Atelier



L'énonciation lyrique dans la tragédie du premier XVIIe siècle

par Aurélia Sort
(Versailles-Saint-Quentin en Yvelines)


Le présent essai est d'abord paru dans La Lettre et la scène : linguistique du texte de théâtre, Actes du Colloque de Dijon, textes réunis par .C. Despierres, H. Bismuth, M. Krazem et C. Narjoux, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon 2009 (pp. 137-148). Il est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de ses éditeurs.


Aurélia Sort est l'auteur de La Lyre tragique. Le discours pathétique sur la scène française (1634-1648) (Classiques Garnier, 2013), dont on peut lire sur Fabula l'introduction et la conclusion.


Dossiers Théâtre, Lyrisme.




L'énonciation lyrique dans la tragédie du premier XVIIe siècle

Depuis ses origines antiques, la tragédie est le lieu où se rejoignent deux modes, le dramatique et le lyrique. La gestion de l'équilibre entre ces deux modes est même souvent un critère de description de l'évolution historique du genre tragique. Mais si la définition du mode dramatique est relativement claire, celle du mode lyrique est beaucoup plus floue, et particulièrement pour des œuvres appartenant au xviie siècle, bien avant l'apparition de la triade romantique des genres littéraires. Or, pour établir une définition précise de ce que peut être un passage « lyrique » dans une tragédie, et donc un corpus de textes sur lesquels mener ensuite une étude formelle approfondie, les études génériques ne peuvent se passer des outils de la linguistique et de la pragmatique modernes, dans ce qu'elles apportent à l'analyse rhétorique de l'œuvre littéraire. En effet, alors que le genre de la poésie lyrique évolue, et que l'acception même du terme de « lyrisme » change en fonction des époques considérées, c'est une étude des actes de langage et du système d'énonciation qui permet de dégager des points communs et constants, dans l'usage qu'ils font du langage, entre certains passages de tragédie et la poésie lyrique du xviie siècle. La présente étude cherchera alors à montrer dans quelles bornes on peut définir la spécificité d'une énonciation lyrique dans la tragédie, à travers un corpus qui s'attache au premier xviie siècle, période particulièrement riche pour qui s'intéresse à la formation de la tragédie classique. Il s'agit donc ici de donner un exemple de la pertinence des outils de la linguistique de l'énonciation et de la pragmatique pour une étude qui cherche à conjuguer poétique des genres et histoire littéraire ; la linguistique permet ici de dégager un objet pour l'histoire des formes littéraires.[1]


Ma proposition est la suivante : l'énonciation lyrique se distingue du langage dramatique, à la fois par l'usage particulier qu'elle fait des actes de langages et par une communication figurée et ingénieuse qui rappelle le code de langage de la poésie lyrique de l'époque. Elle est, en quelque sorte, étrangère au langage dramatique pragmatiquement et sémantiquement. Dans ces deux cas, l'énonciation a alors une propension particulière à sortir de la communication dramatique, caractérisée par l'interlocution des personnages et la parole efficace, dirigée vers une action, pour insister sur une fonction avant tout poétique du langage. L'examen de ces deux perspectives amènera ensuite à considérer les conséquences que cette énonciation lyrique a sur la communication particulière au genre dramatique, entre la scène et la salle.


Une communication particulière : le code de langage ingénieux


Dans sa définition du langage dramatique, P. Larthomas[2] parle des « dangers de l'écriture », du risque que prend un dramaturge à parler comme les poètes : le spectateur n'est pas un lecteur, il n'a pas le temps de revenir sur ce qu'il a entendu pour en savourer le travail formel et tenter d'en percevoir toute la signification. Avant lui, D'Aubignac[3], La Mesnardière[4], entre autres théoriciens italiens et français des xvie et xviie siècles, épinglaient les prétentions poétiques de certains auteurs de théâtre, trop influencés par la mode contemporaine qui semait la poésie lyrique de pointes et de concetti, des traits d'esprit particulièrement complexes et ingénieux. Pour les théoriciens, user de ce genre d'écriture, c'était ne pas comprendre qu'il fallait faire parler les personnages avec vraisemblance, et qu'il n'était pas vraisemblable que dans le feu de l'action, et surtout dans le feu de la passion, on se livre à des jeux d'esprit fleuris et à de savantes antithèses. Tout cela exhibait trop le travail du poète, qui cherchait à plaire par une virtuosité contraire au style qu'on appelait « naïf », le style naturel.


Or, il est particulièrement intéressant de constater que c'est surtout dans le contexte amoureux que l'on trouve ce genre de jeu poétique dans la tragédie du premier xviie siècle. P. Larthomas critique, après d'autres, le vers fameux que Racine fait prononcer à Pyrrhus dans l'évocation de la naissance de son amour pour Andromaque, « Brûlé de plus de feux que je n'en allumai »[5], et cette critique porte sur le caractère éminemment écrit de la syllepse, qui oblige le spectateur à prendre un peu de recul pour comprendre la signification du vers. Du moins le spectateur moderne, car le public du xviie siècle est, lui, tout à fait accoutumé à ce genre de jeux verbaux, notamment en contexte amoureux ; c'est que le jeu entre le sens propre et le sens figuré, entre les différentes significations d'un mot, et avec les périphrases et les métaphores conventionnelles est, à l'époque, la matière obligée de la poésie amoureuse. De sorte que la langue poétique de l'amour est un langage codé, qu'il faut savoir parler et déchiffrer, et que les personnages de théâtre utilisent naturellement quand ils sont amoureux. Ce langage est d'ailleurs souvent qualifié comme la langue « des amants et des poètes ». Les personnages entrent alors dans un système de communication particulier, qui insiste sur la fonction poétique du langage, et qui se développe autour de figures ingénieuses autant que conventionnelles. C'est le cas de Marc Antoine, qui chez Mairet défend sa maîtresse Cléopâtre avec cette antithèse :

Les noires actions dont elle est diffamée,

La font bien moins aimable, et non pas moins aimée.[6]


Ou encore Antiochus, qui chez Corneille vient demander à Rodogune de choisir qui de lui ou de son frère jumeau devra l'épouser et régner :
               

Antiochus

C'est trop d'indignité que notre souveraine

De l'un de ses captifs tienne le nom de reine,

Notre amour s'en offense, et changeant cette loi,

Remet à notre Reine à nous choisir un Roi.


Les premiers vers de cette tendre tirade mettent en jeu un motif oxymorique bien connu de la poésie lyrique amoureuse depuis Pétrarque et même les élégiaques latins, un motif que le xviie siècle exploite régulièrement, celui du vainqueur vaincu, qui peut aussi prendre la forme du roi sujet de sa maîtresse. Quant à Hérode, chez Tristan l'Hermite, il décrit sa femme en des termes qui rappellent nettement la poésie néopétrarquiste :

Si le divin objet dont je suis idolâtre,

Passe pour un rocher, c'est un rocher d'albâtre,

Un écueil agréable, où l'on voit éclater

Tout ce que la Nature a fait pour me tenter.

Il n'est point de rubis vermeil comme sa bouche,

Qui mêle un esprit d'ambre à tout ce qu'elle touche,

Et l'éclat de ses yeux veut que mes sentiments

Les mettent pour le moins au rang des diamants.[7]

/p>

L'existence d'un code qu'on peut appeler « lyrique », du fait de son ascendance poétique[8], dans un contexte amoureux, permet alors tous les jeux avec le mécanisme de communication. Certains personnages utilisent ce code, d'autres non… Ce qui les conduit parfois à de certains malentendus : c'est le cas par exemple de Chrispe, qui chez Tristan ne comprend pas les déclarations amoureuses pleines d'énigmes de sa belle-mère Fauste[9], mais aussi, et de façon particulièrement significative, du dialogue entre Tarquin et Lucrèce, dans la Lucrèce de Du Ryer. Celui-ci s'atèle à un sujet historique tiré de la légende des origines de Rome, celui du viol de Lucrèce qui signe la fin de la royauté des Tarquins. Avant d'employer la force que l'on sait, Tarquin commence chez Du Ryer par tenter de séduire Lucrèce par le langage. Il emploie pour ce faire le code lyrique, et se sert notamment du motif du vainqueur vaincu, en demandant : « Que pourrait faire un Chef que l'on vient de défaire ? ».[10] C'est une façon fort courtoise et fort conventionnelle pour un chevalier, de mettre sa victoire ou son pouvoir militaire aux pieds de la dame qu'il aime et de déclarer son amour : celui qui est vainqueur sur le champ de Mars est vaincu immédiatement par Vénus. On pourrait penser aussi, au-delà du motif du vainqueur vaincu, que le séducteur joue sur les sens du mot « chef », qui peut encore désigner à l'époque la « tête », donc tout simplement la personne, et l'ensemble de sa phrase est à prendre au sens figuré, celui de la défaite d'amour. Mais de toute façon, Lucrèce fait une erreur de décodage et prend ces mots au sens propre, ce qui la conduit à craindre une défaite militaire de l'armée de Tarquin dans laquelle sert son mari, et donc à craindre la mort de son mari. C'est dans cette différence d'usage de codes linguistiques et dans ces malentendus entre les locuteurs que les personnages se constituent aussi, et dessinent leur caractère. Lucrèce la vertueuse pense constamment à son mari, ce qui lui fait prendre les mots de Tarquin au sens propre. Il s'agit ici entre les deux personnages d'une lutte entre la corruption et l'innocence, qui est rendue sensible dans l'usage de ces codes linguistiques différents, de systèmes de référence divergents, l'un fondé sur l'explicite, et l'autre sur l'implicite, le sous-entendu. Cette incompréhension entre les personnages se prolonge ensuite, lorsque Tarquin continue à employer ce code lyrique et le discours figuré :

    

Tarquin

Ne plaignez point un mal qui peut avoir de l'aide,

Et dont votre faveur peut être le remède.

Cette défaite est grande, et m'oblige aux soupirs,

Mais si vous le voulez elle aura ses plaisirs.

De ceux qui sont vaincus elle sera la gloire,

Et je l'estimerai bien plus qu'une victoire ;

Je serai de mes fers esclave ambitieux,

Et de mes seuls vainqueurs je me ferai des Dieux.


    

Lucrèce

Pardonnez-moi, seigneur, si mon âme égarée

Ne trouve point ici de réponse assurée.

Je tremble de l'effroi que vous m'avez donné,

Et tout paraît obscur à l'esprit étonné.


Au point que Tarquin devra se livrer lui-même ensuite à un décodage, à une traduction de ses propos :


S'il faut plus clairement vous rendre ici les armes
Cette aimable défaite est le coup de vos charmes.

C'est donc par l'usage du code lyrique et de toutes les possibilités de dissimulation fournies par celui-ci que les personnages de Fauste chez Tristan, et de Tarquin ici, se distinguent de leurs interlocuteurs[11]. Cette langue codée, qui connote la poésie lyrique, présuppose une compétence culturelle chez l'auditeur ; si Lucrèce, ou Chrispe, figures d'innocents, ne font pas preuve de cette compétence culturelle, parce qu'ils ne veulent pas entrer sur le terrain de la galanterie amoureuse, le spectateur, lui, doit avoir cette compétence pour goûter le quiproquo et les malentendus. Notons que ces jeux sur le style poétique des amants se retrouvent dans le roman contemporain ou un peu antérieur, qui pratique également beaucoup l'insertion de genre, dans la lignée de ce qu'on appelle le prosimètre pastoral.[12] Le spectateur du xviie siècle a donc une compétence générique et littéraire qui lui permet d'entendre le langage figuré de Tarquin et de Fauste, et d'apprécier le jeu avec ce code dans l'échange verbal mis en scène entre un innocent et un corrupteur[13]. C'est dire que le style poétique, les « contraintes stylistico-thématiques »[14] de cette langue lyrique permettent, parfois, un jeu proprement dramatique sur la communication et la constitution des personnages par leur langage.


La poésie offre donc à la tragédie un code de langage particulier, dans un contexte amoureux. Ce code de langage se distingue de l'interlocution directe et efficace traditionnelle dans le genre dramatique, du point de vue sémantique mais aussi, on va le voir, du point de vue de l'énonciation.


L'acte de langage pour lui-même


La poésie lyrique se caractérise en effet à toutes les époques par un système d'adresse fictive, plus que par l'expression d'un « je », comme cela a été maintes fois souligné. Ainsi, N. Dauvois, analysant les postures du « sujet lyrique » à la Renaissance, rappelle:

Ce qui caractérise la poésie lyrique, c'est donc moins une vocation épidictique ou expressive, ou une thématique, qu'un mode d'énonciation, une adresse lyrique susceptible de plusieurs modalités […] on a toujours un je adressé à un ou plusieurs tu, que le texte seul induit, définit, suscite.[15]

Le fait que le destinataire n'existe que dans le texte est évidemment très important pour ce qui est des textes dramatiques : c'est, dans les passages lyriques, par le discours que se constitue une fiction d'interlocution, une adresse fictive, à la manière de la poésie lyrique, alors que le genre dramatique est bien le lieu, normalement, de l'interlocution directe, du dialogue représenté. Or l'on retrouve parfaitement ce fonctionnement d'adresse propre à la poésie dans certains monologues ou des tirades qualifiés de « lyriques » au théâtre : le personnage se met à s'adresser à lui-même, à une entité, à un personnage hors de scène, et sort donc ainsi de l'interlocution et de la parole efficace. Cette sortie de l'interlocution dramatique est marquée par la figure de l'apostrophe, qui fonctionne comme un signe sur le théâtre, celui du passage à un moment poétiquement différent[16]. Soulignons au passage que cette sortie de l'interlocution est parfaitement perçue à l'époque ; l'apostrophe porte dans son étymologie grecque même un phénomène de « trope » communicationnel[17]. Le rhéteur latin Quintilien conserve cette caractéristique de la notion dans sa traduction latine d'aversio, et, à sa suite, les manuels de rhétorique du xviie siècle qui traitent de l'apostrophe insistent sur sa qualité de figure d'énonciation. R. Bary précise ainsi tout simplement que l'apostrophe « consiste à varier l'adresse du discours ».[18] Dans un contexte où l'on pense précisément le genre dramatique comme le lieu de la mise sur scène de ce qu'on appelle des « entreparleurs », ou des « personnes entreparlantes », l'apostrophe est donc bien vue comme une sortie de l'interlocution. Elle est du même coup, par excellence, un instrument du pathétique, une figure de passion, parfois désignée comme telle, comme dans ce passage de La Sophonisbe, où Lélie commente les fréquents changements d'adresse de Massinisse :


    

Massinisse

Bien donc, que de tout point mon destin s'accomplisse :

Tu le vois, mon ami[19], qu'avec tout mon pouvoir,

Il ne m'est pas permis seulement de la voir.

Ô Dieux ! Souffrirez-vous qu'une injuste puissance,

Règne sur vos enfants avec tant de licence ?

    

Lélie

Ce violent esprit s'échappe à tout moment,

Certes il est à plaindre en son aveuglement.[20]


Cette figure, l'apostrophe, est d'ailleurs parfaitement à la jonction du dramatique et du poétique : on dit d'elle qu'elle vient dramatiser la poésie par l'adresse virtuelle à un personnage absent ; on peut aussi retourner la proposition et considérer qu'elle vient poétiser le drame en dépassant le système de l'adresse à un interlocuteur présent. Dès lors, l'acte de langage contenu dans l'énoncé compte pour lui-même, il n'a plus de force illocutionnaire directe sur un autre personnage en scène. Le passage particulièrement poétique d'une tragédie est donc celui qui développe, pour lui-même, un acte de langage peu interactif, et qui est le plus souvent détaché de l'interlocution traditionnelle par un système d'adresse fictive.


De fait, il est des passages dans la tragédie qui ne valent que par ce qu'ils montrent qu'ils font. Les moments que l'on identifie traditionnellement comme lyriques ont en commun avec la poésie d'être de purs actes de langage non interactifs, comme la déploration, le regret, le soupir, la louange, etc. On trouve ainsi, dans la poésie lyrique et sa théorie, et dans la tragédie elle-même, des indices d'une conception « pragmatique » de ces passages poétiques et de l'autonomisation de l'acte de langage. Les traités de poétique du xvie siècle[21] et du xviie siècle[22] suggèrent l'identification même de certains genres poétiques par un acte de langage : le « regret », la « plainte », et dans une certaine mesure la « complainte » se définissent, autant sinon plus, par ce qu'ils disent et par l'attitude qu'ils supposent que par leurs aspects formels. De la même manière, sur la scène tragique, les personnages ou leurs compagnons désignent eux-mêmes une parole poétique par ce qu'elle « fait ». De véritables morceaux détachables sont ainsi qualifiés de « plainte », « louange », « soupir », parfois par un titre introduit par le dramaturge, souvent par les personnages eux-mêmes. Ce sont alors de véritables morceaux de poésie lyrique insérés dans le genre tragique. Les exemples de ce procédé de désignation sont nombreux à l'époque, et en particulier chez Mairet. Au dernier acte de La Sophonisbe, Massinisse, qui a fait porter du poison à Sophonisbe, découvre le corps sans vie de son épouse, et on assiste à cette succession de répliques:


Scipion

Allons-nous-en, Lélie ;

Puisque notre présence irrite sa folie,

Et que nous ne voyons ni fer ni poison sur lui,

Laissons-le par la plainte adoucir son ennui.

Ils rentrent.[23]


                           

Scène VIII

Plainte de Massinisse sur le corps de Sophonisbe

Miracle de beauté, Sophonisbe mon âme,…[24]


Scipion désigne donc à l'avance la forme de la scène suivante, ce morceau isolé et clos qu'est la plainte de Massinisse, par le terme « générique » de « plainte ». Or ce morceau peut sans conteste être qualifié de particulièrement poétique, c'est un moment d'énonciation lyrique dans lequel la fonction poétique et l'exhibition de l'acte de langage sont prépondérants[25]. On trouve ainsi dans les dialogues de cette époque de nombreux exemples de désignation de la parole lyrique par ce qu'elle fait, que ce soit la plainte, les soupirs, les pleurs, mais aussi la louange, et la célébration. C'est le cas dans cette tirade de Séleucus qui s'échappe en plaintes contre les exigences de sa mère :


Ô haines, ô fureurs dignes d'une mégère !

Ô femme, que je n'ose appeler encor mère !

Après que tes forfaits ont régné pleinement,

Ne saurais-tu souffrir qu'on règne innocemment ?

Quels attraits penses-tu qu'ait pour nous la Couronne,

S'il faut qu'un crime égal par ta main nous la donne,

Et de quelles horreurs nous doit-elle combler,
Si pour monter au Trône, il faut te ressembler ?[26]


Il s'agit bien là d'une apostrophe, puisque Séleucus est seul avec son frère Antiochus après le départ de Cléopâtre, et que le respect filial n'aurait sans doute permis en présence de sa mère ni de telles invectives, ni ce tutoiement, qui est la trace de la passion extrême, autant que d'un style élevé et poétique, opposé à la conversation ordinaire[27]. Séleucus commente lui-même cet égarement dans une réplique postérieure, en la qualifiant selon un acte de langage :


Je sais ce que je dois, mais dans cette contrainte,

Si je retiens mon bras, je laisse aller ma plainte.


En soulignant le fait qu'il ne fait que se plaindre et n'agit pas, Séleucus insiste sur l'acte de langage qui a caractérisé sa réplique précédente. Or, on l'a vu, outre le fait que la plainte est un genre poétique, l'insistance et l'accent mis sur l'acte de langage est bien un trait de la poésie lyrique antérieure et contemporaine, comme le rappelle N. Dauvois.[28] Il est donc tout à fait possible que, dans la tragédie, les passages caractérisés par un acte de langage sorti de l'interlocution dramatique soit sentis comme plus proprement poétiques.


Dès lors, il n'est pas surprenant que les passages caractérisés par un système d'énonciation lyrique soient aussi le lieu des plus grands jeux formels, et de la plus grande perfection de cette « langue des Dieux » qu'est la poésie. C'est significativement le procédé de la redondance qui caractérise cette sorte de passage, les rapprochant du fonctionnement du refrain et les éloignant de la communication directe et efficace du système dramatique. Dans un genre qui est globalement dominé par un système conversationnel fictif, il est des moments où les personnages et leur parole sortent de cette communication directe, et ces moments sont marqués par plusieurs indices formels et énonciatifs, dont le procédé de l'apostrophe fictive. De même que dans la poésie lyrique, l'acte de langage, destiné virtuellement, fait l'objet d'une exhibition devant le lecteur, destinataire ultime du poème. Il prend une valeur esthétique, dans une forme de gratuité, et exhibe alors sa fonction poétique. De sorte que ces passages d'énonciation lyrique peuvent donner l'impression, non seulement d'une double adresse, mais encore d'une double énonciation ; le travail formel, de même que le code lyrique selon les reproches des théoriciens contemporains, fait entendre, en quelque sorte, la voix du dramaturge, derrière la voix du personnage.


Ce phénomène de discours rapporté, ainsi que les principes de l'énonciation lyrique dégagés, s'incarnent de façon particulièrement nette dans une forme qui connaît, à l'époque qui m'intéresse, une véritable mode[29], celle des stances de théâtre. Les stances de tragédie peuvent en effet servir de confirmation au propos de cette étude : elles mettent le plus souvent en valeur un acte de langage dominant à la manière de la poésie lyrique de l'époque, que ce soit de façon explicite dans leur sein même, ou dans un commentaire ou un effet d'annonce. Elles utilisent systématiquement, en contexte amoureux, le code lyrique. Et enfin elles sont, par excellence, une sortie de l'interlocution : la langue des stances est la langue des dieux, la poésie – et d'ailleurs ce sont bien les stances qui sont utilisées pour faire parler les divinités dans les pièces qui les mettent en scène à cette époque – et il n'est pas pensable d'introduire des stances dans un dialogue, car on ne saurait répondre à des stances par des alexandrins. Elle sont une manière de parler autre, qui est propre à exprimer les passions, et qui pose des problèmes de vraisemblance.[30]


Dès lors, cette question des stances ouvre deux perspectives essentielles à la question de l'énonciation lyrique en général, dans la tragédie : la première est celle de l'évolution historique de cet effet de double énonciation induit par le mode lyrique, dans le contexte d'une recherche de plus en plus rigoureuse du vraisemblable aux dépens de la convention. Poser la question de cette façon, est déjà y répondre, en quelque sorte, puisque la disparition des stances après 1650 témoigne bien d'une tendance qui est celle de l'abandon de l'ornementation lyrique au profit du vraisemblable et de la motivation des actions et des paroles en scène. Si l'énonciation lyrique ne disparaît pas, les stances, et le code lyrique s'évanouissent progressivement dans la deuxième moitié du xviie siècle. C'est dire que les phénomènes décrits ici sont avant tout historiques. La deuxième perspective est, de façon synchronique cette fois, la question des conséquences de l'usage de ce système d'énonciation particulier sur la communication entre la scène et la salle, et non plus seulement entre les personnages ; l'énonciation lyrique introduit des modifications dans le système interne de dialogue sur scène, mais aussi dans le système externe de communication, entre la scène et la salle.


Conclusion : la question des effets


Les conséquences de cet usage du lyrisme sur scène, selon les deux aspects dégagés, sémantique et pragmatique, sont diverses. L'emploi d'un code de langage particulier suppose la réflexion et un certain recul du spectateur, qui en vient à apprécier les qualités poétiques du message, et non plus l'interaction entre les personnages et la conduite de l'intrigue pour lesquelles il devrait tout entier « s'intéresser », selon l'expression de l'époque. C'est ce qui fut critiqué dès le xviie siècle comme une « tentation de l'écriture » nuisant à l'émotion pure et simple et poussant le spectateur à utiliser ses facultés rationnelles quant il devrait tout entier se laisser porter par le spectacle et le pathétique. Mais d'un autre côté, et ces critiques justement le montrent bien, l'énonciation lyrique introduit un autre type de communication entre la scène et la salle : le discours des personnages acquiert ce qu'on peut appeler un fonctionnement lyrique, c'est-à-dire qu'il cherche à communiquer des passions directement, sans la représentation, mais par le discours seul, de même que la poésie lyrique.


Ainsi, l'analyse rejoint, après le détour linguistique nécessaire, la question de la poétique des genres, et des effets de chaque genre : le mode lyrique, dans la tragédie, ne réside pas seulement dans une écriture différente de celle du mode dramatique, dans un style, dans une métrique ou dans un vocabulaire distinct ; il met aussi en jeu un système d'énonciation différent, et des effets fondamentalement distincts du système de représentation dramatique caractérisé depuis Aristote par la mimésis. Ce n'est pas pour rien que l'attaque de l'abbé de Villars contre l'auteur de Bérénice l'accusait de n'avoir produit qu'un « tissu de madrigaux et d'élégies » ; il s'agissait tout bonnement de dénier à la pièce son appartenance au genre dramatique, par la manière de communiquer les passions par le discours et non par le spectacle et l'agencement de l'intrigue. Car si le mode dramatique est fondé sur ce mécanisme d'imitation, qui cherche à provoquer les passions du spectateur par la représentation des actions et l'agencement d'une intrigue, le mode lyrique instaure une communication directe des émotions entre la scène et la salle, entre le personnage et le spectateur. Son étude est alors fondamentale dans l'analyse de ce que peut être le « discours pathétique » dans la tragédie de l'époque, et offre un prolongement à cette question rhétorique dans le domaine de la poétique des genres.



Aurélia Sort (Université de Versailles Saint-Quentin), 2009


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en juin 2020.




Bibliographie :

François Hédelin d'AUBIGNAC, La Pratique du théâtre (1657), H. BABY éd., Paris, Champion, 2001.

René BARY, La Rhétorique françoise, Paris, le Petit 1659.

Bernard BRAY, « Art épistolaire et art poétique », in

Le Langage littéraire au xviie siècle : de la rhétorique à la littérature, Ch. Wentzlaff-Eggebert ed., Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1991, p. 119-133.

Guillaume COLLETET, L'Escole des Muses, Paris, L. Chamhoudry, 1652.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet lyrique à la Renaissance, Paris, PUF, 2000.

Alain GÉNETIOT, Les Genres lyriques mondains, Genève, Droz, 1990.

––– « Lyrisme galant et amour tragique chez Racine », in Cahiers de littérature française, IV, 2006, p. 21-41.

Gérard GENETTE, « Poétique et histoire », Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 13-20.

Francis GOYET, Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, Librairie générale française, 1990.

Marie-France HILGAR, La Mode des stances dans la tragédie française, 1610-1687, Paris, Nizet, 1974.

Catherine KERBRAT-ORRECHIONI, L'Énonciation, de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1999.

––– L'Implicite, Paris, Armand Colin, 1986.

Hippolyte-Jules Pilet de LA MESNARDIERE, La Poétique, Paris, A. De Sommaville, 1639.

Pierre LARTHOMAS, Le Langage dramatique, sa nature, ses procédés, Paris, A. Colin, 1972.

Jean-Marie PELOUS, Amour précieux, amour galant : Essai sur la représentation de l'amour dans la littérature et la société mondaine, Paris, Klincksieck, 1980.

Honoré d'URFÉ, L'Astrée (1607-1627), J. LAFOND ed., Paris, Gallimard, 1984.

Jean-Yves VIALLETON, Poésie dramatique et prose du monde : le comportement des personnages dans la tragédie en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2004.



[1] Voir l'appel de GENETTE 1972 : 13-20.

[2] LARTHOMAS 1972 : 355.

[3] D'AUBIGNAC (1657) 2001.

[4] LA MESNARDIERE 1639.

[5] Andromaque, I, 4.

[6] Le Marc-Antoine ou la Cléopâtre, IV, 1.

[7] La Marianne, I, 3.

[8] PELOUS 1980 et GÉNETIOT 1990, entre autres, ont ainsi montré le rôle de l'héritage pétrarquiste et courtois dans la formation d'un univers et d'une langue amoureuse au début du xviie siècle. A. Génetiot, dans un article récent sur Racine, détaille la topique de ce « code sérieux » de l'amour, qu'il réfère au « lyrisme galant » (GÉNETIOT 2006). Mais ce code est aussi présent avant l'essor de la galanterie, dans la tragédie humaniste notamment, et il faut insister sur son lien avec la poésie lyrique contemporaine.

[9] Tristan l'Hermite, La Mort de Chrispe, scènes III, 4 et III, 5.

[10] P. Du Ryer, Lucrèce, II, 4.

[11] Que ceux-ci ignorent véritablement le sens des propos de leurs séducteurs ou qu'ils feignent de ne pas comprendre : soit ils ignorent le code, soient ils le refusent, mais dans les deux cas ils ne le pratiquent pas.

[12] Voir par exemple l'Astrée, D'URFÉ 1984 : 309.

[13] Et le fait de bafouer la règle de qualité de la conversation, par une langue métaphorique, ajoute en plus à cette caractérisation par la fourberie, du fait que l'on n'est pas dans un contexte amoureux reconnu. Ce n'est que le parfait amant, dans le cadre d'une relation tolérée, qui a le droit d'utiliser cette langue métaphorique de l'amour.

[14] KERBRAT-ORRECHIONI 1999 : 20.

[15] DAUVOIS 2000 : 21.

[16] La connotation poétique de l'apostrophe a été soulignée plusieurs fois à propos d'écrits du xviie siècle ou du siècle suivant ; par exemple BRAY 1991 : 132-133.

[17] Selon l'expression de Kerbrat-Orecchioni 1986 : 131 et suivantes.

[18] Bary 1659 : 368.

[19] Massinisse s'adresse ici à Caliodore, également en scène, et non à Lélie.

[20] Mairet, La Sophonisbe, V, 3, 1564-1570.

[21] Voir le recueil qu'en donne GOYET 1990.

[22] Voir par exemple la typologie de COLLETET 1652.

[23] Au xviie siècle, cette didascalie signifie la sortie de scène.

[24] La Sophonisbe,V, 7-8 ; je souligne.

[25] D'ailleurs la tirade joue de façon très visible sur l'intertexte et la réécriture d'une pastorale de Mairet, La Silvanire, représentée dans une saison théâtrale précédente.

[26] Rodogune, II, 4.

[27] voir VIALLETON 2004 : deuxième partie, chapitre 4.

[28] DAUVOIS 2000 : 102-103.

[29] Selon le titre de HILGAR 1974.

[30] Voir par exemple les propos de d'Aubignac dans D'AUBIGNAC 2001 : 384.



Aurélia Sort

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 29 Juin 2020 à 9h45.