Atelier



Mode ou monde ?

Deux façons de concevoir les genres télévisuels



par François Jost


La version originale de ce texte est d'abord paru en 2011 dans le volume TV Global. Erfolgreiche Fernseh-Formate im internationalen Vergleich (J. Türshmann, B. Wagner Hg, Bielefeld, Transcript verlag, coll. Kultur und Medientheorie, 275), sous le titre : « ‘Mode' oder ‘Monde' Zwei Wege zur Definition von Fernsehgenres » (p. 19-35).

Il a été repris en français en 2015 dans le volume En tous genres. Normes, textes, médiations (D. Ablali, Sémir B. et D. Ducard, Louvain-Paris, Academia-L'Harmattan, coll. Sciences du langage), sous le titre : « Quel paradigme pour interpréter les genres télévisuels ? » (p. 133-147).


Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de ses éditeurs.


Dossiers Genres, Audiovisuel.





Mode ou monde ?

Deux façons de concevoir les genres télévisuels



Très régulièrement des étudiants viennent me voir et me demandent à quel genre appartient telle ou telle émission qui vient d'être diffusée sur le petit écran. Et, à chaque fois, c'est le même embarras : comment leur répondre ? Comment leur dire que ce n'est pas moi, pas plus que je ne sais quel autre expert, qui décide du genre d'un programme, et, en même temps, qu'on ne peut faire confiance à n'importe quelle étiquette générique donnée par le producteur ou le diffuseur ?


Cet embarras, à y réfléchir, me semble tenir à l'incertitude qui pèse sur toute réflexion sur le genre : doit-on partir des images et, par une démarche inductive, aller vers l'attribution d'une catégorie par le téléspectateur ? Ou, au contraire, partir du paratexte pour élaborer une conception du genre ? Doit-on transmettre un savoir ou trouver les outils adéquats à la description du processus communicationnel effectif ? À vrai dire, la théorie devrait être capable de répondre à toutes ces questions car elles correspondent à des situations ou à des téléspectateurs modèles différents.


Il suffit d'arriver dans une chambre d'hôtel d'un pays dont on ne parle pas la langue, d'allumer la télévision et de tomber au hasard sur des images dont on ne sait rien ou, même, de faire cette expérience en rentrant très tard chez soi, pour se trouver dans la première situation (c'est-à-dire reconstruire le genre à partir des images). Comment regardons-nous des images que nous n'attendons pas ? Comment regardons-nous des images que nous ne connaissons pas ? Une seule chose est sûre : en les catégorisant grâce à un cadre générique et en ramenant l'inconnu au connu.


Bien sûr, le téléspectateur assidu procède autrement dans son propre pays : il prépare sa soirée en lisant les programmes et est exposé plusieurs fois dans la journée à des présentations de l'émission du soir, que ce soit par des bandes-annonces de la chaîne ou par des émissions de radio ou des articles de journaux. Pour lui, le genre est donné d'avance. La démarche va être, en quelque sorte déductive, procédant du savoir qu'il a sur le genre jusqu'aux attentes qu'il suscite en lui.


Comment reconstruire le genre à partir de quelques bribes audiovisuelles entraperçues, comme un archéologue reconstruit la vie quotidienne à partir d'un tesson d'amphore ? Comment construire le texte à partir du genre ? Cette dualité de question pourrait se dire plus prosaïquement : par quel bout prendre le genre ? Une façon de se débarrasser de cette hésitation, est de décider que l'on ne va s'intéresser qu'aux étiquettes génériques. C'est le parti pris de Schaeffer dans Qu'est-ce qu'un genre littéraire ? Sa démarche est séduisante et, je dois bien l'avouer, elle est partiellement à la base de mon interrogation sur les genres télévisuels.


Néanmoins, si elle met en valeur le fait, particulièrement vrai pour la télévision, que les noms de genres renvoient à des réalités communicationnelles bien différentes, elle a, pour moi, deux défauts : elle donne un rôle exagéré à l'onomaturge, qu'il soit producteur ou diffuseur, et elle aboutit à l'inverse de ce à quoi elle voulait parvenir : tout en voulant adopter une perspective communicationnelle, elle fige les genres en une répartition statique, qui serait valable pour n'importe qui, quel que soit l'usage que l'on fait du genre.


Comment donc prendre le genre par les deux bouts ? Voici l'interrogation à laquelle je tente de répondre depuis une quinzaine d'années. Au fil des ans j'ai pourtant opéré un déplacement terminologique sans prendre le temps de m'interroger sur ce qu'il signifiait. Et puisque le thème de ce colloque me donne l'occasion de revenir sur la définition même du genre télévisuel, j'aimerais aujourd'hui adopter une démarche épistémologique et m'expliquer un déplacement que j'ai opéré. Après avoir catégorisé les genres en fonction de leur mode d'énonciation, j'en suis venu quelques années plus tard à les catégoriser en fonction de leur appartenance à un monde. De mode à monde, il n'y a qu'une lettre de différence, mais je sens confusément que c'est bien plus : plutôt un changement de paradigme qu'une faute de frappe ! Ou peut-être, cette hésitation que je viens d'évoquer. Puisque votre colloque m'en donne l'occasion, j'aimerais aujourd'hui adopter une démarche épistémologique et m'interroger sur ce glissement pour comprendre ce que l'on gagne ou ce que l'on perd à adopter l'un ou l'autre de ces paradigmes.


Le genre comme promesse


À l'origine de ma réflexion sur le genre, il y a d'abord, la décision théorique de le considérer, non comme une catégorie stable et intangible, ayant une signification en soi, mais en tant que réalité communicationnelle, à l'instar de J.-M. Schaeffer. Ce choix m'apparut, et m'apparaît encore, comme nécessaire pour réagir aux impasses d'une sémiologie immanentiste qui faisait de la production du sens une opération uniquement textuelle. Dans la mesure où le genre est une catégorie nécessaire à l'interprétation, le premier mouvement est de l'envisager depuis le spectateur, si je puis dire. Dans cette perspective, les travaux de Sperber et Wilson, qui s'en prenaient vivement à la notion de code dans La Pertinence, laissaient entrevoir des avancées fructueuses, en mettant en lumière que la communication verbale était largement fondée sur des inférences des acteurs et sur leur partage d'un univers cognitif commun.


La fonction cognitive du genre, pour le téléspectateur, pouvant être définie de façon générale, comme une recherche de pertinence, c'est-à-dire comme un effort pour augmenter sa connaissance du monde, il est naturel de se demander dans un premier temps comment le spectateur fait pour ramener l'inconnu au connu, en d'autres termes, quelles inférences il met en œuvre à partir de la réalité textuelle. Je fais donc l'hypothèse, dans Un monde à notre image, que la catégorisation des documents dépend des inférences opérées par le spectateur à partir de ce document sur l'intention qui le sous-tend. Cet accent mis sur l'intention auctoriale construite par le téléspectateur est évidemment une critique pragmatique au modèle structural du texte hérité de la sémiologie metzienne et de la narratologie genettienne, qui, de peur de sombrer dans l'anthropomorphisme, ont fini par traiter les documents comme des mécaniques autonomes déconnectées de toute communication humaine. À cet égard, le spectacle télévisuel du procès de Ceaucescu, en 1989, fut pour moi une expérience déterminante puisque, par un hasard des calendriers, elle intervint pour moi en plein débat narratologique : le document montrait le couple de dictateurs face à des juges toujours invisibles. À espaces réguliers, l'image se figeait. En bon narratologue, dans la mesure où « l'on ne saurait les considérer [l'arrêt sur image ou le plan immobile] comme des énoncés narratifs » (Gaudreault 1988 : 47), on aurait dû considérer ces « frozen shots » comme des arrêts du récit ; en bon technicien, on aurait pu penser aussi qu'il s'agissait d'un problème technique de ruptures de faisceau. Or, comme le confirma le document complet quelques jours plus tard, ces figés étaient des coupes volontaires des juges, c'est-à-dire des actes de récit, identifiés ici à de la censure. Ils intervenaient à chaque fois que la caméra s'étaient tournés vers eux et les avaient montrés dans cette parodie de procès.


D'un exemple comme celui-ci, et de bien d'autres naturellement, on peut conclure que le spectateur formule, parfois en cours de projection, parfois avant, une ou plusieurs hypothèses sur la nature du programme, notamment sur le degré d'intervention humaine dans l'élaboration du document et sur sa finalité. Ainsi n'attribue-t-on pas le même sens à des images d'un procès, selon qu'elles proviennent de caméras de surveillance, d'un montage a posteriori ou d'une caméra cachée. L'articulation de ces hypothèses entraîne le spectateur à recevoir un document comme une promesse qui le guide dans sa perception : promesse sur la relation liant l'image et la réalité (authenticité); promesse sur le niveau pertinent d'analyse ou de synthèse des images et des sons pour la compréhension narrative ou esthétique[1]. Toutes ces promesses s'appuyant en dernier lieu sur une figure anthropoïde de celui qui marque le film de son empreinte en vue de communiquer quelque chose à propos d'un référent réel ou imaginaire.


Il va de soi que l'identification de la promesse est variable selon les savoirs incorporés, selon sa capacité d'observation du téléspectateur et, même, selon son choix. D'où l'idée qu'on peut regarder le même document comme une fiction, comme un documentaire ou comme une œuvre d'art, le passage d'une réception à l'autre supposant simplement des sélections d'éléments pertinents différents dans le document (par exemple : reconstituer des structures narratives pour la fiction, s'intéresser à la ville qui sert de décor pour le documentaire ou étudier la couleur pour l'esthétique). En somme, cette approche du genre tente d'expliquer ce que l'idée de genre change à la réception d'un document et, dans cette mesure, elle est essentiellement attentionnelle. Elle pousse à l'extrême la conception du genre comme horizon d'attente.


Types d'inférences en fonction des types de documents




Ontologie du genre


Le rôle central que joue dans l'interprétation d'un document la construction d'une figure anthropoïde à sa source entraîne une rupture paradigmatique : le cadre de la narratologie genettienne, qui avait été le mien jusqu'alors, n'est plus suffisant, dans la mesure où elle boute l'auteur en dehors de son champ[2]. Ce qui n'est pas le cas, en revanche, de la narratologie de Käte Hamburger, dont la conception pragmatique de l'énonciation, invite à faire éclater le carcan du texte. En considérant que la différence entre l'énoncé de réalité et l'énoncé de fiction n'est pas dans l'objet, mais dans le sujet qui le profère, elle opère un véritable retournement copernicien. Rappelons que, pour Käte Hamburger, la frontière entre réalité et fiction passe par le Je qui est à son origine. Dans la fiction qui, pour la théoricienne, ne s'exprime bien qu'à la troisième personne, les énoncés sont renvoyés à des Je-Origines fictifs, des personnages, d'où « l'expérience de non-réalité qui est au fondement de l'expérience psychologique du lecteur » (Hamburger 1987 : 75). L'usage de la première personne, en revanche, provoque inévitablement le « sentiment de vécu ». D'où la difficulté à faire le départ entre roman à la première personne et une autobiographie : le premier a toujours un petit air d'auto-fiction qui l'ancre dans le réel.


D'une certaine façon, cette opposition entre Je-Origines réel et fictif rejoint les analyses de Searle sur la différence de statut logique entre l'énoncé de réalité et l'énoncé de fiction : le premier est une assertion littérale et sérieuse, qui fait référence à notre monde, alors que le second est une assertion littérale, mais non sérieuse, qui feint de faire référence. Mais le philosophe rajoute une troisième configuration, l'assertion sérieuse non littérale, qu'il appelle figurale et qui désigne les énoncés métaphoriques, comme, par exemple, Hegel est un rossignol. Cette bipartition entre deux niveaux, littéral et non littéral, pour des assertions également sérieuses, me semblait résoudre la difficulté rencontrée par Umberto Eco pour classer le jeu, dans la mesure où il tient une position intermédiaire entre réalité et fiction : « Dit-il la vérité ou bien met-il en scène une fiction ? » (Eco 1983 : 203). D'où ma proposition de classer les genres en fonction de trois modes d'énonciation : le mode authentifiant, qui regroupe les émissions tenant des assertions sérieuses et littérales sur le monde et qui relèvent, en dernière instance, d'un exercice de la preuve ; le mode fictif, qui regroupe les genres reposant sur la cohérence de l'univers créé et, entre les deux, le mode ludique, « où la réalité n'est pas tout à fait prise pour ce qu'elle est et où se constitue un monde qui obéit à ses propres règles » (c'est ma formulation de 1998).


Ce modèle diffère du précédent en ce qu'il ne part plus des genres répertoriés a priori (direct, documentaire, fiction, etc.), mais qu'il se place à un niveau macroscopique, qui englobe à la fois les genres existants et ceux à venir. En même temps, il se situe, lui aussi, du côté du téléspectateur. C'est la reconnaissance d'un mode d'énonciation qui conditionne :

- le positionnement du téléspectateur

- et l'adoption de critères d'appréciation de la vérité de l'ensemble du programme.


En somme, ce schéma permet de montrer que l'interprétation d'un programme est variable et qu'elle dépend de l'attribution de ce programme à tel ou tel mode d'énonciation, ce qui est particulièrement clair, par exemple, dans les cas de supercherie, comme le faux JT belge annonçant la partition de la Belgique en deux communautés : selon qu'on prenait le journaliste au sérieux ou qu'on le comprenait qu'il jouait un rôle, la réaction du téléspectateur passait de l'angoisse au rire.


L'avantage de ce modèle, c'est qu'il permet d'articuler le niveau narratologique et la théorie des genres. En effet, quel que soit le genre, la responsabilité de l'énonciation verbale peut se décrire selon le même schéma structural, mais le statut logique des énoncés proférés est différent selon le mode d'énonciation qui leur est attribué.



Alors que l'énoncé de réalité doit s'ajuster au réel et que le locuteur doit en répondre et être capable de l'étayer par des preuves, l'énoncé ludique est soumis à des règles ou des rites qui dépassent le locuteur et qui relèvent généralement d'un jury chargé d'assurer le bon fonctionnement du jeu. Quant à l'objet de l'énoncé, il diffère lui aussi : la voix over du journaliste vise le monde, alors que celle de Videogag, par exemple, est d'abord un méta-commentaire sur l'image.


Pragmatique du genre


Parmi les critiques qui m'ont été adressées, l'une m'a donné particulièrement à penser : on m'objecta qu'il y avait une sorte de déséquilibre entre mes trois modes d'énonciation. Alors que le mode authentifiant suggérait une action, un procès, les modes fictifs ou ludiques décrivaient un état, une position statique. Force m'est admettre que le modèle proposé suppose qu'il est possible de rattacher a priori chaque genre à tel ou tel mode et, donc, de lui assigner une position sur le triangle des modes. Position qu'on peut assimiler à l'horizon d'attente inhérent à ce genre. En quelque sorte, cette cartographie décrit donc la promesse ontologique du genre, qui provoque chez le téléspectateur toute une série d'inférences sur le montage, sur le niveau de pertinence du visible, sur le degré de réalité à accorder aux images, etc. Mais, dans la mesure où, dans cette conception, chaque genre se voit attribuer une place en fonction de ce que l'on peut attendre de tel ou tel genre, elle a l'inconvénient de formaliser plutôt une interprétation savante en quelque sorte, l'interprétation de celui qui sait ce qu'est chacun des genres et, notamment, leurs propriétés discursives.


C'est en 2001 que j'ai abandonné ce critère des modes d'énonciation pour lui préférer celui des mondes. Si je date ce changement de paradigme, ce n'est pas par complaisance autobiographique, mais parce que cette année a été le théâtre d'un événement aux répercussions mondiales, l'attentat du World Trade Center, et d'un événement national, dérisoire en regard du premier, mais qui fut assez considérable pour être par trois fois à la Une du Monde : l'arrivée en France d'une adaptation de Big Brother.


Or ces deux événements, considérés sous l'angle sémiotique, interrogeaient, chacun à sa manière, la question de la catégorisation des images et la problématique du genre.


« Breaking news » surgies brutalement dans le flot télévisuel dont elles arrêtèrent le cours, les images du 11 septembre posèrent un problème d'interprétation à de nombreux téléspectateurs. Un de mes amis, professeur de philosophie, crut d'abord qu'il s'agissait d'un film catastrophe, puis, changeant de chaînes et retombant sur les mêmes images, il crut à la programmation d'un film unique en raison d'une grève du service public, avant de comprendre qu'il s'agissait d'un événement en train de se passer dans le vrai New York. Cette réception particulière attira mon attention sur le fait que, au fond, l'interprétation était d'abord sémiotique avant d'être narratologique. En d'autres termes, peirciens en l'occurrence, le téléspectateur cherche d'abord à savoir de quoi l'image comme representamen ou comme représentation est l'objet avant d'en comprendre les emboîtements narratifs, ce qui signifie que l'interprétation dépend d'abord d'un cadre global qui donne du sens à tous les procédés du récit ou du discours. Comme on le constate sur l'exemple du 11 septembre, les images sont ici tiraillées entre deux pôles, la réalité et la fiction, qui sont bien au-delà des genres, mais qui pourtant sont nécessaires à leur interprétation. D'où l'idée que les genres dépendent sémantiquement d'archigenres qui les contiennent et les sémantisent. Aux trois modes d'énonciation, je propose donc de substituer ces trois mondes :


1. Le monde réel


La première question est de savoir si les signes font référence à des objets existants dans notre monde ou s'ils font référence à de pures « chimères », à des entités fictives. Notre monde est l'interprétant de nombreux genres, comme le documentaire ou le journal télévisé, ce qui ne veut pas dire que leurs signes soient transparents. Cela ne préjuge pas non plus du modèle de la réalité mise en œuvre historiquement par ces genres.


2. Le monde fictif


La fiction est donc la catégorie que nous opposons le plus volontiers à la réalité, comme en témoigne une expression aussi convenue que « la réalité a dépassé la fiction ». Dès lors que nous pensons qu'un récit ressortit à un monde fictif, nous sommes prêts à accepter des événements auxquels nous ne croirions pas forcément dans notre monde (par exemple, la télékinésie, la téléportation ou l'omniscience) ou, au contraire, à regarder avec horreur des images dont le contenu ne nous avait pas détourné de l'écran. À cet égard, le 11/9 a été une expérience traumatisante pour ceux qui avaient cru être tombés au hasard du zapping sur des images hollywoodiennes d'un film-catastrophe comme Independance Day et qui ne comprirent qu'avec un léger retard qu'ils assistaient à la réalité. De façon moins dramatique, le journal télévisé belge annonçant la partition de la Belgique a été reçu bien différemment par le téléspectateur attentif qui a observé les multiples détails révélant l'imposture, et par ceux, plus nombreux, qui l'ont pris pour la réalité : ceux-là l'ont regardé avec émotion peur ou angoisse.


3. Le monde ludique


Nous avons envisagé jusqu'à présent “ deux manières de faire des mondes ” : soit faire référence à notre monde – ce qu'il est convenu d'appeler la réalité –, soit faire référence à un monde mental. Il faut en ajouter un troisième monde, un monde ludique.


Au “ pour de vrai ” de l'information, qui prend le monde comme référent, au “ pour de faux ” de la fiction, qui vise un univers mental, il faut donc ajouter un “ pour de rire ”. Cette nouvelle tripartition est aussi une réponse à la critique qui m'a été adressée au déséquilibre entre l'action suggérée par que le mode authentifiant et la position statique des modes fictifs ou ludiques. En effet, c'est un processus logique qui génère les interprétants des documents : le signe est interprété par renvoi à un objet réel (la réalité) ou imaginaire (la fiction) ou il se prend lui-même comme objet, ce qui est toujours le cas du jeu, qui fonctionne en partie en circuit fermé et sous forme réflexive, obéissant aux règles qu'il s'est fixées.


Le second événement qui remit en cause la question de la catégorisation des images en genre fut Loft Story. En effet, si les genres traditionnels (comme le documentaire ou le JT) ne posent pas trop de problème du point de vue de leur promesse ontologique, ce n'est pas le cas de la télé-réalité. L'étiquette « télé-réalité », proposée à la place du « real life docusoap » qu'était Big Brother, selon Endemol, suggérait certes un fort ancrage dans notre monde, mais la définition du programme comme « fiction réel interactive » laissait déjà entrevoir que les producteurs adopteraient une stratégie mobile, au gré des besoins communicationnels : ancrée dans la réalité quand il s'agissait de vanter l'expérience nouvelle auquel se livrait l'émission, elle devenait fiction et jeu quand l'animateur cherchait à séduire le public en lui donnant un rôle de narrateur dans le dispositif, décidant des exclus et des heureux élus.


Le fonctionnement de la télé-réalité démontra que la question du genre ne se réduisait donc pas à la promesse ontologique ou à l'horizon d'attente inhérent à un genre, mais que, dans une perspective communicationnelle, l'opération la plus importante et, à la fois, la plus complexe à décrire, était l'attribution d'un nom à un programme. Cet acte de baptême qui donne à un programme son identité engage, en effet, non pas l'invention du mot juste, celui que trouverait un onomaturge tout droit sorti du Cratyle de Platon, mais l'énonciation d'une promesse sur le bénéfice symbolique acquis à l'écoute du programme, une promesse pragmatique, qui engage évidemment son énonciateur, producteur ou chaîne, mais aussi les savoirs et les croyances du téléspectateur.


Les savoirs, parce que, pour juger de la véracité de la promesse, il faut être capable de tracer les contours de ce que l'on peut attendre de tel ou tel genre, de sa promesse ontologique. À cet égard, le cas de Pop Star est heuristique. Ce programme montre pendant plusieurs semaines les coulisses d'un casting national destiné à créer un groupe musical féminin. Son producteur (Adventure Line, du groupe Expand) la baptise « feuilleton documentaire ». Du même coup, il a l'accès au Compte de soutien à l'industrie des programmes, ce qui lui permet de bénéficier 126 500 euros du CNC pour chacune des trois saisons. Les sociétés d'auteurs attaquent considérant que le programme ne répond à aucun des critères définitoires du genre. Mais le Conseil d'État rejette la requête, considérant qu'elle n'est pas fondée. Il juge finalement que Popstars « a pour principal objet de présenter au public l'entraînement, la formation et la progression, dans le domaine de la chanson, des personnes sélectionnées et de décrire un début de carrière effective, au sein des métiers du spectacle », ajoutant que l'émission « comporte des éléments de scénario, une mise en scène et un montage », qui sont des éléments propres à « l'œuvre télévisuelle ». « Le Conseil d'État a relevé que l'émission comportait certes des éléments de jeu et de variétés, mais que ceux-ci ne présentaient qu'un caractère accessoire et n'étaient pas de nature à faire regarder Popstars comme relevant principalement du jeu et des variétés » (Rapport d'activité 2003 du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel). Comme on voit l'arrêt valorise donc l'ancrage dans le monde réel au détriment des mondes fictifs et ludiques. Pour le suivre, il faut admettre que le documentaire peut filmer un monde qui est mis en scène pour le tournage, ce qui s'oppose au savoir acquis par les théoriciens de l'image et les cinéastes.


La promesse est, pour Ricœur, l'illustration de l'authenticité de la personne, de son ipséité, parce qu'elle suppose une « préservation de soi », un « défi au temps » et un « déni de changement » (Ricoeur 1995 : 149). Elle engage donc la croyance de l'autre dans la permanence d'un engagement de celui qui la profère. En conséquence, l'acceptation de la catégorisation d'un programme dans un genre dépend aussi de la confiance que l'on accorde à l'énonciateur, la chaîne en l'occurrence, qui, pour cette raison, se donne d'une identité quasi-anthropomorphique. C'est ce que montre fort bien le cas d'école que représenta le faux Journal télévisé belge du 13 décembre 2006. Ce jour-là, le magazine Questions à la une, que diffuse la RTBF, est brusquement interrompu par une édition spéciale du journal télévisé, présenté par son journaliste-vedette, François de Brigode, qui annonce la partition de la Belgique : la Flandre vient de proclamer unilatéralement son autonomie. Pendant une vingtaine de minutes, les téléspectateurs, scotchés à leur écran, médusés par l'information, ne vont pas tenter de la vérifier et 89% d'entre eux vont croire à sa véracité. Quelques jours plus tard, l'un des concepteurs du programme, producteur du magazine Strip-tease, obligé de rendre des comptes devant le scandale qu'il a provoqué, plaide que la faute incombe aux téléspectateurs qui n'ont « pas appris à lire les images ». Les jours passant, il parle de canular et revendique la filiation du surréalisme belge et de son goût pour la plaisanterie. Au FIPA 2007 (le Festival international des programmes audiovisuels qui se tient à Biarritz), ce faux JT est enfin présenté comme un « docu-fiction ».


Comment a-t-on pu, s'étonne le réalisateur, gommer la mise en garde du carton qui précédait le JT, « Ceci n'est peut-être pas une fiction », et comment l'allusion au célèbre « ceci n'est pas une pipe » de La Trahison des images, de Magritte a-t-elle pu échapper au téléspectateur ? La question est soit naïve soit de mauvaise foi : comment le téléspectateur aurait-il pu considérer comme une fiction un genre comme le JT, qui est ontologiquement renvoyé au réel, et dont une chaîne sérieuse comme la RTBF garantissait la véracité ? Il aurait fallu à la fois se défier du genre en tant que tel et du diffuseur qui s'engage à y tenir des assertions littérales et sérieuses. En d'autres termes, il aurait fallu imaginer un téléspectateur qui ne croit pas à une chaîne dont l'obligation d'honnêteté et d'objectivité est inscrite dans le cahier des charges.


Parti d'un modèle fondé sur les modes d'énonciation, nous y voici retourné. Le JT est en effet peut-être le seul genre où l'énonciateur présent dans l'image est la garantie que les énoncés proférés font vraiment référence. Mais à ce premier niveau s'en est ajouté un autre : celui de l'institution, non visible dans l'écran, qui, à son tour, garantit la parole de son journaliste vedette. En ce point, on constate le rôle de l'identité des chaînes dans l'adhésion du téléspectateur à la promesse pragmatique du diffuseur. Parce que la promesse est l'une des preuves de l'ipséité, de l'identité de la personne, parce qu'elle est un engagement sur le futur, la catégorisation de la chaîne est plus ou moins crédible selon l'idée que l'on se fait de la chaîne.


Au terme de ce parcours, on peut répondre à la question posée par mon titre de la façon suivante.


Penser le genre comme mode d'énonciation relève de la démarche analytique d'une sémio-narratologie. Cela suppose que l'on admet que la ligne de partage essentielle entre réalité et fiction passe par le sujet d'énonciation et non par l'objet représenté ou raconté. Or il suffit d'être attentif aux discours sociaux comme aux récits des réceptions particulières pour constater que ce retournement copernicien supposé par la théorie de K. Hamburger est loin d'être entré dans les mœurs. Il suffit qu'un film prétende s'appuyer sur une histoire vraie pour que les frontières deviennent floues aux yeux des spectateurs et qu'il verse finalement le film du côté de la réalité (comme le prouve la qualification de Valse avec Bachir en documentaire). Les règles constitutives d'un genre, par exemple, le fait qu'un documentaire soit ancré dans un Je-Origine réel, ne constituent une promesse ontologique que pour ceux qui ont un savoir théorique sur ce qu'on peut attendre de ce genre. De même, le tableau des inférences produites par le spectateur en fonction des genres n'est valable que pour celui qui sait ou, tout simplement, qui prend en compte, ce qu'il est permis d'attendre d'un genre (un peu à la façon de ce programme de la morale kantienne : « que m'est-il permis d'espérer ?).


Or il n'est pas nécessaire d'avoir fait des études de narratologie pour recevoir un film. Et, même quand on sait ce qu'est un documentaire, on peut fort bien communiquer un téléfilm de fiction comme s'il était un documentaire (c'est le cas de maints « docu-fictions », de l'Odyssée de l'espèce à certains téléfilms historiques). La télévision est un processus communicationnel, précisément parce qu'elle envoie ces objets que sont les programmes dans un espace commun au producteur, au diffuseur, aux médiateurs et aux téléspectateurs, et que ces objets sont appropriés par chacun par une opération qu'on peut définir comme l'ancrage dans un monde. Contrairement à la description du genre en fonction des modes d'énonciation, qui supposent un savoir, cet ancrage dans un monde ne présuppose aucune vérité : il qualifie une opération d'attribution, qui est commune à tous les acteurs de la communication, mais dont le résultat diffère, selon qu'on est crédule, critique ou complaisant. Selon aussi l'image qu'on a du diffuseur qui envoie le programme et la capacité que l'on a à mettre en cause son autorité (comme nous l'apprend le faux JT belge).


Un même programme peut appartenir à des genres différents tout comme n'importe quel objet littéraire. Un talk show renvoie au monde réel, mais il peut aussi, comme joute verbale, être considéré comme un jeu. Il est néanmoins possible d'établir des règles constitutives de ce que sont et ne sont pas les mondes qui servent d'interprétants aux genres : ce qui suppose une réflexion approfondie sur les relations entre réalité et fiction, fiction et jeu. C'est au théoricien – sémioticien, philosophe – d'élaborer ses critères. De ce point de vue, toutes les propositions de sens méritent examen mais elles ne sont pas également admissibles. On a vu qu'accepter, par exemple, qu'un concours de chant soit assimilé à un documentaire n'est pas légitime si l'on s'accorde sur le fait qu'un documentaire doit rendre compte d'un état du monde qui le précède et qui n'est pas spécialement conçu pour être filmé. Selon la connaissance de ces règles, selon son attention, selon sa culture, le récepteur est plus ou moins enclin à valider les propositions de sens de la chaîne.


Une éducation à la télévision doit se situer à l'interface de l'émetteur et du récepteur. Tenant compte des propositions de sens des chaînes et de ce qu'il sait des règles constitutives des mondes, il est le médiateur qui envisage la confiance que l'on peut leur faire, en gardant en tête cette double distinction que Roland Barthes assignait à ses Mythologies : le « démontage sémiologique » et la « critique idéologique ».



François Jost, 2011 (VO) & 2015 (VF).


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en mars 2020.



Référence des ouvrages cités :


Barthes Roland [1957] 1971, Mythologies, Seuil, coll. Points.

Gaudreault, André (1988), Système du récit filmique, Méridiens Klincksieck, rééd. A. Colin.

Genette, Gérard (1991), Fiction et diction, Seuil.

Hamburger, Käte ([1957] 1986), Logique des genres littéraires, trad. fr., Seuil.

Jost François (1992), Un Monde à notre image. Énonciation, Cinéma, Télévision, Méridiens-Klincksieck

Jost François (1997), « La promesse des genres », Réseaux n° 81, janvier-février

Jost François (1998), « Quand y a-t-il énonciation télévisuelle ? », Penser la télévision, Nathan, coll. Médias-recherche.

Ricœur Paul (1995), Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, coll. Points.

Schaeffer Jean-Marie (1989), Qu'est-ce qu'un genre littéraire ?, Seuil, coll. Poétique.

Sperber Dan et Wilson Deirdre (1989) La pertinence, trad. fr., Minuit.



[1] Je développe cette idée dans “La promesse des genres”, Réseaux, n°81, janvier-février 1997.

[2]  «Je ne suis pas sûr de rester dans les limites du champ narratologique en évoquant, au titre des questions de voix (“Qui parle ?”), le toujours épineux rapport entre narrateur et auteur» (1991 : 79).



François Jost

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