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L'empreinte des œuvres et le réseau des mémoires.

Qu'est-ce que la postérité ?


par Benjamin Hoffmann (The Ohio State University)


Dossier Postérité






L'empreinte des œuvres et le réseau des mémoires.
Qu'est-ce que la postérité ?


S'interroger sur la postérité revient à endosser le rôle d'Œdipe enquêtant sur la mort de Laïos: car nous sommes la postérité de ceux qui nous ont précédés. Étrange concept dont la définition nous conduit à nous tourner vers nous-mêmes plutôt qu'à faire un effort pour saisir les contours d'une abstraction. Nous qui sommes déjà le public de nos contemporains, nous sommes également celui auquel s'adresse l'intégralité de nos prédécesseurs. Nous: l'humanité entière, puisque l'acte consistant à publier une œuvre l'adresse à tous sans restriction, un auteur pouvant rêver d'un lectorat idéal sans avoir la capacité de s'adresser à lui exclusivement et tout un chacun ayant la liberté d'ouvrir n'importe quel ouvrage du passé. Bien sûr, nous qui sommes la postérité, nous mourrons à notre tour et d'autres après nous assumeront vis-à-vis de nos contemporains devenus leurs prédécesseurs la fonction d'évaluation et de remémoration des œuvres qui est actuellement la nôtre. Ainsi la postérité se recompose-t-elle à mesure qu'elle perd ses membres, à la manière d'un organisme dont les cellules se renouvellent tout au long de son existence. Et de même que la mémoire garantit une forme de permanence spirituelle permettant à chacun de se reconnaître dans celui qu'il était à diverses étapes de son évolution dans le temps, un principe de continuité similaire s'exerce dans la postérité qui transmet le souvenir des jugements prononcés par ses incarnations successives: la postérité se communique à elle-même l'opinion qu'elle a formée sur les productions littéraires, chaque génération nouvelle ne remettant pas en jeu l'évaluation globale des œuvres du passé. Au contraire, semblable aux régimes politiques dont la légitimité s'affermit à mesure que leurs origines disparaissent dans le temps, la prééminence symbolique des œuvres louées par la postérité s'accroît progressivement, de sorte qu'il devient difficile d'assurer si notre respect va d'abord à Cicéron et Molière ou à la tradition qui nous prescrit de les admirer.


À mesure que les années passent, la responsabilité de la postérité grandit, sa charge d'âmes s'alourdit, sa mémoire est assaillie de sollicitations nouvelles puisque d'autres candidats à la reconnaissance posthume lui transmettent les fruits de leurs travaux. Mais de quelle nature est cette mémoire dans laquelle les auteurs du passé prétendent s'inscrire sans que rien, «ni le fer, ni la flamme, ni la dent des années[1]» ne puisse les anéantir? Une œuvre qui passe à la postérité n'est pas seulement une œuvre dont les exemplaires matériels échappent à la destruction: il faut en outre que la parole de l'auteur décédé s'incarne dans l'esprit d'une personne bien vivante, en somme, il faut qu'elle soit vivifiée par la lecture pour qu'elle ne reste pas lettre morte. Si nous sommes, chacun de nous, une parcelle de la postérité, alors c'est d'un réseau de mémoires individuelles que les facultés mnésiques de cette dernière sont composées. Et au sein de chacune de ces mémoires individuelles, la place occupée par les auteurs du passé varie radicalement. Certains auteurs ont transmis le souvenir de leur œuvre à la quasi-totalité des hommes: qui ignore l'existence de Roméo et Juliette et de celui qui a donné vie à ce couple d'amants? Pourtant, alors que l'intime familiarité de certains spécialistes avec le corpus de Shakespeare s'étend au monde dans lequel celui-ci a rédigé son œuvre[2], d'autres individus ne connaissent de son théâtre que des répliques isolées et n'auront jamais entendu le titre de ses pièces les moins fréquemment représentées. Pourtant, le professeur de littérature anglaise à Harvard comme le lecteur occasionnel sont l'un et l'autre partie prenante de la postérité de Shakespeare et si ce dernier a définitivement échappé à l'oubli, il occupe diversement les mémoires individuelles. Par conséquent, une postérité ne peut être dite universelle que d'un point de vue statistique (le souvenir d'une œuvre se retrouve dans un vaste échantillon de la population mondiale) tandis que les individus pris séparément ne se remémorent jamais qu'une proportion variable de la production d'un auteur. Ainsi parlera-t-on d'empreinte mémorielle afin de désigner l'espace plus ou moins étendu qu'une œuvre littéraire occupe dans la mémoire d'un individu. Et pourvu que l'on change d'échelle et que l'on envisage abstraitement la mémoire de l'ensemble de la postérité, il apparaîtra que la place occupée par les grands auteurs du passé ne représente jamais qu'un très faible pourcentage de cette mémoire globale qui, à la manière d'un disque dur colossal, est occupée par un immense contingent de souvenirs étant donné que les écrivains sont loin d'avoir le monopole de la postérité, les artistes et les athlètes, les femmes politiques comme les hommes d'action, les généraux comme les scientifiques revendiquant eux aussi l'estime et l'attention rétrospective de cette dernière.


À l'inverse, il se peut qu'une œuvre n'ait pas de lecteurs actuels mais qu'elle n'en soit pas moins préservée dans une collection privée ou sur une plateforme numérique. On dira qu'elle attend d'être redécouverte par l'une des incarnations futures de la postérité: qui sait si on ne lui reconnaîtra pas des mérites, à elle qui se tient pour le moment au seuil de la destruction? Si son empreinte mémorielle est pour le moment minimale, réduite à l'esprit de quelques spécialistes, la potentialité de sa résurgence ne disparaît pas tant qu'il reste des hommes pour s'y intéresser. Publiées en 1792, aussitôt interdites par le gouvernement Girondin, puis rééditées huit ans plus tard sans susciter la moindre réaction, les Lettres écrites des rives de l'Ohio étaient de ces œuvres dont on serait tenté de dire qu'elles ne sont pas «passées à la postérité»[3]. Et pourtant, au terme d'une série de hasards et d'entreprises individuelles, les voici republiées pour la première fois depuis deux siècles. Certes, le souvenir de cette œuvre et de son auteur, Lezay-Marnésia, n'est encore partagé que par un nombre restreint d'individus. Mais la possibilité d'une empreinte mémorielle grandissante est désormais ouverte: combien d'œuvres oubliées ont fini par rejoindre le canon? Longtemps esseulées, les Lettres d'une péruvienne font désormais partie du trésor des Lumières. Il se peut toujours qu'en fonction de la recomposition progressive de la postérité, par d'insensibles changements, l'espace mémoriel occupé par un auteur s'accroisse progressivement. Et si les auteurs qui ont de longue date retenu l'attention de la postérité ont de meilleures chances de voir leur prééminence s'accroître davantage au fil du temps, il n'est jamais de position acquise qui ne puisse être érodée, renégociée, menacée, dès lors qu'on laisse à pareilles évolutions une durée suffisante pour se produire.


Enfin, au sein de la production d'un auteur, les incarnations successives de la postérité sont susceptibles de décerner la reconnaissance posthume à des œuvres distinctes. Le passage à la postérité de Voltaire est tributaire de textes qu'il ne considérait pas comme les illustrations majeures de son talent et nous qui admirons les Contes philosophiques, peut-être serons-nous remplacés par des spectateurs qui de nouveau applaudiront Zaïre. Ainsi, l'empreinte mémorielle laissée par une Œuvre peut-elle conserver la même extension tandis que les œuvres qui la composent sont susceptibles de recevoir au cours du temps une attention variée, la postérité accordant son estime à certaines d'entre elles tandis qu'elle en préfèrera d'autres lorsqu'elle se sera recomposée. Alors que l'expression «passer à la postérité» nous accoutume à penser la transmission des textes comme la rencontre fatidique entre une volonté et un obstacle (un auteur transmet son œuvre au tribunal de la postérité comme un voyageur s'arrête devant un précipice, ignorant s'il le franchira ou s'il disparaîtra sans retour dans ses profondeurs), il existe une infinité de positions intermédiaires entre les pôles de la célébration universelle et de l'oubli définitif, des positions intermédiaires qui jamais ne sont assurées d'immobilisme. En outre, alors que cette expression induit spontanément l'esprit à représenter la postérité comme une entité abstraite et indivise («la postérité»), il importe de souligner qu'elle est composée de la multitude des récepteurs actuels et potentiels d'une œuvre.


Ainsi est-il préférable d'abandonner la métaphore du passage pour ce qu'on appellera une métaphore informatique. Que l'on imagine la postérité comme la mise en relation de l'ensemble des capacités mnésiques de l'humanité. Prise globalement, cette mémoire est soumise à une constante variation de contenus étant donné que l'apparition et la disparition des mémoires associées au réseau modifient en permanence le stock des informations remémorées. Prise individuellement, chaque mémoire est diversement occupée par le souvenir d'une même œuvre comme l'a montré l'exemple des lecteurs de Shakespeare: la postérité d'un auteur s'avère composée de la moyenne des mémoires individuelles qui conservent le souvenir de son œuvre. Cette moyenne est en constante évolution en raison d'une pluralité de facteurs qui sont susceptibles d'intervenir pour graver au sein de mémoires supplémentaires le souvenir du travail d'un auteur: inscription d'une œuvre au programme d'une formation scolaire ou universitaire, réédition, transposition dans une autre forme artistique, sans oublier les événements politiques qui peuvent déterminer un intérêt renouvelé pour un texte[4]. D'autres facteurs peuvent jouer un rôle inverse: il se peut qu'un auteur se soit illustré dans une forme qui cesse de correspondre aux préférences esthétiques de la postérité (nous ne lisons plus guère les poèmes de plusieurs pages dont se délectait le lectorat du dix-neuvième siècle) ou bien celle-ci reproche à un écrivain certains de ses engagements politiques qui jettent l'opprobre ou le discrédit sur son œuvre.


En outre, la métaphore informatique conduit à une distinction supplémentaire qui s'applique également aux contenus remémorés par la postérité, celle entre fichiers sauvegardés et fichiers en cours de rédaction. En effet, la mémoire d'un ordinateur peut être occupée par des fichiers qui ne sont jamais consultés, ni modifiés, tandis qu'il existe des documents auxquels les utilisateurs reviennent en permanence pour leur ajouter de nouveaux signes ou retoucher le texte existant. Il en va de même pour les livres dont certains font l'objet d'une connaissance passive, notamment perpétuée par l'institution scolaire, et dont la persistance dans la mémoire collective ne génère néanmoins ni transpositions dans d'autres formes artistiques, ni réécritures, tandis que d'autres textes continuent à innerver les imaginations et à susciter de nouvelles œuvres qui, en même temps qu'elles se singularisent par rapport à leur hypotexte, apportent un témoignage supplémentaire de son existence. Par conséquent, dans ce réseau global des mémoires connectées, le souvenir des œuvres est à distinguer entre celles qui occupent une partie de l'espace mémoriel sans être réécrites et celles qui génèrent la multiplication de nouveaux textes.


Enfin, la métaphore informatique invite à des variations d'échelle qui déstabilisent davantage encore la représentation de la postérité comme un tribunal disposant uniquement de deux sentences: la couronne d'immortalité et la condamnation à l'oubli. En effet, il est possible d'imaginer une distinction entre les empreintes mémorielles d'un auteur à l'échelle de divers espaces géographiques (quelle est la postérité de Mauriac dans la région bordelaise par comparaison avec la Bretagne ?), à l'échelle nationale (quelle est l'empreinte mémorielle d'Akutagawa en Uruguay?) ou bien à l'échelle des communautés linguistiques (quelle est l'empreinte mémorielle de Dostoïevski dans la communauté italophone?). Ces changements d'échelle permettent de battre en brèche une fois pour toute la représentation du «grand écrivain passé à la postérité» étant donné qu'il n'existe pas de reconnaissance posthume dont l'intensité ne varie très largement en fonction des espaces comme des époques envisagés.


Quelles sont les conséquences de l'abandon de la métaphore du passage au profit de la métaphore informatique afin de penser la postérité? Pour les spécialistes de littérature, cette dernière est synonyme de responsabilité. Car ce sont eux qui jouent un rôle déterminant dans l'extension de l'empreinte mémorielle des auteurs du passé et eux encore qui, par la publication de leurs commentaires, peuvent réduire le souvenir d'une œuvre à n'occuper qu'un fragment dérisoire de l'espace mémoriel détenu en commun par les hommes. Ainsi importe-t-il à la fois de questionner les jugements transmis par les incarnations antérieures de la postérité au sujet des «écrivains majeurs» dont nous hésitons parfois à nous avouer que certaines de leurs œuvres nous paraissent ennuyeuses ou manquées, de même qu'il est nécessaire de partir en quête des auteurs dont l'empreinte mémorielle est minime sans qu'il en aille nécessairement d'un manque de mérite de leur part. Étant donné l'extrême abondance de la production littéraire actuelle, au sein de laquelle passent inaperçus une majorité de textes qui s'éclipsent réciproquement, la postérité de nos contemporains se prépare de passionnantes redécouvertes.


Quant aux écrivains, la métaphore informatique de la postérité est synonyme de libération. Car placé devant son œuvre, un auteur ne se demandera plus si elle passera ou non à la postérité et si, par conséquent, quelque chose de lui-même, de son monde intérieur et objectif sera communiqué aux générations futures mais, de manière beaucoup plus optimiste, quelle sera l'empreinte de son œuvre dans le réseau des mémoires à venir et de quelle manière elle variera au fil des métamorphoses successives de la postérité.



Benjamin Hoffmann, mars 2017
(The Ohio State University)
hoffmann.312@osu.edu



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[1] Ovide, Les Métamorphoses, Livre XV.

[2] Stephen Greenblatt, Will in the World, New York, Norton, 2004.

[3] Claude-François-Adrien de Lezay-Marnésia, Letters Written from the Banks of the Ohio, trad. Alan J. Singerman, University Park, Penn State University Press, 2017.

[4] Que l'on pense notamment à l'intérêt renouvelé pour le roman de Sinclair Lewis, It Can't Happen Here (1935), déclenché par la campagne de Donald Trump aux élections présidentielles des États-Unis. Une traduction française de ce texte a été rééditée en 2016 par La Différence sous le titre Impossible ici.



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Dernière mise à jour de cette page le 20 Mars 2017 à 17h07.