Atelier





«Factographies»: l'utopie d'une «écriture des faits»
Par Marie-Jeanne Zenetti (Université Lyon 2)


Extraits (de l'introduction et de conclusions partielles) de Factographies. L'enregistrement littéraire à l'époque contemporaine, Paris, Classiques Garnier, coll. «Littérature, histoire, politique», 2014.

Compte rendu dans Acta fabula: Fragments d'un discours intempestif sur le réel, par Morgane Kieffer.

De Marie-Jeanne Zenetti, lire également Les factographies: déplacements des discours de l'histoire (colloque en ligne Littérature et histoire en débats).

Sur France Culture (émission "Tire ta langue" du 15.06.2014): Les factographies, captations fragmentées du réel.


Dossier Littératures factuelles





«Factographies»: l'utopie d'une «écriture des faits»


Dans les dernières pages de Hammerstein ou L'Intransigeance, Hans Magnus Enzensberger, après avoir retracé la vie du général Kurt von Hammerstein dans un récit fragmenté qui fait alterner documents, «gloses» et «dialogues des morts», explique au lecteur pourquoi son livre ne relève pas du genre romanesque. Il emploie alors un terme à la signification incertaine mais qui, en raison même de son indéfinition, résonne de façon singulière dans le champ littéraire et artistique contemporain: il évoque une pratique d'écriture qu'il nomme la «factographie», avant de préciser qu'elle ne constitue pas «le seul procédé [de représentation du réel] qui ait du sens[1]». Ce mot de «factographie» n'est pas un néologisme: il circule en effet dans le discours littéraire depuis les années 1920 sans jamais être assigné à une signification fixe, bien qu'il fasse écho, dans la langue russe, à une importante tradition artistique. En français, en allemand, en anglais, on le rencontre essentiellement sous la forme de l'adjectif «factographique», pour désigner des œuvres qui relèvent aussi bien de la littérature que des arts plastiques ou de la photographie.

Cet emploi, bien qu'encore limité, doit beaucoup à la manière dont le terme de «factographie» interpelle l'imagination des écrivains et des critiques contemporains. La transparence de sa construction l'explique en partie: le principe d'une écriture des faits est ainsi suffisamment parlant pour qu'Enzensberger se dispense de le définir. Cette dimension d'évidence se voit accentuée par l'actualité d'une telle conception de l'acte d'écrire, qui fait écho à deux soucis récurrents dans la littérature contemporaine: celui de rendre compte de ce qui est, celui de jouer au document et avec le document.

Pourtant, le terme désigne des objets pluriels, aux contours souvent difficiles à délimiter. Dans Hammerstein, il fait référence à l'une des possibilités de reconstitution littéraire de l'existence du Général: celle qui prendrait la forme d'un simple «exposé des faits». Plus généralement, Enzensberger désigne ainsi une pratique de transcription pure et simple des événements, qu'il différencie notamment de ses propres tentatives consistant à mêler, sans les confondre, réalité, commentaire et fiction. Parmi les membres de l'avant-garde constructiviste russe des années 1920, le mot de factographie (faktografiâ) désignait un ensemble de pratiques artistiques (cinématographiques, photographiques, littéraires) proches du documentaire[2], tandis que dans certains discours critiques et littéraires l'adjectif «factographique» peut apparaître comme un simple synonyme de «factuel». Le critique et historien de l'art Benjamin Buchloh, dans ses Essais historiques, définit ainsi la dimension «factographique» de la photographie, à laquelle s'intéressaient les artistes russes des années vingt, comme sa capacité à «rendre visibles des aspects de la réalité sans interférence ni médiation[3]». Cet intérêt «factographique» s'est manifesté à travers des photographies monumentales, d'un seul tenant, pensées comme des doubles du réel et pratiquées notamment par Rodtchenko. Elles témoignaient d'une esthétique qui excédait le champ strict de la photographie pour influencer notamment la littérature: l'écrivain Sergeï Tretiakov, par exemple, se présentait comme appartenant aux «factovistes» (faktoviki).

L'adjectif «factographique» désigne ainsi tout un pan de la littérature russe, une Literatoura fakta, «littérature du fait réel», qui tente de trouver un équivalent littéraire aux recherches constructivistes menées dans le domaine des arts visuels[4]. Il entre en résonance ou en concurrence avec toute une série d'expressions («genres du vrai», «otcherk», littérature «sans intrigue») et s'oppose principalement à une littérature de l'imagination. En ce sens, et dans le contexte spécifique d'une certaine littérature russe, le terme «factographique» s'applique à des genres extrêmement divers et n'implique pas le choix d'une forme spécifique. Il désigne avant tout un contenu, et plus encore un type de relation entre ce contenu et la réalité référentielle, relation que la critique française traduit plus volontiers par l'expression «littérature factuelle».

Derrière cet étoilement des significations se dessine néanmoins toujours une même utopie: celle d'un art capable de saisir le réel en lui faisant subir des transformations aussi minimales que possible. Enzensberger suggère ainsi que la factographie constitue le mode le plus immédiat d'écriture du réel, par opposition à l'hybridation à laquelle il se livre lui-même. La factographie désignerait une manière simple ou neutre d'écrire avec les faits en les captant à la manière d'un appareil enregistreur. Or, derrière son évidence, cette simplicité du geste de représentation factographique mérite d'être mise en question: ce que le mot révèle avant tout dans le discours d'Enzensberger, et ce à quoi il fait écho dans la culture occidentale contemporaine, relèverait davantage d'un fantasme, dans la mesure où il assigne à l'écriture un objet qu'elle ne peut pleinement saisir. On pourrait, jouant de la proximité entre les deux termes, rapprocher la factographie de la photographie. Le pouvoir de fascination propre à la photographie n'est pas dissociable de son étymologie, qui unit l'écriture et la lumière, pour en faire un sortilège capable de garder la trace de ce qui disparaît. Une contradiction similaire se prolonge dans le désir de conjuguer l'écriture au fait, qui se donne comme l'envers du poème et du roman, à l'opposé de la fiction et de la diction par lesquelles l'Occident définit traditionnellement sa littérature.

Ces contradictions et le trouble qu'elles peuvent susciter chez le lecteur sont à l'origine de l'écriture de ce livre, né de la confrontation à un ensemble de textes littéraires atypiques, tendus vers le réel et tiraillés par les apories qu'implique sa mise en écriture. Comme le mot de factographie, grâce auquel je propose de les désigner, ils se caractérisent à la fois par une singulière actualité et par la manière dont ils invitent à redéfinir ou à subvertir les définitions canoniques du littéraire. Déjouant les catégories admises tout en s'offrant à la lecture dans leur simplicité illusoire, ils suscitent une fascination qui s'apparente à ce que Roland Barthes, au sujet du haïku, nomme «un vide de parole»[5]. Ces œuvres, à l'appartenance générique incertaine, à la simplicité illusoire et désarmante, qui semblent de prime abord imperméables au commentaire, placent le lecteur face à son impuissance: en lui aussi, elles créent un «vide de parole».

Dans son dernier cours au Collège de France, La Préparation du Roman, Barthes prolonge la réflexion amorcée dans L'Empire des Signes sur l'ébranlement du sens dont témoigne le haïku. Dans le premier volet de ce cours qui s'étend sur deux ans, il étudie ce qu'il nomme la «notation». Entendue initialement comme une pratique, la notion s'infléchit progressivement pour désigner dans les dernières séances un ensemble de formes: Barthes rapproche ainsi le haïku des Épiphanies de James Joyce, de ses propres tentatives d'écriture et de certains «moments de vérité» qui émaillent à ses yeux la lecture de l'œuvre de Proust comme autant de «surgissement[s] de l'ininterprétable[6]». Il trouve dans ces «notations» la brièveté et le repli du sens auxquels il aspire. Elles se présentent comme autant de variations autour de l'écriture du réel – un réel fragmenté, fait de bribes et d'éclats, résistant au «nappé» du grand récit romanesque. Le terme de «notation» désigne ainsi cette forme rêvée et trouvée qui pourrait permettre le glissement du vécu à l'écrit – un vécu qui toutefois ne se livre que sous la forme éparse d'une vie «étoilée», fragmentée, parcourue d'incidents qu'un hypothétique Roman viendrait ensuite rassembler.

C'est ce travail d'élaboration théorique et poétique, toujours présent à l'arrière-plan du cours, que ce livre tente de prolonger, en prenant appui sur des œuvres qui, comme les «notations» barthésiennes, se donnent pour objectif d'écrire le réel en échappant à la continuité du récit long. Les propositions esquissées dans La Préparation du Roman ont été infléchies au contact de ce nouvel objet, qui appelait également un autre nom. Le terme de «notation» fait trop spontanément référence à une pratique du carnet pour ne pas entraîner de confusion entre la forme (qui relève de l'œuvre) et l'avant-texte (qui n'en relève pas nécessairement). En baptisant ces formes des «factographies», il s'agit de prolonger la réflexion menée par Barthes dans son cours en la déplaçant: la composition du terme, qui place le «fait» au cœur de l'écriture, n'est pas sans rappeler l'«incident» barthésien, tandis que la proximité entre «factographie» et «photographie» prolonge le parallèle esquissé dans La Préparation du Roman entre le haïku et l'image photographique[7]. Il s'agit également de faire entendre la tension entre fait et écriture, ainsi que l'enjeu que représente, dans la continuité du désir barthésien, le passage de l'un à l'autre. Enfin et surtout, il s'agit d'assigner à ce travail un but: la définition et la délimitation d'un ensemble textuel en même temps que la fixation sémantique d'un terme à la signification mouvante. Les factographies qui font l'objet de cette étude sont ainsi clairement distinctes de la faktografiâ des constructivistes russes des années 1920, aussi bien d'un point de vue formel qu'en ce qui concerne leur prétention à transformer le réel telle qu'elle a été revendiquée par les productivistes; elles manifestent néanmoins, dans les littératures française, allemande et américaine contemporaines, le prolongement d'un désir de représentation «directe» du monde qui n'est pas exempt d'une volonté d'agir sur lui.


Des objets multifonctionnels


La singularité des factographies tient au fait qu'elles s'inscrivent conjointement dans une double série d'objets le plus souvent considérés comme distincts. D'un côté, elles manifestent un rapport revendiqué au document, catégorie extrêmement vaste d'artefacts, qui englobe des œuvres littéraires (témoignages, autobiographies, etc.) mais excède largement le domaine esthétique. De l'autre, elles se présentent, de façon plus discrète mais indiscutable, comme le résultat de pratiques de recomposition, proches en cela d'une esthétique du montage commune à de nombreux courants artistiques. Par conséquent, ces œuvres suggèrent une double réception: elles doivent être lues à la fois comme des documents ou répétition de documents (donc comme des discours susceptibles de nous informer sur tel ou tel aspect de la réalité extralinguistique) et comme des œuvres littéraires. Cette réception à double entente constitue en réalité le principal et probablement le plus sûr critère de définition des œuvres factuelles. C'est à une conclusion similaire qu'aboutit Leona Toker dans ses travaux, quand elle définit les œuvres factuelles, et plus particulièrement les témoignages à valeur littéraire, comme des objets «multifonctionnels» («multifunction objects»):

Les énoncés verbaux, oraux ou écrits, peuvent être le cadre d'une lutte entre différentes fonctions, telles que la fonction informationnelle, la fonction émotive ou la fonction esthétique. […] Si nous concentrons notre attention sur la fonction esthétique d'un ouvrage de prose documentaire, alors l'ouvrage est lu comme de l'art; si nous accentuons la fonction informationnelle, l'ouvrage peut être réduit à son statut pragmatique – à moins que l'effet esthétique, dont le texte crée les conditions, nous entraîne au-delà des raisons qui ont dicté notre choix de lecture initial[8].

La spécificité des œuvres documentaires tient à la nécessité qu'elles ont d'être lues à la fois comme des œuvres littéraires et comme des documents. La balance peut, au cours de l'histoire de la réception de l'œuvre, pencher tantôt vers l'un ou l'autre de ces pôles (comme cela a été le cas, rappelle Leona Toker, pour les livres de Primo Levi et de Varlam Chalamov): néanmoins, le lecteur qui les considèrerait uniquement comme des documents, ou uniquement comme des œuvres littéraires détachées de toute prétention à décrire le réel, passerait à côté de leur spécificité, à côté du mode de réception particulier qu'elles engagent. Il en va de même pour les factographies: leur singularité ne peut être comprise et elles ne peuvent faire entièrement sens en dehors de ce double effet, effet de document et effet de littérarité.

Néanmoins, ces œuvres présentent par rapport à la majorité des littératures factuelles une différence majeure: la représentation des faits n'y prend pas la forme d'un récit long, mais d'une compilation ou d'un montage. Cette particularité engage les factographies dans des problématiques bien différentes de celles qui sont généralement soulevées au sujet des œuvres factuelles. En France, la narratologie s'interroge sur d'éventuels critères qui permettraient de différencier les récits factuels des récits fictionnels; une seconde interrogation récurrente concerne la question de la littérarité de ces œuvres factuelles, le récit long constituant une forme répandue aussi bien dans le domaine littéraire qu'extra-littéraire. Les factographies semblent quant à elles évacuer ces deux problématiques, dans la mesure où elles abandonnent la forme dominante du récit pour lui préférer une logique du montage. Leur littérarité n'est donc pas uniquement tributaire d'une évaluation stylistique individuelle mais repose sur l'identification de certains principes formels stables. En choisissant de nommer ces œuvres des factographies, il s'agit garder à l'esprit la notion de «mode factographique», utilisée par Leona Toker pour décrire le mode de réception proposé par les œuvres de prose documentaire par opposition au mode de réception «par défaut» auquel nous a habitué le roman réaliste, tout en la déplaçant légèrement. Dans la composition même du mot, en effet, se manifeste la double nature de la série, tendue entre le «fait» et son «écriture» littéraire, entre «effet de document» et «effet de littérarité».


Des dispositifs d'interrogation


Si ces œuvres entretiennent toutes un rapport à la reprise – recopier les énoncés, ressasser les gestes et les discours quotidiens, rappeler ceux du passé – c'est pour mieux souligner la nécessité d'une relecture permanente des faits, que le dispositif factographique rend possible. Cette relecture, pourtant, ne s'accompagne pas nécessairement d'une analyse. Plus qu'une lisibilité, qui en approfondirait la signification, elle crée les conditions d'un renouvellement et d'une intensification du regard et de l'écoute. Le discours factuel peut être ainsi lu en fonction de sa valeur documentaire (description de la ville nouvelle par Ernaux, recherches dans les archives pour Reznikoff et Kluge, anecdotes authentiques mentionnées par Cohen, reprise de données chiffrées par Perec dans Récits d'Ellis Island) et sur un mode plus «littéraire», que rappellent les «effets de diction» mis en œuvre (versification, effet de liste, montages et fragmentation). Mais il peut également être lu comme la trame d'un «apprentissage» offert au lecteur afin d'exercer sa perception et son attention aux faits et aux discours. Pourtant, cette expérience ne prend jamais la forme d'un impératif pédagogique. Loin de la lourdeur du didactisme, les factographies ne font que suggérer une telle démarche, par le biais d'un dispositif littéraire qui repose sur le chevauchement de ces deux modes de lecture.

On peut dès lors soulever la question suivante: si le dispositif factographique se donne pour finalité un retour plus attentif et conscient aux faits, la lecture littéraire – la perception de l'œuvre en tant qu'œuvre – ne constituerait-elle finalement qu'un moment, provisoire et voué à être dépassé, de la lecture des faits? Il me semble au contraire que l'intérêt de ces dispositifs consiste à ne jamais privilégier un type de relecture au profit de l'autre. L'œuvre factographique joue de son statut d'objet multifonctionnel pour empêcher le regard de se figer en un point de vue, qu'il soit documentaire ou esthétique. Elle orchestre un va-et-vient entre deux modes de perception, et c'est précisément ce qui crée les conditions d'une attention renouvelée aux faits et aux discours. Si d'une part le contexte de l'œuvre permet une lenteur que la plupart des moyens d'information ou que les écritures factuelles non littéraires n'autorisent pas, le rappel incessant de la valeur documentaire de ces œuvres, d'autre part, interdit une posture de détachement, d'absorption pleine et entière dans la posture esthétique. Le retour au fait se place dès lors sous l'angle conjugué et instable du factuel et du littéraire: l'enjeu est toujours de mettre en relation ce que la lecture dévoile avec une expérience extra-littéraire. C'est une telle ouverture de la lecture à son dehors qu'engagent l'impératif de Reznikoff («Let all bitterness, and wrath, and anger, and clamour, and railing be put away from you with all malice»), ou les interrogations de Perec («Comment regarder?/comment comprendre?») qui font signe vers un rapport à autrui et au monde.

Pourquoi alors choisir l'œuvre littéraire comme cadre privilégié de mise en place de telles articulations? À bien des égards, le discours d'Annie Ernaux pourrait être rapproché de ceux de la sémiologie ou de la sociologie. Alexander Kluge et Georges Perec flirtent avec le discours historien, Tentative d'épuisement n'est pas éloigné de certaines perspectives anthropologiques, et Marcel Cohen met en scène des discours issus de l'ensemble des sciences humaines. Peut-être la réticence des factographes à l'égard de ces disciplines tient-elle à la valeur de généralité que porte en lui le discours de la science, si humaine soit-elle. Dans ces œuvres, au contraire, ils s'attachent à ne livrer que du particulier, sous forme de faits, de discours et d'individus. La littérature, comme langage du particulier, est aussi un discours qui récuse l'affirmation. Terre d'élection des langages et des savoirs «indirects», selon le mot de Roland Barthes dans sa conférence inaugurale au Collège de France, elle les fait «tourner» sans leur assigner de place fixe ou de position indiscutable[9]. Mais la littérature constitue aussi le meilleur moyen de replacer le sujet au centre du discours, quand bien même il s'agirait d'un discours neutralisé ou entièrement emprunté à d'autres. À la modestie de l'écriture factographique correspond également une place centrale de l'écrivain, défini ici comme celui qui, dans l'infinie pluralité des faits, sait déceler ceux qui méritent que l'on s'y arrête. Comme dans l'anecdote des deux poètes rapportée par Marcel Cohen, c'est à son discernement que l'on reconnaît sa valeur; son statut d'artiste tient non pas à sa capacité à recréer une réalité, mais à son pouvoir de renouveler notre regard sur les faits.

Les factographies peuvent ainsi s'analyser comme des dispositifs, dont la spécificité littéraire tient à ce qu'elles programment moins un parcours orienté par une progression interprétative prédéterminée qu'un processus de réception et un type d'activité. Elles commandent un mode de lecture reposant sur une logique de va-et-vient et sur la mise en place d'une série d'articulations, qui s'organisent selon une double perspective. Celle du rapport au texte, d'une part: en jouant du contexte que constitue l'œuvre littéraire et des attentes qu'elle crée, elles posent les jalons d'une activité interprétative foisonnante, laquelle dessine au sein des unités textuelles et entre celles-ci des liens constitués par un ensemble de significations potentielles. Celle du rapport au monde et à l'expérience d'autre part: en invitant à prêter attention aux faits et aux discours que nous ne savons ni voir ni entendre, les factographes créent les conditions chez le lecteur d'une réévaluation de ses perceptions et de ses connaissances, lesquelles excèdent largement le cadre de la lecture. Plus que dans une œuvre fictionnelle, le lecteur est ainsi invité à mettre en relation le discours de l'œuvre factuelle sur un sujet donné – les conversations de métro, le rôle des médias dans la société contemporaine, l'histoire des États-Unis, la place Saint-Sulpice – et les savoirs préalables qu'il a pu acquérir sur ce même sujet, que ce soit au cours de lectures antérieures ou par le biais de sa propre expérience.

Les factographies utilisent le contexte de l'œuvre littéraire afin de créer les conditions d'une attention soutenue, sur le mode de l'expérience esthétique, à certains faits habituellement occultés; mais elles affirment aussi constamment leur statut factuel et la nature documentaire des matériaux qu'elles mobilisent afin de contrebalancer cette lecture esthétique. Ces œuvres programment ainsi une hésitation et une interrogation liée à un paradoxe («est-ce une œuvre littéraire ou documentaire?») plutôt que de réelles modalités de résolution de ce paradoxe. Contrairement aux sciences humaines desquelles elles peuvent être rapprochées, elles n'apportent donc guère de réponses aux questions (historiques, anthropologiques, sociologiques, philosophiques, esthétiques) qu'elles posent. C'est bien une expérimentation et une mise en pratique des problèmes qu'une telle littérature vise, et non les conclusions de la science ou les définitions de la philosophie. La réponse que propose la littérature réside au contraire dans une mise en question, au moyen du dispositif lui-même.

Si le dispositif peut se penser comme réponse à un problème, il s'agit ici d'un problème qui excède le domaine de la représentation littéraire et des compétences interprétatives: «nous ne savons pas voir» - ni entendre. La réponse apportée par les factographies ne prend pas la forme d'un impératif, qui désignerait une bonne manière de percevoir les faits et les discours, mais davantage celle d'une interrogation perpétuelle du regard et de l'écoute. Les factographes sont d'ailleurs les premiers à souligner combien les discours sur le monde informent notre rapport à celui-ci. Le dispositif factographique aurait ainsi pour finalité une transformation de la perception, tâche que H. R. Jauss assigne déjà aux œuvres d'art:

[…] la fonction que l'art remplit dans ce processus permanent de totalisation ne peut manifester son originalité que si le rôle spécifique de la forme artistique est défini non plus comme simple mimesis mais comme dialectique, c'est-à-dire comme moyen de créer et de transformer la perception, ou – pour citer le jeune Marx – comme moyen privilégié de «formation de la sensibilité» (Bildung der Sinne)[10].


Marie-Jeanne Zenetti
Université Lyon 2


Pages de l'Atelier associées: Littératures factuelles, Photographie, Diction, Liste?, Montage?.


[1] «Die Faktographie ist also nicht das einzig sinnvolle Verfahren», H.M.Enzensberger, Hammerstein oder Der Eigensinn, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2008, p. 355.

[2] Cf. D. Fore, «The Operative Word in Soviet Factography», in October, Automne 2006, p.95-131.

[3] B. Buchloh, Essais historiques, I, Art moderne, trad. C. Gintz, Villeurbane, Art Édition, 1992, p. 97-98.

[4] Cf. L. Heller, «Le mirage du vrai: remarques sur la littérature factographique en Russie», in Le Parti pris du document: littérature, photographie, cinéma et architecture au XXe siècle, Communications, n°71, J.-F. Chevrier et P. Roussin (dir.), octobre 2001.

[5] «L'écriture est en somme, à sa manière, un satori: le satori (l'évènement Zen) est un séisme plus ou moins fort qui fait vaciller la connaissance, le sujet: il opère un vide de parole». R. Barthes, L'Empire des Signes, in Œuvres Complètes, III, Paris, Seuil, 2002 [1970], p.352.

[6] R. Barthes, La Préparation du roman I et II: cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), éd. N. Léger, Paris, Seuil/Imec, «Traces écrites», 2003, p. 159.

[7] À bien des égards, la notation apparaît ainsi chez Barthes comme l'équivalent verbal de la photographie. Contemporain de la rédaction de La Chambre claire, le cours porte en effet la trace des réflexions sur la photographie auxquelles Barthes se livre au même moment. À ce sujet, voir tout particulièrement la séance du 17 février 1979, ibid., p. 113 sq.

[8] Leona Toker, «Toward a Poetic of Documentary Prose – from the Perspective of Gulag Testimonies», in Poetics Today, Vol. 18, N°2, Eté 1997, p. 216. (Ma traduction).

[9] R. Barthes, «Leçon», in Œuvres Complètes, V, 1977-1980, éd. É.Marty, Paris, Seuil, 2002 [1978], p. 434 sq.

[10] H. R. Jauss, Pour une Esthétique de la réception, traduit de l'allemand par Claude Maillard, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1978 [1970], p. 43.



Marie-Jeanne Zenetti

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Octobre 2014 à 14h44.