase, amputée de son seul adjectif, a connu une fortune abusive, généralisant une remarque qui portait sur une catégorie spécifique pour en faire une vérité philosophique au sujet de l'humour. Comme le disait Voltaire: «Ceux qui cherchent des causes métaphysiques au rire ne sont pas gais».[xviii]

Cette approche philosophique ou existentielle de l'humour, extrêmement répandue, mène enfin à d'autres formes d'apories, notamment dans un des derniers ouvrages publiés sur la question, L'homme de l'humour de Dominique Noguez (Paris, Gallimard, 2002). Dans son livre, Noguez érige l'humour au rang d'une morale ou d'une anti-morale qui est, en fin de compte, un but inatteignable. L'homme de l'humour, c'est-à-dire celui qui vit vraiment selon les préceptes informulés de l'humour, ne peut exister que sur une corde raide: il risque sans cesse de sombrer dans la banalité d'un côté, ou dans l'ignominie de l'autre. Par définition, cet homme ne devrait même pas pouvoir vivre; l'humour est bien cette «révolte supérieure de l'esprit» que salue Breton, mais révolte contre tout (y compris la vie et l'idée même de révolte), et donc position insoutenable sur une quelconque durée. Développant cette réflexion, Noguez en vient à dire que l'humour, de fait, n'existe pas, qu'il est impossible.

Encore une fois, un tel discours aporétique, conséquence presque logique d'une certaine approche de l'humour, ne peut convenir à l'analyse littéraire, qui se contente d'examiner des objets précis. Si l'homme de l'humour n'existe pas, il n'en est pas moins vrai que les textes humoristiques existent, et qu'ils manifestent une forme d'expression particulière – même si l'attitude nécessaire pour les produire est peut-être insoutenable tout au long d'une existence.

B. Le discours philosophique sur l'humour.

1. De l'esthétique à l'existence.

La prolifération du discours «existentiel» sur l'humour, tendant à assimiler la notion à une forme de morale ou un mode de vie, est due à plusieurs facteurs; d'une part l'humour est, comme on l'a vu, extrêmement valorisé, et cette valorisation s'accompagne d'une amplification qualitative de l'objet dans l'esprit des gens: s'il est si important de posséder un sens de l'humour, c'est que l'humour est une chose bien plus importante que l'esprit ou n'importe quel autre talent social. On lui attribue donc des «propriétés» particulières, un rôle capital dans l'attitude que l'homme doit adopter face au monde et à lui-même. Ce fonctionnement en vase clos, où la valorisation conduit à toujours plus de valorisation, sur un mode souvent extrêmement subjectif et personnel, porte souvent à considérer l'humour comme un objet indéfinissable, surtout dans le cadre d'une approche relevant de la critique littéraire. On conçoit bien souvent l'humour comme un objet trop grand, trop important et touchant à des questions trop vastes pour pouvoir être traité de manière satisfaisante par une méthode aussi «réductrice».

En conséquence, le discours sur l'humour, sa doxa en quelque sorte, a bien plus été assumé par les philosophes que par les rhétoriciens. Hegel, Jean Paul, Schopenhauer, Bergson, Jankélévitch et surtout Kierkegaard sont les grands penseurs qui se sont le plus intéressés à la question. Chez Hegel et Jean Paul, l'humour est encore une catégorie esthétique (Hegel l'aborde dans l'Esthétique, 2e partie, 3e section, chapitre III, b et c, et Jean Paul dans son Cours préparatoire d'esthétique, première division, VIIe et VIIIe programmes). Pour Hegel, l'humour est une forme romantique par excellence, c'est-à-dire tout entière déterminée par la subjectivité; mais il distingue un humour subjectif, où l'humoriste est tourné vers le dedans, vers sa propre intériorité, et un humour objectif, plus éminent que le premier, où l'humoriste sort de lui-même pour aller vers l'objet extérieur en créant une communauté d'esprit entre les deux pôles, selon un mouvement qui est celui de la sympathie: c'est là que l'humour accomplit pleinement son potentiel. Cette définition de l'humour objectif sera saluée par Breton dans son Anthologie.

Jean Paul, en revanche, définit l'humour en le rapprochant du sublime, mais en en faisant un «sublime inversé»: alors que le sublime consiste à contempler le très haut à partir d'une position terrestre, l'humour consiste à prendre une position surplombante et à contempler les choses tout en bas. Ainsi, l'humour mélange le haut et le bas, le grand et le petit, montrant que toutes choses sont égales au sein de la totalité humoristique. De même, l'humour ne procède jamais par des piques personnelles ou des sarcasmes dirigés envers tel individu ou telle catégorie humaine; au contraire, il dépasse les divisions et rassemble toute chose à la lumière de son idée anéantissante. C'est cette idée qui fait la véritable différence entre humour et persiflage, mais aussi entre humour et sublime: l'humoriste subsume tout, pour tout anéantir. Il ne défend aucune cause, et surtout pas la sienne. Cette définition de l'humour se retrouve plus tard chez Bergson, dans Le Rire, déjà évoqué à propos de Gérard Genette: l'humour prend le réel pour l'idéal, créant ainsi une confusion propre à anéantir l'idéal ou, mieux encore, à mêler les deux niveaux en indiquant la direction d'un idéal inconnu et inexprimé.

Avec Jean Paul, l'humour devient presque une attitude morale, même si elle ne s'exprime chez lui que dans un contexte littéraire. Schopenhauer va plus loin, en intégrant l'humour de manière forte à son système philosophique. Il consacre une annexe du Monde comme volonté et comme représentation à la notion, la faisant dériver de sa définition du comique. Le comique surgit lorsque l'observateur constate une disparité entre la connaissance rationnelle et la connaissance intuitive, ou lorsque l'homme d'esprit fait surgir cette disparité par un bon mot. Le sérieux, en revanche, se définit par l'adéquation ou la recherche d'adéquation entre connaissance intuitive et connaissance rationnelle. C'est de la rencontre entre l'esprit comique et l'esprit de sérieux que naît l'humour: celui-ci, en effet, adopte le ton de la plaisanterie, faisant apparaître au grand jour la contradiction entre les deux formes de connaissance humaine, mais il est sans cesse guidé par l'exigence du sérieux. L'humoriste est celui qui constate la divergence, mais qui souhaite la réconciliation: derrière la drôlerie perce le souhait de réparer le divorce de la pensée avec elle-même.

Enfin, Kierkegaard est assurément celui qui offre à l'humour la plus forte intégration dans son système, lui consacrant plusieurs pages du Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques. L'humour s'insère dans la trame même de l'existence.

Il y a trois sphères d'existence, esthétique, éthique, religieuse. Deux zones frontières y correspondent: l'ironie confine à l'esthétique et à l'éthique; l'humour confine à l'éthique et au religieux.[xix]

La sphère esthétique est celle des sens, du rapport immédiat aux choses, de la jouissance pure. La sphère éthique, en revanche, est celle de la loi et de la règle: l'homme éthique agit toujours selon des préceptes immuables et donne ainsi un sens et une valeur à son existence. L'ironie apparaît lorsqu'on se situe à la frontière entre les deux; l'homme éthique, observant le monde esthétique, ne peut s'empêcher de faire preuve d'ironie, c'est-à-dire d'adopter une attitude de recul et de jugement sur les comportements qu'il observe. À ceci s'ajoute une fausse ironie, qui est celle de l'esthète: mais comme l'esthète est incapable de se référer à une loi supérieure, il ne fait que singer la vraie ironie, et noie son propos dans des bons mots sans originalité.

Un rapport assez différent s'observe entre la sphère éthique et celle qui la surplombe, la sphère religieuse. L'homme religieux est celui qui a dépassé le simple rapport à la loi, pour entrer en relation directe avec Dieu; pour lui, seul existe ce rapport à Dieu, et la sphère religieuse consiste en un anéantissement du monde extérieur. Mais l'homme religieux reste le plus souvent forcé de vivre en société, et c'est de cette fréquentation de la société que naît l'humour. L'homme religieux, obligé de sortir de sa relation exclusive avec Dieu, observe le monde autour de lui et constate la contradiction entre le fini et l'infini; mais en même temps, il ne condamne pas, puisqu'il sait que toutes les contradictions s'anéantissent en Dieu. Sa réaction n'est donc pas d'ironie, mais d'humour.

En réalité, pour Kierkegaard ironie et humour sont le plus souvent des lieux de passage, des situations transitoires: s'ils sont l'expression qu'adoptent l'homme éthique et l'homme religieux lorsqu'ils descendent dans les sphères inférieures, ils décrivent plus généralement l'attitude de celui qui est sur le point d'entrer dans la sphère éthique ou dans la sphère religieuse, mais qui n'appartient pour le moment à aucune des trois sphères. On retrouve par le biais de Kierkegaard à la fois l'attitude de Noguez, pour qui l'humour s'exerce toujours sur une corde raide, et celle de Jankélévitch, chez qui l'humour est la forme supérieure et accomplie de l'ironie.

2. Tentative de résolution.

Le discours sur l'humour est problématique parce qu'il est contradictoire, mal délimité et propice aux paradoxes; mais il l'est également parce qu'il semble dépasser de loin le seul champ de l'analyse littéraire: parler de l'humour en tant que critique semble être décidément réducteur, et proposer une nouvelle définition de l'humour ne revient qu'à rajouter une voix discordante de plus dans un concert déjà fort peu harmonieux.

Une solution possible se trouve chez Wittgenstein, dans les pages des Remarques mêlées consacrées à l'humour. Deux paragraphes abordent principalement la question, selon des points de vue différents. Le premier propose une approche psychologique, voire éthique de la chose:

L'humour n'est pas une humeur, c'est une vision du monde. Et c'est pourquoi, si l'on a raison de dire que l'humour fut banni de l'Allemagne nazie, cela ne signifie pas simplement que l'on n'y était pas de bonne humeur, mais quelque chose de beaucoup plus profond et beaucoup plus important.[xx]

L'humour est explicitement défini dans le texte allemand comme une Weltanschauung, une manière de voir le monde, c'est-à-dire un filtre par lequel passe le regard et qui structure à la fois la perception, le langage et l'imagination. Le second paragraphe, en revanche, décrit l'humour sur une base plus communicationnelle:

Comment est-ce, lorsque des gens n'ont pas le même sens de l'humour? Leurs réactions l'un envers l'autre sont désaccordées. C'est comme si la coutume voulait, entre certaines gens, que lorsque l'un envoie une balle à l'autre, celui-ci l'attrape et la renvoie; mais certains, au lieu de la renvoyer, la mettent dans leur poche.[xxi]

L'humour apparaît ici comme un code, un jeu dont les règles doivent être comprises pour qu'il puisse avoir un intérêt. Il n'est plus un cadre général de la pensée et de l'activité humaines, mais une forme particulière que revêt cette activité.

C'est par la notion de jeu de langage telle que Wittgenstein la développe dans ses Recherches philosophiques que ces deux paragraphes se rejoignent. Le langage détermine la réalité et non l'inverse, et nous ne pouvons connaître et percevoir que ce que nous pouvons formuler; ainsi, une culture qui n'aurait pas de mot pour désigner la couleur verte exclurait cette couleur du champ de son expérience collective; inversement une culture qui dispose du concept «vert» n'a pas une connaissance plus détaillée de la réalité: sa réalité n'est tout simplement pas la même. Chaque société, chaque époque de l'histoire développe son propre jeu de langage, qui détermine sa manière d'être et l'ensemble de son savoir possible. C'est cette acception du «jeu de langage» qui semble être effective dans le premier paragraphe: l'humour comme cadre structurant du langage et de la pensée, comme vision du monde.

À une autre échelle, tout milieu social donné est parcouru par une multiplicité de jeux de langage; ainsi, les domaines du savoir sont largement dominés aujourd'hui par le jeu de langage des sciences exactes; mais dans d'autres contextes, ce sont les divers jeux de langage religieux qui prédominent. Chaque matière scolaire ou universitaire possède son jeu de langage particulier; chaque sport, chaque activité sociale en a un qui lui est propre. Ainsi, tout individu est appelé à jongler avec plusieurs jeux de langage selon sa situation. C'est en ce sens qu'est employé le mot «humour» dans le second paragraphe; non plus comme «forme de vie» mais comme code, comme outil instaurant une relation pragmatique précise.

Seul ce deuxième sens du mot peut intéresser le critique littéraire; les difficultés du discours sur l'humour, ses paradoxes et ses apories résultent le plus souvent de la confusion entre les deux aspects du mot. En des termes plus banals, il faut éviter de confondre «sens de l'humour» et «humour». Le sens de l'humour est une notion qui relève de la psychologie, voire de la morale et de l'interrogation philosophique; il est en grande partie indéfinissable et consiste en une coloration générale du langage et des rapports humains. L'humour, en revanche, est une forme spécifique, une caractéristique plus ou moins identifiable: dans un texte d'Alphonse Allais, les manifestations humoristiques (jeux de mots, vers holorimes, recours au nonsense, dérèglement de l'attente du lecteur) sont le signe du «sens de l'humour» de l'auteur, sens qui est peut-être à son tour le signe d'une attitude existentielle particulière; mais la critique doit se contenter de décrire plutôt que d'interpréter. Il ne servirait à rien d'ajouter un candidat de plus à la longue liste des définitions qui ont déjà été données de l'humour, et dont chacune s'est voulue définitive; mieux vaut se restreindre à examiner l'objet humoristique en lui-même, ses formes rhétoriques et son fonctionnement pragmatique.



[i] Voltaire, Lettre à l'abbé d'Olivet, 21 avril 1762.

[ii] On retrouve cette idée dans l'Encyclopédie à l'article «humour».

[iii] Hippolyte Taine, Histoire de la littérature anglaise, V, IV, II.

[iv] Louis Cazamian, «Pourquoi nous ne pouvons pas définir l'humour?», in Revue germanique, 1906.

[v] Henri Bergson, Le Rire, in Œuvres, P.U.F., p. 447.

[vi] André Breton, Anthologie de l'humour noir, «Préface», Livre de poche / Biblio, p. 12.

[vii] Toute cette démarche est évidemment d'inspiration wittgensteinienne.

[viii] Pour l'histoire du mot «humour», l'ouvrage de référence reste celui d'Escarpit (L'humour, P.U.F., 1960). Nous y renvoyons tous ceux qui cherchent faits et dates précis.

[ix]

Every man out of his Humour, Oxford, 1927, «Prologue», pp. 431-432.

Traduction (Ernest Lafond, 1863): Ainsi dans tout le corps humain, la bile, la mélancolie, le flegme, le sang, n'étant pas choses continentes, mais forcées à fluer continuellement quelque part, reçoivent le nom général d'humeurs. On peut maintenant, par métaphore, appliquer ce terme à une disposition générale, comme lorsqu'une qualité particulière a pris possession d'un homme et qu'elle attire ses esprits, ses affections, ses facultés, dans leur mouvement fluide, pour les faire fluer dans la même voie. Cette qualité peut être justement appelée humour.

[x] Corbyn Morris, An Essay towards fixing the true standards of Wit, Humour, Raillery, Satire and Ridicule, Londres, 1744, p. 13.

Traduction (Robert Escarpit): Un Homme d'Humour est un homme capable de représenter avec bonheur un personnage faible et ridicule dans la vie réelle, soit en l'assumant lui-même, soit en le faisant représenter par une autre personne, d'une façon si naturelle qu'on pourra, pour ainsi dire, toucher du doigt les bizarreries et les faibles les plus extravagants du personnage. Un Humoriste est une personne de la vie réelle, obstinément attachée à des bizarreries particulières de son propre cru, bizarreries qui sont visibles dans son tempérament et dans sa conduite. Bref un Homme d'Humour est un homme capable de représenter et de révéler avec bonheur les bizarreries et les faibles d'un Humoriste ou d'autres personnages.

[xi] Héritée de cet usage, l'assimilation entre humour et comique persiste dans le monde anglo-saxon.

[xii] En cela nous allons contre la position d'Escarpit.

[xiii] Cité par André Breton, Anthologie de l'humour noir, Paris, Le Livre de Poche, 1966, p. 11.

[xiv] Sigmund Freud, Le Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, traduit de l'allemand par Denis Messier, Paris, Gallimard, 1988, pp. 398-411.

[xv] Sigmund Freud, «L'humour» in L'inquiétante étrangeté, traduit de l'allemand par Bertrand Féron, Paris, Gallimard, 1985, pp. 317-328.

[xvi] op. cit., p. 12.

[xvii]

Dictionnaire du littéraire, article «Humour», Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala dir., Paris, PUF, 2002.

[xviii] Cité par Jacques Le Goff, Un autre Moyen Âge, «Rire au Moyen Âge», Paris, Gallimard, 1999, p. 1343.

[xix] Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, traduction de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Éditions de l'Otrante, 1977, volume II, p. 188.

[xx] Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, Flammarion, «GF», 2002, p. 150 [78].

[xxi] Ibid., p. 157 [83].



Bernard Gendrel et Patrick Moran

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Mai 2007 à 5h31.