Atelier


Philippe Lejeune

Génétique et autobiographie

Extrait de la communication de Philippe Lejeune lors de la session CLELIA 2007, actes à paraître en 2008 dans le numéro 28 de la revue Lalies. Ce dossier est publié dans l'atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'association CLELIA et de Daniel Petit pour la revue Lalies.



5 – Marie d'Agoult, Cahier Mémoires 1865


Le corpus

Tout est parti du choix de Sandrine Cotteverte, étudiante à Villetaneuse, à la recherche d'un sujet de maîtrise, en 1991: elle voulait travailler sur des autobiographies de femmes au XIXe siècle, je lui en ai proposé une liste, son choix s'est arrêté sur les Mémoires de Marie d'Agoult. Mais quel biais prendre? En lisant la toute récente édition du Mercure de France (1990), j'ai remarqué que les notes renvoyaient parfois, pour rectifier ou enrichir telle information, à un «cahier de notes pour la rédaction des Mémoires» datant de 1865, qui était «dans les archives de madame A. Troisier de Diaz». Alerte générale! Contact est pris avec l'éditeur, Charles Dupêchez, qui très obligeamment nous communique une photocopie du cahier et nous met en relations avec la détentrice. Alerte générale et éblouissement! Sur 110 pages, Marie d'Agoult, pendant un an, a noté sur un cahier spécial ses méditations, préparations, hésitations au bord de l'autobiographie dont elle rêve depuis plus de vingt ans, et qu'elle commencera à rédiger fin 1865 (le tome 1 de cette œuvre, qu'elle laissera inachevée, ne paraîtra qu'en 1877, après sa mort). Nous découvrons en même temps une série de cahiers inédits de son journal, avant et après 1865, où il lui arrive de noter ses problèmes et cas de conscience, ou l'avancée de son travail… Sandrine va consacrer plus d'une année à la seule «édition» du cahier 1865. C'est un travail gigantesque, sur deux plans. D'une part, la transcription (déchiffrement, et transposition imprimée d'un fouillis graphique parfois inextricable): heureusement, l'ITEM est là pour nous guider. J'admire (et je plains parfois) Sandrine, et je réalise que dans mes aventures génétiques antérieures, j'ai toujours passé à coté de cette épreuve: ou bien d'autres ont peiné pour moi (Michel Contat, pour l'équipe Sartre, puis les éditeurs d'Anne Frank), ou bien je suis tombé sur des écrivains à graphie limpide et pages régulières (Georges Perec, Nathalie Sarraute). D'autre part, l'explication (élucidation de toutes les références biographiques, historiques et littéraires, et repérages des passages correspondants dans les Mémoires). Un splendide travail, achevé en 1992. Notre corpus est atypique: nous faisons de la génétique… sans brouillons! En effet, les avant-textes, manuscrits de travail, manuscrits «définitifs» des Mémoires, qui ont bien dû exister, ont disparu! Mais en amont, nous avons le journal de préparation, en aval, le texte du tome 1 publié en 1877 par son ami Louis de Ronchaud, et les épaves d'un tome 2 publiés en 1927 par l'un de ses petits-fils, Daniel Ollivier. Ces avant-textes ont-ils été brûlés en 1887 après la mort du bon Ronchaud par une de ses trop vertueuses parentes? Les collections particulières ont-elles vraiment livré leurs derniers secrets, et ces précieux manuscrits ne vont-ils par un jour reparaître en vente publique? Espérons-le, pour Charles Dupêchez, qui édite maintenant la correspondance et les journaux de Marie d'Agoult, et pour le plaisir de tous les lecteurs, puisque le manuscrit du tome II pourrait contenir une version plus développée que celle que nous connaissons de la liaison passionnée de Marie d'Agoult et de Franz Liszt…

L'enjeu

Quand, en 1999, Genesis programme son numéro 16 sur l'autobiographie (que je vais diriger avec Catherine Viollet), je n'ai pas d'hésitation: c'est l'occasion de «finaliser» notre aventure. Sandrine va pouvoir présenter en fac-similé, avec sa transcription en face, 14 pages du cahier, donnant un éventail de toutes les situations graphiques imaginables et des principaux «gestes» d'exploration. Entre temps, le manuscrit a été donné par Mme Troisier de Diaz à la BNF, où il est venu rejoindre une partie des cahiers et correspondances qui y étaient déjà. Un autre fonds important de manuscrits et de correspondance se trouve à la Bibliothèque municipale de Versailles (fonds Charnacé – venu de Claire, une des filles de Marie). Je me lance à partir du cahier Mémoires 1865 et de ces deux fonds dans une double exploration.

Ma première idée est de demander à Marie d'Agoult une réponse à la question qui a justifié, en 1995, la création à l'ITEM de notre groupe «Genèse et autobiographie»: le travail d'un autobiographe a-t-il quelque chose de spécifique? Les brouillons d'un mémorialiste sont-ils analogues à ceux d'un romancier ou d'un poète, ou différents? Il n'y a aucun doute: ils sont, en partie, différents. Et cette différence apparaît plus dans un travail préparatoire, qui la problématise (c'est le cas du cahier de 1865), qu'elle ne le ferait dans des avant-textes classiques, où les difficultés résolues devraient être devinées. À partir du cahier 1865 et des journaux des années précédentes (elle y raconte souvent comment elle consulte ses amis sur son projet!), j'ai donc entrepris de dresser une «grammaire» de l'autobiographie, une sorte de «parcours du combattant» de l'autobiographe. Voici les titres des parties de ce qui pourrait servir de «Manuel d'autobiographie pour débutant» (mais dans ce domaine, on est toujours débutant!): Délibérations, Information (documentation et mobilisation de la mémoire), Sens (construction de schémas d'identité narrative – pour parler à la Ricœur, autoportraits et scénarios), Paratexte (titres, en particulier), Textualité (énonciation – à quelle personne?, ordre d'exposition, style et ton), Intertextualité (modèles de textes, identification à de grandes figures) et surtout, surtout Censure (c'est la pierre d'achoppement).

Ma seconde idée est d'étudier la genèse d'un échec: comprendre pourquoi cette femme, qui a par ailleurs achevé et publié des œuvres historiques, philosophiques, romanesques remarquables, a été incapable de mener à bien son autobiographie, qu'elle a laissée à sa mort incomplète, imparfaite et inédite. Elle le dit clairement elle-même: c'est parce qu'elle était une femme, et que ce qu'elle avait à dire n'était pas possible à une femme dans la société de son époque. Le hasard des colloques universitaires fait que mon étude, écrite en 2000, est encore aujourd'hui (2007) inédite: elle prend en enfilade toute l'histoire de cette autobiographie fantôme. Sachez que son point le plus étonnant est l'analyse de la correspondance échangée en 1854-1855 par deux bonnes amies de George Sand, qui rient aux larmes en lisant en feuilleton Histoire de ma vie – elles qui connaissent le dessous des cartes: Hortense Allard (qui fut la maîtresse de Chateaubriand), et Marie d'Agoult… Marie d'Agoult ne s'est pas dérobée devant l'obstacle, comme le fit George Sand, elle a fait face, et c'est sa grandeur, même si, finalement, elle a été vaincue.

Publications

Sandrine Cotteverte, «Le Cahier 1865 de Marie d'Agoult», Genesis, n° 16, 2001, p. 137-170.

Philippe Lejeune, «Vers une grammaire de l'autobiographie», Genesis, n° 16, 2001, p. 9-35.

Philippe Lejeune, «Pourquoi Marie d'Agoult n'a pas publié ses Mémoires», à paraître en 2008 dans Moi public et moi privé dans les mémoires et écrits autobiographiques du XVIIe siècle à nos jours, édité par Rolf Wintermeyer, en collaboration avec Corine Bouillot, Publications des Universités de Rouen et du Havre.


Retour à la page Génétique et autobiographie

Philippe Lejeune

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 9 Novembre 2007 à 12h24.