Atelier



L'horizon comme structure anthropologique de la perception humaine

Par Michel Collot

Université Sorbonne nouvelle Paris 3



Inédit, le présent essai donne à lire des réflexions développées par M. Collot dans le cadre d'un colloque interdisciplinaire qui s'est tenu à l'Université de Perpignan, à l'initiative du CRESEM, du 21 au 23 novembre 2018, sur le thème : « Dispositifs de perception et environnements : mondes humains et non-humains ». Elles font écho à celles qu'on peut lire dans la livraison n° 21 de Fabula-LHT : «Anthropologie et poésie» (mai 2018).



Dossier : Espace



Dans deux essais déjà anciens, j'ai montré que l'horizon, le terme et le thème, occupait une place importante dans la poésie française depuis le romantisme, et j'ai tenté d'éclairer le fonctionnement du langage poétique lui-même à la lumière du concept phénoménologique de structure d'horizon[1]. Ayant eu à plusieurs reprises et dans divers contextes l'occasion de revenir sur cette notion[2], je voudrais en élargir la portée et en approfondir la compréhension en repartant de la phénoménologie mais en convoquant d'autres approches, qui en confirment la pertinence et me conduisent à penser que l'horizon est une structure anthropologique de la perception humaine, susceptible d'intéresser la poétique si l'on admet, avec Ponge, que la poésie fait appel au « regard de telle sorte qu'on le parle »[3].


La formulation de cette proposition peut paraître redondante : les qualificatifs « humaine » et « anthropologique » semblent y faire double emploi. Le premier souligne que la structure en question est à mes yeux un trait spécifique de la perception humaine, qui la distingue de ce qu'on peut savoir de la perception animale. Elle est donc anthropologique au sens premier et général du terme, qui fait cependant ici également allusion aux diverses disciplines qui se réclament de l'anthropologie, y compris à ce qu'on appelait naguère anthropologie historique et qu'on nomme aujourd'hui paléoanthropologie ou paléontologie humaine, qui étudie les différentes étapes de l'hominisation. Je fais l'hypothèse que ladite structure est une constante universelle de la perception, qui n'exclut pas mais au contraire permet la diversité des expressions et des interprétations qu'en donnent les différentes sociétés et cultures humaines qu'étudie l'anthropologie culturelle.


C'est à la phénoménologie que j'emprunte la notion de structure d'horizon mais, avant d'y venir, je partirai du sens habituel du mot horizon, qui désigne la limite du champ visuel, et plus spécialement celle du paysage. Cette référence peut sembler historiquement datée et culturellement marquée, le terme paysage n'étant apparu qu'à la Renaissance et dans l'aire linguistique européenne. Cette thèse culturaliste, couramment admise, doit être pour le moins nuancée ; je le ferai en abordant le paysage sous l'angle de sa perception, à la lumière de l'horizon. Ce faisant, je serai amené à privilégier la dimension visuelle de l'expérience paysagère, alors qu'elle mobilise, comme je l'ai montré ailleurs[4], non seulement d'autres sens mais la sensibilité tout entière. Le regard est cependant la modalité perceptive la plus évidemment liée à la notion d'horizon et la plus riche d'enseignements pour notre réflexion.

Je voudrais montrer que l'horizon du paysage n'est qu'un cas particulier d'une structure plus générale de la perception et de l'expérience humaines, que Husserl a le premier nommée Horizontstruktur[5]. Je dégagerai les principaux traits de la définition qu'en a donnée la phénoménologie avant de les confronter à l'approche écologique de la perception visuelle qu'a proposée James Gibson et qui présente à mon avis de nombreux points communs avec son approche phénoménologique. Cette convergence me paraît plaider en faveur de l'émergence d'une « éco-phénoménologie », vers laquelle tend par exemple le travail d'un anthropologue comme Tim Ingold, qui parle aussi d'une « écologie du sensible »[6]. J'évoquerai enfin les multiples résonances que cette structure d'horizon a pu avoir dans des périodes et des cultures diverses, dans les sciences aussi bien que dans l'art et dans la littérature.


L'horizon du paysage


Je commence par une petite fable des origines de l'horizon. Pour devenir des hommes, nos ancêtres ont dû sortir de la forêt et s'avancer dans la savane, où ils ont vu pour la première fois la terre s'étendre au loin jusqu'à toucher le ciel. La conquête de la station verticale leur a permis de porter leur regard, autrefois rivé au sol et à leur environnement immédiat, en direction du ciel et jusqu'aux lointains, pour y tracer un horizon. C'est au croisement de ces deux traits, la verticale de la silhouette humaine et la ligne d'horizon, que naît l'orientation de l'espace, désormais distribué entre le haut et le bas, l'avant et l'arrière, la droite et la gauche, le proche et le lointain, le visible et l'invisible. Cette orientation donne au monde, à partir de l'expérience sensible, un sens, dans l'acception première du terme.


Ce lien entre l'hominisation et l'émergence de l'horizon n'est pas une pure fiction. En témoignent exemplairement les monuments mégalithiques dont la disposition est organisée, comme à Carnac ou à Stonehenge, en fonction du lever ou du coucher des astres à l'horizon, notamment aux solstices d'hiver et/ou d'été. Mais plus généralement, un archéologue et anthropologue comme Christopher Tilley a pu soutenir qu'il existe une relation visuelle très forte entre les sites préhistoriques et leur environnement topographique[7]. L'architecture des tombes du Néolithique qu'il a étudiées focalise ainsi l'attention sur des traits saillants du paysage environnant, comme les pitons rocheux, les montagnes ou les rivages. Leur situation est souvent choisie de manière à procurer des perspectives étendues sur leurs alentours et à être vus de loin, à moins qu'elles ne se dissimulent au contraire dans les plis d'un relief qui signale en même temps leur emplacement. Selon Tilley, la concentration des établissements humains sur les côtes du Pays de Galles, dès le Mésolithique, répondait par exemple à des besoins économiques et statégiques mais fournissait aussi à leurs habitants « un trésor de repères topographiques naturels », dotés de valeurs symboliques[8].


Notre perception du paysage repose sur les mêmes bases physiques et physiologiques que celles de nos ancêtres, même si elle est aussi informée par des représentations qui ont beaucoup changé au cours de l'histoire et qui varient encore, d'une aire culturelle, d'un groupe social et d'un individu à l'autre. Sa délimitation par un horizon comporte une série d'implications essentielles, qui sont autant de virtualités de sens offertes à son expression et à son interprétation. J'en rappelle rapidement ci-après quelques-unes.

L'horizon ne procure qu'une vue partielle du pays observé mais, du fait même de cette limitation, il permet d'en avoir une vision d'ensemble, qui l'organise en un paysage cohérent. Le tracé de l'horizon, qui n'est pas toujours ni nécessairement une ligne horizontale mais peut être aussi bien la ligne de crète d'un massif montagneux ou le skyline d'un panorama urbain, dépend à la fois de contraintes topographiques (comme le relief de la contrée, la présence de bâtiments ou d'écrans végétaux), et du point de vue de l'observateur. Cette double corrélation fait du paysage un espace ambigü, à la fois objectif et subjectif. L'horizon est une ligne imaginaire, qui se confond avec le champ visuel d'un sujet : « c'est moi qui fais être pour moi », écrit Merleau-Ponty, « cet horizon dont la distance à moi s'effondrerait, puisqu'elle ne lui appartient pas comme une propriété, si je n'étais pas là pour la parcourir du regard »[9]. Mais si l'horizon correspond à la portée maximale de mon regard, il lui dérobe aussi toute une partie du pays ; et si je me déplace pour tenter d'en voir plus, il recule à mesure que j'avance vers lui. Cet irréductible écart manifeste l'altérité du monde extérieur : aussi loin que j'aille, mes yeux rencontreront toujours un nouvel horizon.


L'horizon apparaît ainsi comme une frontière mobile entre le ciel et la terre, entre un ensemble fini et une ouverture illimitée, entre l'espace du sujet et le monde extérieur, le visible et l'invisible. Bien qu'il s'agisse à mes yeux d'une constante universelle de l'expérience, son ambiguïté fait qu'elle a pu être exprimée et interprétée de façons diverses au cours de l'histoire et d'une culture à l'autre. J'ai montré par exemple que le mot horizon lui-même avait longtemps gardé dans la langue française son sens premier de limite, dérivé du grec horizon : dans le dictionnaire de Furetière, il est défini comme « l'endroit où se termine notre vue ». Or quelques décennies plus tard, on parle couramment « d'horizon sans bornes », ce qui semble contraire à l'étymologie du terme, mais non à l'expérience du paysage, dans lequel l'horizon joue certes le rôle d'une limite, mais d'une limite ouvrante et mouvante, non d'une clôture fixe[10].


On a souvent dit que le paysage était étranger à la pensée médiévale ; mais elle n'ignorait pas l'horizon et, même si elle s'appuyait sur une définition astronomique du mot et sur une vision théocentrique de l'univers, elle en faisait une image de la condition humaine. Pour les Pères de l'Église, l'homme est situé aux confins du ciel et de la terre, du corporel et de l'incorporel, du spirituel et du matériel, du temps et de l'éternité[11] ; et Dante justifie leur usage de la métaphore de l'horiozn par l'analogie entre le microcosme et le macrocosme : « l'homme est le seul être qui occupe le milieu entre les choses corruptibles et les choses incorruptibles ; c'est pourquoi les philosophes l'assimilent à juste titre à l'horizon, qui est au milieu des deux hémisphères »[12]. La cosmologie chinoise repose sur la relation entre l'homme, la terre et le ciel, constitutive de la représentation du paysage, qui a été dès les premiers siècles de notre ère au cœur de la peinture et de la poésie des lettrés. Il est vrai que l'expression en général employée pour désigner le genre du paysage signifie « Montagnes et eaux » et que la disposition le plus souvent verticale des peintures chinoises semble faire peu de place à l'horizon ; mais la dialectique du proche et du lointain, du montré et du caché, de l'intérieur et de l'extérieur y joue un rôle au moins aussi essentiel que dans l'art occidental du paysage[13].


La structure d'horizon


C'est la phénoménologie qui a donné à la notion d'horizon son extension la plus large et le mieux exploité son ambiguïté féconde. Elle en a fait une véritable « structure », qui régit aussi bien la perception de notre environnement proche que celle du paysage. Dans la perception d'une chose dans l'espace, Husserl distingue deux horizons. Son horizon interne, qui inclut les aspects de la chose qui ne sont pas directement visibles à l'observateur à un moment donné de son exploration perceptive mais qui l'ont été ou pourront le devenir, et qu'il devine ou se remémore : « le côté vu n'est côté que dans la mesure où il y a des côtés non vus qui sont anticipés et comme tels déterminent le sens » de l'objet[14]. Si cette planche m'apparaît comme le dessus d'une table, et non comme un quelconque morceau de bois, c'est que je devine sous elle, sans pourtant les voir, les pieds qui la soutiennent. La perception ne tient pas seulement compte de l'aspect que la chose présente à notre regard mais aussi de ses autres faces qui, pour n'être pas actuellement visibles, n'en sont pas moins « apprésentées », c'est-à-dire pressenties à l'arrière-plan, à l'horizon du champ visuel : « le côté véritablement ‘vu' d'un objet, sa face tournée vers nous, apprésente toujours et nécessairement son autre face – cachée – et fait prévoir sa structure »[15].


Cet horizon interne se double d'un « horizon externe », fait de tous les rapports que la chose entretient avec les autres objets qui l'entourent. Même si l'attention de l'observateur ne se fixe pas sur eux, ils sont en effet toujours « apprésentés » en marge de son champ visuel : « toute chose donnée dans l'expérience n'a pas seulement un horizon interne, mais aussi un horizon externe ouvert et infini d'objets co-donnés »[16]. Si Husserl qualifie cet horizon externe d'« ouvert » et d'« infini », c'est qu'il ne se limite pas à l'environnement immédiat de la chose mais s'étend, par le jeu des renvois d'horizon en horizon, « à la totalité du monde en tant que monde de la perception »[17] : « les choses, les objets ne sont donnés par principe que de telle sorte que nous en ayons conscience comme de choses ou d'objets dans l'horizon du monde »[18]. Or ce « monde de la perception » n'est pas une totalité close ni achevée ; il n'est autre que « l'horizon ouvert de la spatio-temporalité, horizon des réalités déjà connues […] mais aussi de celles, inconnues, qui peuvent accéder à l'expérience et à une connaissance ultérieure »[19].


Dans sa Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty réinterprète cette structure d'horizon en des termes qui évoquent plus directement l'expérience du paysage, notamment à l'aide de la notion de perspective, qui fait encore mieux apparaître le caractère incomplet de toute perception et sa relation avec un point de vue limité parce qu'incarné. L'usage que Merleau-Ponty fait de cette notion, qui met l'accent sur l'occultation mutuelle des objets au sein d'un champ visuel toujours partiel, se distingue radicalement de celui des théoriciens de la Renaissance, qui faisaient de la perspective le moyen de soumettre la totalité du visible à un point de vue souverain. Aux yeux de Merleau-Ponty au contraire, la perspective fait que « les objets forment un système où l'un ne peut se montrer sans en cacher d'autres »[20]. Elle manifeste exemplairement la solidarité entre occultation et apparition qui régit tout perception : « la structure objet-horizon, c'est-à-dire la perspective, est le moyen qu'ont les objets de se dissimuler, elle est aussi le moyen qu'ils ont de se dévoiler »[21]. En tant que perspective, « toute perception » est en même temps « imperception » : « voir, c'est entrer dans un univers d'êtres qui se montrent, et ils ne se montreraient pas s'ils ne pouvaient être cachés les uns derrière les autres »[22].


L'apport le plus original de Merleau-Ponty est d'avoir inclus dans la structure de la perception un troisième horizon : celui du corps de l'observateur. Si le point de vue de celui-ci reste toujours partiel, c'est qu'il est ancré dans un corps qui fait lui-même partie de son champ visuel et qui est aussi un point de non-vision. La profondeur cachée du visible est liée à celle que représente pour l'observateur son propre corps. S'il ne peut y avoir pour lui de visibilité totale sans marge, sans horizon, c'est que, loin de surplomber les choses, il est engagé dans leur épaisseur. Par son incarnation, le voyant fait partie du visible ; il est lui-même « en vue » dans l'espace, où il est impliqué dans le même horizon que les choses qu'il regarde : « Son corps et les lointains participent à une même corporéité ou visibilité en général, qui règne entre eux et lui, et même par-delà l'horizon, en deçà de sa peau, jusqu'au fond de l'être »[23].


C'est dans son dernier essai, resté inachevé, que Merleau-Ponty a tiré toutes les conséquences de cette inclusion du corps propre dans la chair du monde et du visible dans l'invisible, que révèle la structure d'horizon de la perception ; elle lui permet de dépasser les oppositions dualistes du corps et de l'esprit, du sensible et de l'intelligible, de l'espace et de la pensée. Elle conditionne l'émergence d'un sens des sens, d'une « idéalité d'horizon »[24] : « une idée qui n'est pas le contraire du sensible, qui en est la doublure et la profondeur »[25]. Dès lors, on comprend que cette même notion ait pu permettre à la phénoménologie de rendre compte d'autres dimensions de l'expérience humaine : une structure d'horizon régit par exemple aussi, selon Husserl, la conscience intime du temps (le présent vivant comportant toujours la « rétention » du passé immédiat et l'anticipation du futur proche), et la relation intersubjective (car autrui introduit dans mon champ visuel un horizon radicalement invisible, qui n'est autre que sa vie intérieure)[26].


L'environnement visuel


Avant d'évoquer d'autres exemples de cette extension de la structure d'horizon au-delà du champ de la perception, je voudrais confronter la phénoménologie avec l'approche écologique de James Gibson, pour souligner leur convergence sur des points qui sont essentiels pour mon propos[27]. Gibson a lu et médité Merleau-Ponty, comme en témoignent les notes de travail réunies sous le titre « Purple perils »[28]. Comme lui, il critique aussi bien l'empirisme, qui voit dans la perception un simple enregistrement de stimuli extérieurs, que le mentalisme, qui attribue à des catégories innées le pouvoir de traiter les informations transmises par les sens. Ces théories, qui sous-tendent les démarches de la psychologie expérimentale et des sciences cognitives, sont tributaires du dualisme hérité de la Dioptrique cartésienne, qui sépare le sujet et l'objet, le corps et l'esprit, le sensible et l'intelligible.


Comme Merleau-Ponty, Gibson insiste au contraire sur leur interdépendance et sur leur interaction au sein d'un « système perceptif », qui n'est pas fait de l'addition de données sensorielles dispersées mais les organise dans un ensemble toujours déjà porteur de sens. Cette conception systématique et synthétique culmine dans la définition de ce que Gibson appelle « the ambient optic array », qu'Olivier Putois a traduit par « arrangement optique ambiant ». Je trouverais plus judicieux de remplacer le terme d'« arrangement » par celui de « dispositif », mieux à même, selon moi, de prendre en charge deux connotations majeures du mot anglais array, qu'on peut traduire, selon le contexte, par des termes comme groupement, agencement, réseau, qui mettent en relief l'idée d'ensemble ; et par étalage, éventail, palette, qui mettent l'accent sur le déploiement spatial de cet ensemble.


De cette notion centrale et particulièrement complexe, je relèverai ici les aspects qui font le plus nettement écho aux thèses de la phénoménologie et qui convoquent explicitement ou évoquent implicitement l'horizon ou la structure d'horizon. Tout d'abord, ce dispositif est défini et organisé à partir d'un point de vue, « at a point of observation ». Ce point de vue n'est pas extérieur au dispositif, qui l'englobe : tel est le sens que revêt ici l'adjectif ambient et qui sous-tend l'usage que Gibson fait du terme environment. Cet environnement, dont une approche proprement écologique de la perception doit tenir compte, ne se limite pas au champ visuel de l'observateur, il s'étend à ce qui l'entoure de tous côtés. C'est cet environnement que mettent entre parenthèses les expériences effectuées en laboratoire, qui coupent le sujet de son environnement pour fixer son attention sur un objet isolé. Or la vision focalisée, le looking at, n'est qu'une modalité particulière de la perception visuelle, dont l'orientation fondamentale est plutôt, selon Gibson, panoramique, looking around: « le but de la vision est de prendre conscience des alentours, de l'environnement ambiant, et non seulement du champ situé devant les yeux » (AEP 194).


Le milieu où se déploie le dispositif perceptif n'est pas un champ, mais un « monde visuel » (AEP 304), au sein duquel « l'observateur et son environnement sont complémentaires » (AEP 61) et indissociables. En même temps que le monde extérieur, le sujet perçoit son propre corps : « l'egoréception et l'extéroception sont inséparables », écrit Gibson ; ce qui signifie que « les domaines du subjectif et de l'objectif qu'on supposait séparés ne constituent en réalité que des pôles de l'attention » et que « le dualisme de l'observateur et de l'environnement est superflu » (AEP 196-197). Cette implication réciproque du sujet et de son environnement est un trait commun à la définition que von Uexküll donnait de l'Umwelt[29] et à celle de l'horizon dans la phénoménologie de la perception.


Au-delà de ces convergences d'ordre général entre l'approche écologique de Gibson et la phénoménologie de la perception, je voudrais à présent attirer l'attention sur le rôle qu'il attribue à l'horizon, dont il fait une des composantes et des constantes majeures du dispositif optique ambiant. Cette fonction essentielle tient d'abord à la situation de l'horizon, placé à l'intersection du ciel et de la surface terrestre, dont le contraste et l'articulation sont des « traits non-changeants » du dispositif, même lorsqu'ils ne sont pas directement visibles : « Où qu'on aille, la terre apparaît comme séparée du ciel par un horizon qui, bien qu'il puisse être dissimulé par ce qui encombre la terre, existe toujours » (AEP 218). Enfin, de par sa corrélation avec le point de vue, l'horizon illustre exemplairement la double nature, subjective et objective du dispositif optique. « L'horizon terrestre » est « le référentiel de tous les mouvements optiques. Il n'est ni subjectif ni objectif mais, en tant qu'invariant de l'optique écologique, il exprime la relation de réciprocité entre l'observateur et l'environnement » (AEP 260).


Il importe de souligner, comme le fait Gibson à plusieurs reprises, que l'horizon est inclus dans tout dispositif perceptif même s'il est soustrait à la vue :« Il existe un horizon implicite même lorsque l'horizon qui sépare la terre et le ciel est caché » (AEP 260). Cette inclusion de l'invisible dans le visible est pour Gibson, comme pour Merleau-Ponty, une loi fondamentale du monde visuel. Celui-ci est régi par un processus d'« occlusion réversible » dont le fonctionnement me semble sur bien des points recouper celui de la structure d'horizon. Tout point de vue est partiel et n'offre au regard qu'un « échantillon » de « l'environnement ambiant » ; en « percevoir l'intégralité » « est impossible », écrit Gibson : « une lacune existe nécessairement dans le champ de vision, ne serait-ce que parce que le corps » de l'observateur « lui-même y est situé – son corps cache nécessairement certaines surfaces de l'environnement alentour » (AEP 316). Mais cette occultation est provisoire et réversible : si le point de vue ou l'objet observé se déplace, ce qu'on n'en voyait pas apparaît et cache à son tour ce qu'on en voyait. Pour autant, les parties dissimulées ne disparaissent pas complètement et sont intégrées à la perception : « ce qui est caché est continu et connecté avec ce qui ne l'est pas » (AEP 323).


Tout dispositif optique ambiant est ainsi délimité par ce que Gibson nomme un occluding edge, qu'on a traduit en français par « un bord occluant » : son tracé est fonction du point d'observation et il « sépare et connecte, divise et réunit à la fois la surface cachée et la surface apparente », par exemple « la face proche et la face éloignée de tout objet » (AEP 458), ce que la phénoménologie nomme son « horizon interne », et son arrière-plan, son « horizon externe ». Comme l'horizon, cette frontière entre le visible et l'invisible est perméable et mobile, autorisant le chevauchement et le glissement des parties cachées aux parties apparentes, qui s'emboîtent les unes dans les autres et peuvent échanger leur place et leur rôle. C'est cette porosité qui permet au dispositif optique ambiant de déborder les limites du champ visuel et d'inclure des secteurs de l'environnement qui ne sont pas directement et immédiatement visibles.


Cette aptitude à extrapoler au-delà des seules données sensorielles fait de la perception une médiation entre l'expérience sensible et la connaissance : pour Gibson « percevoir l'environnement et le concevoir diffèrent en degré, mais non en genre. […] La connaissance est une extension de la perception » (AEP 390-391). C'était déjà l'hypothèse placée par Merleau-Ponty au seuil de sa Phénoménologie de la perception: « Revenir aux choses mêmes, c'est revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l'égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante, comme la géographie à l'égard du paysage où nous avons d'abord appris ce qu'est une forêt, une prairie ou une rivière »[30]. Il ne s'agit pas de faire de nos idées, comme les empiristes, le produit de nos sensations, mais de voir à l'œuvre dans la perception elle-même une « pensée d'horizon » ; et réciproquement « l'idéalité pure n'est pas elle-même sans chair ni délivrée des structures d'horizon : elle en vit, quoiqu'il s'agisse d'une autre chair et d'autres horizons »[31].


Frontières de la connaissance


C'est la raison pour laquelle les théories de la connaissance ont eu souvent recours à la notion d'horizon, notamment dans la philosophie allemande, depuis le XVIIe siècle. Chez Leibniz, par exemple, si « l'horizon de la doctrine humaine » est borné par les limites que le langage impose aux idées de l'entendement, il n'en va pas de même pour la connaissance sensible, dont l'horizon s'ouvre et se déplace en fonction du point de vue de chaque individu et des singularités de l'expérience. Chaque monade possède une perspective différente sur le monde, qui se trouve ainsi démultiplié de l'intérieur, à la manière d'un paysage observé de divers points de vue : « Comme une même ville regardée de différents côtés paraît tout autre et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque Monade »[32]. Dans sa Logique, Kant s'attache pour sa part à déterminer « l'horizon de la connaissance » en fonction de critères subjectifs (liés à la situation d'une classe d'hommes ou d'un individu) ou objectifs (relatifs aux capacités de l'entendement humain)[33].


L'épistémologie contemporaine a elle aussi recours à la notion d'horizon pour rendre compte des bouleversements que les théories de la relativité et des quantas ont introduits dans notre représentation de l'univers et de la matière. Alors même qu'elle s'aventure au-delà des limites de la perception humaine, la science moderne, bien qu'elle s'appuie sur des instruments d'observation et de calcul de plus en plus puissants, semble soumise, dans son exploration de l'infiniment grand comme de l'infiniment petit, à une structure d'horizon. Évoquant notre rapport à l'horizon du paysage, Gilles Cohen-Tannoudji et Jean-Pierre Baton nous invitent à y « reconnaître certains des aspects de la méthodologie mise en œuvre en physique des particules », et « le concept d'horizon leur paraît le plus adapté à l'unité de l'objectif et du subjectif qui sous-tend l'ensemble de la physique quantique »[34]. Ils ne manquent pas d'arguments pour risquer ce rapprochement, qui semble au premier abord surprenant. « L'horizon des particules » n'est pas fait d'objets isolés mais d'un tissu de relations et d'interactions ; la physique ne saurait en donner une image objective mais irréductiblement subjective, puisqu'il est modifié par les conditions de l'observation ; ni une connaissance exacte, puisqu'aucun calcul ne peut lui permettre d'éliminer la marge d'indétermination que lui impose la trajectoire chaotique des particules élémentaires.


La notion d'horizon est plus couramment et universellement employée par l'astrophysique et la cosmologie pour désigner les limites qu'elles rencontrent dans leur exploration du cosmos. Délivrées de l'horizon terrestre, elles retrouvent aux confins de l'univers observable un « horizon cosmologique », au-delà duquel se situent les objets dont la lumière n'a pas eu encore eu le temps de parvenir jusqu'à nous[35]. Les progrès de l'observation et de la théorie peuvent faire reculer cet horizon, comme ce fut récemment le cas avec la découverte d'un nouveau superamas galactique, dans lequel est inclus le superamas de la Vierge auquel appartient notre propre galaxie : il a été baptisé Laniakea, qui signifie en hawaïen « horizon céleste immense »[36]. Les galaxies qui le composent semble converger vers un « grand Attracteur » qui nous est caché par la Voie lactée. Il semble d'ailleurs que la plupart des galaxies aient en leur centre un trou noir ; on appelle « horizon des événements » (ou « surface-horizon ») le disque qui l'entoure, au-delà duquel toute particule de matière ou de lumière disparaît à jamais[37].


Ainsi, plus s'élargit l'horizon de nos connaissances, plus grandit la conscience de ce que nous ignorons. La science moderne ne prétend pas accéder à une vérité absolue et définitive mais à ce que le mathématicien Gonseth appelait un « horizon de réalité »[38], qui comporte toujours une marge d'indétermination et de progression. Ses enseignements rejoignent ce que nous révèlent le paysage et la phénoménologie : la connaissance scientifique comme l'expérience sensible semblent relever d'une même structure d'horizon.


Arts et littérature


Mais ce qui est une limite et un défi pour la science est une chance pour la création artistique et littéraire. Les terres et les cieux que l'horizon dérobe au regard suscitent cette seconde vue qu'est l'imagination. « Dans son bondissement par les choses inouïes et innommables », le poète Voyant franchit l'horizon pour « arriver à l'inconnu ». Il ne s'agit pas là d'une simple évasion dans quelque univers imaginaire mais, selon le mot de Claudel, une forme de « co-naissance au monde et de soi-même ». Les fictions des romanciers et les images des poètes s'inscrivent dans le prolongement de cet élan qui porte le regard au-delà des simples données objectives et perceptives. Les choses ne se montrent jamais qu'à l'horizon d'un sujet, dans un rapport toujours changeant du visible à l'invisible, qui laisse autant à deviner qu'à percevoir : la « fable du monde » qu'invente la littérature n'est pas la pure fiction d'un autre monde, mais une réponse à la provocation de notre monde, qui est fabuleux, susceptible d'interprétations multiples, car dans sa structure d'horizon est inscrite la possibilité d'un dépassement du visible[39].


Dans les traités de perspective de la Renaissance, la « ligne horizontale », corrélée au point de vue d'un spectateur, est mise au service d'une construction rationnelle de l'espace, défini par les lois de l'optique et les règles de la géométrie ; mais chez Léonard de Vinci, le mot horizon désigne les lointains du paysage, dont l'atmosphère vaporeuse sollicite la rêverie et suggère l'infini. Dans l'art contemporain, l'horizon conserve une place importante mais bien différente de celle que lui assignaient la perspective classique ou la peinture romantique. Les métamorphoses qu'il y connaît ne procèdent pas seulement du désir de déstabiliser nos habitudes perceptives et de transgresser l'ordre de la représentation : elles sont autant de variations qui révèlent le potentiel formel et symbolique de cette ligne imaginaire, foncièrement réfractaire à toute figuration. Elle contribue par exemple à structurer puissamment les paysages abstraits de Nicolas de Staël ; il lui arrive même de se dresser à la verticale, comme celle qui partage dans toute leur hauteur les toiles de Geneviève Asse, qu'on peut interpréter pourtant comme des marines, ou de s'incliner en oblique, comme dans les photos de Jan Dibbets qui nous donnent à voir des montagnes en Hollande.


Les œuvres du Land Art ou certaines installations lui permettent de se déployer dans la troisième dimension, comme les tunnels de Nancy Holt qui conduisent le regard vers le point de l'horizon où le soleil se lève ou se couche au moment des solstices d'hiver ou d'été ; ou comme la série de colonnes triangulaires qu'Olafur Eliasson a disposée dans le Grotto de la Fondation Vuitton. Une de leurs faces diffuse une lumière jaune qui se réflète dans les eaux du bassin, les deux autres sont revêtues de miroirs qui démultiplient les perspectives sur l'architecture du bâtiment. Le visiteur qui va de l'une à l'autre a l'impression de pénétrer « à l'intérieur de l'horizon », qui se renouvelle et s'approfondit sans cesse à mesure qu'il avance. Il découvre ainsi que l'horizon, comme le dit l'artiste, « n'est pas une ligne » : « c'est une dimension », ouverte aux expériences les plus familières comme aux explorations les plus ambitieuses de l'art ou de la science.


La fortune de la notion d'horizon est devenue telle qu'on pourrait craindre qu'elle ne perde en compréhension ce qu'elle gagne en extension. Son application aux domaines les plus divers me paraît plutôt exprimer les multiples résonances et implications d'une structure fondamentale de l'existence et de la connaissance humaines, confirmant à mes yeux sa dimension proprement anthropologique : être homme, c'est, entre autres choses, avoir et ouvrir un horizon.



Michel Collot, novembre 2018.


Mis en ligne dans l'Atelier de Fabula en mars 2019.





[1] Voir Michel Collot, L'Horizon fabuleux, t. I : XIXe siècle, t. II : XXe siècle, Paris, Corti, 1988 (rééd. 2019) ; La Poésie moderne et la structure d'horizon, Paris, PUF, « Écritures », 1989 (nlle édition, 2005).

[2] Voir notamment Michel Collot « À la lumière de l'horizon », Géographie et cultures, n°14, été 1995, p. 103-114 ; « H comme Horizon », dans Philippe Bonnin et Alessia de Biase (dir.), « Abécédaire anthropologique de l'architecture et de la ville », Cahiers de la Recherche Architecturale et Urbaine, n° 20-21, 2007, p. 89-92 ; « Entre ciel et terre : l'horizon », Symbole & philosophie, n° 1, oct.-déc. 2018, p. 37-43.

[3] Voir Francis Ponge, « Les façons du regard », Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1999, p. 173.

[4] Voir notamment Michel Collot, La Pensée-paysage, Arles, Actes Sud / Versailles, ENSP, 2011.

[5] Dans ses Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, I, (Halle, M. Niemeyer, 1913 ; traduit en français par Paul Ricœur sous le titre Idées directrices pour une phénoménologie (Paris, Gallimard, 1950).

[6] Tim Ingold, Marcher avec les dragons, [Bruxelles]: Zones sensibles; Le Kremlin-Bicêtre: diff. Les Belles Lettres, 2013.

[7] Voir Christopher I. Tilley, A Phenomenology of Landscape. Places, Paths and Monuments, Oxford / Providence, Berg, 1994.

[8] Ibid., p. 86.

[9] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. III.

[10] Sur tous ces points, voir Michel Collot, L'Horizon fabuleux, t. I, op. cit., p. 31-43.

[11] Voir Saint Thomas d'Aquin, Summa contra gentiles, 55, 3 : « L'homme, étant constitué par une nature spirituelle et corporelle, occup(e) pour ainsi dire les confins de l'une et de l'autre nature » (« Homo […], cum sit constitutus ex spirituali et corporali natura, quasi quoddam confinium tenens utriusque naturae »).

[12] Dante, De Monarchia, III, 16 : « Homo solus in entibus tenet medium corruptibilium et incorruptibilium ; propter quod recte a philosophis adsimilatur horizonti, qui est medium duorum hemisphaeriorum ».

[13] Voir Michel Collot, « Horizon et structure d'horizon : entre Orient et Occident », op. cit., p. 91-103.

[14] Edmund Husserl, Expérience et Jugement. Recherches en vue d'une généalogie de la logique, trad. Denise Souche-Dagues, Paris, PUF, 1970, p. 40.

[15] Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, trad. Gabrielle Peiffer et Emmanuel Lévinas, Paris, Armand Colin, 1931, p. 92.

[16] Edmund Husserl, Expérience et Jugement, op. cit., p. 37-38.

[17] Ibid., p. 184.

[18] Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale, trad. Gérard Granel, Paris Gallimard, 1976, p. 169-170.

[19] Edmund Husserl, Expérience et Jugement, op. cit., p. 39.

[20] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 82.

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 195

[24] Ibid., p. 200

[25] Ibid., p. 195.

[26] Voir sur ces points La Poésie moderne et la structure d'horizon, op. cit., p. 45-101.

[27] Voir James J. Gibson, The Ecological Approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979 ; et sa traduction française par Olivier Putois : Approche écologique de la perception visuelle, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014. C'est de cette traduction que sont extraites mes citations, qui seront suivies entre parenthèses du sigle AEP suivi du numéro de la page citée.

[28] Mises en ligne en 1997 à l'adresse https://commons.trincoll.edu/purpleperils (consultée le 11 mars 2019).

[29] Voir Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965.

[30] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. III.

[31] Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible, op. cit., p. 200.

[32] Gottfried Wilhelm Leibniz, La Monadologie, §. 57, éd. Alexis Bertrand, Paris, Eugène Belin, 1886, p. 74.

[33] Voir Immanuel Kant, Logique, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1966.

[34] Jean-Pierre Baton, Gilles Cohen-Tannoudji, L'Horizon des Particules, Paris, Gallimard, 1989, p. 10.

[35]Voir l'article que Wikipedia consacre à cette notion (URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Horizon_cosmologique) consulté le 13 mars 2019.

[36] Voir la présentation de cette découverte sur le site du CNRS (URL : http://www2.cnrs.fr/sites/communique/fichier/cp_laniakea_sept2014.pdf) consulté le 13 mars 2019.

[37] Voir l'article que Wikipedia consacre à cette notion (URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Horizon_des_évènements) consulté le 13 mars 2019.

[38] Ferdinand Gonseth, « Remarque sur l'horizon de complémentarité », Dialectica, Vol. 2, n° 3/4, août-nov. 1948, p. 413-420.

[39] Ayant beaucoup écrit à ce propos, je me permets de renvoyer aux essais cités dans la note 1.





Michel Collot

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Mars 2019 à 9h18.