Atelier




Fait et fiction

Par Françoise Lavocat (Université Paris 3-Sorbonne nouvelle)


Extrait de l'introduction à Fait et fiction. Pour une frontière, Seuil, coll. «Poétique», 2016.



Ce texte, également disponible au format pdf, est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire avec l'aimable autorisation de l'auteur et de ses éditeurs. L'introduction, dans son intégralité, et le premier chapitre de l'ouvrage peuvent aussi être consultés sur cette page.


Dossier Fiction/non-fiction.





Fait et fiction




L'idée selon laquelle les frontières[1] de la fiction auraient disparu ou seraient définitivement brouillées est largement répandue.


Dans le domaine de la pensée, ces frontières n'auraient pas résisté aux assauts de la déconstruction et du post-modernisme contre les binarismes. Dans celui des usages, la multiplication des formes hybrides, l'interactivité, l'extension apparemment illimitée de l'empire du jeu semblent les avoir éliminées de la réception courante des artefacts culturels. La fin du privilège de la littérature et du média écrit joue aussi en leur défaveur. De plus, le décentrement par rapport aux modèles et à l'histoire de l'Occident, la «provincialisation de l'Europe»[2], où se sont lentement développées les conditions de possibilité d'une culture du fait, conjointement à l'autonomisation des fictions, contribuent aussi à relativiser les distinctions entre factuel et fictionnel.


D'ailleurs, dans un monde tantôt pensé en termes de globalité, tantôt comme «plurivers»[3], qu'a-t-on à faire de «frontières»? Le terme lui-même a mauvaise presse, il semble importer au sein de la théorie littéraire des conflits d'un autre ordre. Lorsque Thomas Pavel (1988 [1986]) appelle «ségrégationnistes» ceux qui insistent sur la différence entre fait et fiction et «intégrationnistes» ceux qui ne le font pas, on pourrait entendre que les premiers seraient des gardiens rébarbatifs de la frontière d'un pays peu accueillant à l'égard de la diversité et du métissage[4].


Ce livre est consacré à l'examen de cette situation, à la contestation de ce constat et à la dissipation de ce soupçon. C'est bien au nom d'une conception des artefacts culturels sous le signe de la pluralité et de l'hybridité, inspirée par l'imaginaire des mondes possibles, que nous proposons de repenser les frontières de la fiction. Souscrivant à ce que l'on pourrait appeler un différentialisme modéré, nous montrerons l'existence et la nécessité cognitive, conceptuelle et politique des frontières de la fiction. Mais nous nous intéresserons aussi tout autant aux tentations et aux tentatives de leur franchissement.


I. Il ne s'agit pas, en effet, de nier la variété et l'inventivité des modalités d'hybridation du factuel et du fictionnel. L'époque contemporaine n'en a d'ailleurs pas l'apanage — même si l'invention du terme de «faction» le lui donne à croire. Au contraire. Le désir de passer et de repasser les frontières, de conjuguer le fictionnel et le factuel se manifeste dans toutes les époques et dans toutes les aires culturelles, ou presque. C'est justement le meilleur indice que ces frontières existent. A contrario, la négation des frontières de la fiction ne permet plus de décrire ni les usages[5] ni les attraits de celle-ci. Si on gomme les frontières de la fiction, on ne comprend plus non plus sa fragilité intrinsèque au regard de la loi et de l'opinion. Le statut instable de la fiction montre bien que la définition de ses frontières a des enjeux sociétaux et politiques.


L'acceptation et la valorisation des fictions ne sont en effet jamais totales, même si chaque époque décline un peu différemment leur procès. La notion de fiction est aujourd'hui menacée de dissolution. Cette déclaration peut sembler paradoxale, alors que les charmes de la féérie se déploient à l'échelle planétaire à travers le cinéma et les jeux vidéo et qu'une proportion importante de la population mondiale consacre annuellement des centaines d'heures de sa vie aux séries télévisées. Une mutation des pratiques a bel et bien eu lieu et ne cesse de s'accentuer, marquée par le déclin du texte et du livre. Mais le goût mondial pour les œuvres de Murakami Haruki, ou, de façon plus limitée, pour celles du collectif Wu Ming, assure que la voie d'accès aux mondes fictionnels par la lecture reste fréquentée — c'est après tout le sujet même d'un autre large succès contemporain, celui des aventures de Thursday Next dans le monde des livres, dans les romans de Jasper Fforde (2001-2011).


Pourtant, malgré l'effervescence qui entoure les nouveaux usages partagés de la fiction — fanfictions, mondes en ligne, cosplay —, une certaine conception de la fiction recule, tandis que s'expriment une lassitude prétendue ou une hostilité renouvelée à son égard. Ce phénomène se repère dans le succès actuel du mot et de la notion de storytelling: les notions de récit et de fiction se mêlent, «fiction» est alors entendue au sens ancien de «mensonge», même s'il est vrai que celui-ci n'a jamais été durablement écarté de l'appréhension des œuvres d'imagination. Plus largement, l'anthropologie de l'illusion généralisée, notamment informée par une vulgate issue du tournant cognitif, fait de l'être humain un réceptacle et un dispensateur de «fictions»: c'est-à-dire de ses perceptions erronées, d'éléments de propagande commerciale et politique, de mythologies au sens de Barthes, de rumeurs. La fiction ayant (censément) recouvert l'intégralité de l'étendue du monde et des connaissances, comme le déplorait déjà Baudrillard en 1981, elle n'a plus de contours, plus de trait spécifique repérable, ni formel, ni logique, ni axiologique, ni ontologique. Tantôt on rapproche le goût pour les fictions de celui pour le commérage (Vermeule 2010), tantôt on ne voit aucune différence entre la lecture d'un roman et une conversation téléphonique (Citton 2010a). L'idée selon laquelle toute fiction serait métaleptique (Huston 2008) contribue aussi à lisser les éléments hétérogènes qui font le grain des fictions, tissées de paradoxes, d'enclaves référentielles, d'éclats de réel parfois énigmatiques, parfois éclairants, parfois blessants.


La fiction est, en effet, aujourd'hui un champ de bataille, ce qui a presque toujours été le cas, même si les modalités et les acteurs des conflits diffèrent.


De nos jours, la multiplication récente des contentieux, polémiques et procès à propos d'œuvres de fiction révèle une intolérance grandissante d'une partie du public par rapport aux éléments référentiels de ces fictions, tandis que leurs auteurs se prévalent volontiers d'une indistinction de principe entre le factuel et le fictionnel, ou bien réclament une impunité totale fondée sur l'intransitivité supposée des œuvres d'imagination. Le durcissement, ça et là, des lois concernant la répression du blasphème semble signaler que ce n'est pas cette argumentation qui s'impose au niveau législatif, même si elle est en faveur chez les écrivains, les critiques et certains de leurs avocats.


Sur ce sujet, notre époque retentit en tout cas de voix discordantes. Il n'y a pas non plus le moindre consensus sur l'utilité des fictions, hypertrophiée par certains chercheurs gagnés aux thèses évolutionnistes et cognitives, qui les jugent indispensables au développement de l'individu, de la société, de l'espèce (Zunshine 2006). Ce n'est apparemment pas l'avis de l'État, qui a réduit récemment la proportion des fictions dans l'enseignement secondaire, de façon tout à fait significative[6].


Par ailleurs, certains auteurs contemporains font état de leur méfiance à l'égard des fictions, dans la continuité de la pensée structuraliste ou de l'héritage du groupe Tel Quel[7]. Leurs déclarations sont corroborées par celles de critiques qui analysent le déferlement des auto-fictions et des récits de témoignage comme le signe de l'usure des procédés romanesques (Viart 2009), ou encore comme l'expression d'un désir, ou d'une nostalgie inextinguible de la réalité: après que Morpheus et Žižek nous aient ironiquement souhaité, dans les années 2000, la bienvenue dans le «désert du réel»[8], David Shields n'intitule-t-il pas un ouvrage qui touche aux questions qui nous occupent: «Reality Hunger» (2010)?


Nous ne croyons quant à nous ni à l'utopie du réel, ni à l'autotélisme de la littérature ni à l'indifférence générale pour la différenciation entre le factuel et le fictionnel, mais bien plutôt à une relation entre les artefacts fictionnels et le monde qui tient certes du jeu, mais aussi de la négociation et très souvent du conflit. Pour l'appréhender, il faut bien comprendre ce qui se joue dans la définition de la fiction, c'est-à dire dans la précision de ses contours, ce qui a des enjeux poétiques, anthropologiques, culturels, historiques, légaux, politiques, psychologiques et cognitifs. Ce sont ces aspects que nous proposons d'explorer dans cet ouvrage. […]




Françoise Lavocat, (Université Paris 3-Sorbonne nouvelle)
Mars 2016



Pages associées: Fiction, Fiction/non-fiction, Métalepse, Storytelling.




[1] La distinction entre fait et fiction est généralement envisagée sous l'angle sémantique, ontologique ou pragmatique. Dans notre perspective, qui combine ces trois approches, ce sont plusieurs concepts de «frontière» qui se superposent; ceci justifie le pluriel.

[2] Nous faisons allusion au titre de l'ouvrage célèbre de Chakrabarty (2009 [2000]).

[3] Ce terme renvoie à la théorie des univers multiples de la physique quantique (Verett 1957; Saunders et al. éd.2010).

[4] Parsons (1980), en distinguant les personnages «autochtones» des «immigrants» fait lui aussi appel à un imaginaire des frontières qui suggère un contexte historique réel.

[5] Nous entendons ici par «usage» des manières de penser, de faire, de s'approprier les fictions par le jeu, l'interprétation, la recréation.

[6] Dans les États qui ont adopté le «Common Core State Standards» (c'est-à-dire tous sauf quatre), la lecture de textes factuels prime désormais sur la lecture de textes littéraires dans un rapport de 70 à 30% (Gewertz 2013).

[7] Notamment Laurent Binet, auteur de HHhH (2010).

[8] C'est en effet une phrase prononcée par un personnage de The Matrix (1999), avant d'être reprise par Žižek ([2002] 2007) comme titre de son essai.



Françoise Lavocat

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 17 Mars 2016 à 15h12.