Atelier




Un effet d'enquête

Par Marie-Jeanne Zenetti (Université Lumière Lyon 2)


Cet article reprend le titre et certains développements d'une communication au colloque «Les formes de l'enquête», organisé à l'Université de Saint-Étienne par Danièle Méaux les 6-8 avril 2017. Le texte de la communication a été publié sous le titre «Paradigmes de l'enquête et enjeux épistémologiques dans la littérature contemporaine» dans D. Méaux (dir.), «Les formes de l'enquête», Revue des sciences humaines, n°334, avril-juin 2019. La dernière partie développe une réflexion consacrée aux «Angles morts de l'enquête» publiée pour sa part dans un dossier consacré à l'enquête de la revue En attendant Nadeau en juillet 2019. L'auteur remercie chaleureusement les responsables de ces publications d'autoriser leur reprise partielle dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.



Dossier: Enquête



Un effet d'enquête


L'inflation du mot «enquête» dans les discours artistiques contemporains s'accompagne d'une visibilité et d'une reconnaissance inédites des enquêtes artistiques et littéraires, à travers la promotion d'œuvres devenues des classiques, comme celle de W. G. Sebald, et l'attribution de diverses distinctions: prix Nobel décerné en 2014 à Patrick Modiano, en 2015 à Svetlana Alexiévitch, prix Médicis 2016 du roman à Ivan Jablonka pour Laëtitia. Un tel phénomène invite à interroger les pratiques et les discours de l'enquête en tant qu'ils participent de processus de légitimation et d'affirmation dans les champs littéraire et académique. Cet «effet d'enquête», objet de stratégies éditoriales (comme sous-titre à valeur générique ou à travers la création de collections dédiées) et de politiques culturelles (dans le cadre de résidences d'écriture[1]), s'accompagne d'un engouement théorique et critique. Après les travaux de Carlo Ginzburg sur le paradigme indiciaire[2], après ceux de Luc Boltanski et de Dominique Kalifa[3], après la large médiatisation offerte aux réflexions d'Ivan Jablonka[4], on assiste, ces derniers mois, à une multiplication des ouvrages consacrés à l'enquête dans les arts. Certains s'inscrivent dans une perspective interdisciplinaire, comme celui d'Aline Caillet, L'Art de l'enquête, ou le numéro de la Revue des Sciences Humaines consacré aux «Formes de l'enquête» coordonné par Danièle Méaux[5]. D'autres font le choix de s'intéresser à un seul art, qu'il s'agisse de littérature (Maxime Decout, Pouvoirs de l'imposture; Laurent Demanze, Un nouvel âge de l'enquête[6]) ou de photographie (Danièle Méaux, Enquêtes[7]).


Pourtant, cet «effet d'enquête» ne se limite pas à un effet de mode. Dans un article de 1968, Roland Barthes a développé une analyse restée célèbre à partir de certains détails sans fonction apparente des récits réalistes, dont il a montré qu'ils visent à produire, dans leur insignifiance même, un «effet de réel[8]». Dans les productions artistiques et littéraires contemporaines, la faim de réel[9] passe moins par l'attention au détail réaliste qui intéressait Barthes, et davantage par le recours aux matériaux documentaires[10] et aux procédures empruntées aux sciences sociales ou aux investigations journalistiques: entretien, observation participante, consultation d'archives, enquête de terrain. C'est en ce sens qu'on peut parler d'un «effet d'enquête». Recourir à l'enquête, en tant que pratique et en tant que mot, c'est affirmer un rapport de l'œuvre au réel, selon des modalités qui ne sont plus celles des romans réalistes et naturalistes du XIXe siècle. La recherche documentaire, essentielle par exemple au processus génétique du roman naturaliste, disparaissait du récit publié, là où elle est au premier plan de nombreux récits contemporains. C'est ce que Jean-François Chevrier et Philippe Roussin nomment le «parti pris du document[11]». Succédant aux réalismes historiques du XIXe siècle, dans lesquels le document apparaît d'abord comme une source destinée à nourrir le processus de création et à y être intégrée, il s'accompagne d'un «tournant factuel» de la production et des études littéraires[12] qui peut être rapproché plus largement d'un «tournant documentaire» déjà identifié et théorisé dans l'art contemporain[13].


Ce qui se joue dans cette reconfiguration, c'est une redéfinition et une problématisation du réalisme. Les réalismes contemporains ne se définissent pas uniquement par la question de la représentation (comment représenter le réel?), mais par une interrogation qu'on peut qualifier d'épistémologique et de méthodologique (par quelles démarches produit-on des énoncés capables de décrire le monde et de le donner à penser?). Ils interrogent la fabrique du réel, c'est-à-dire la manière dont certains discours investis en vérité, à commencer par les discours scientifiques et journalistiques, informent ce que nous appelons «le réel». La notion d'enquête, tantôt revendiquée, et tantôt mise à distance par les écrivains et les artistes, se voit ainsi mobilisée afin d'affirmer une position singulière des productions esthétiques, qui les définit par rapport au journalisme et aux sciences sociales, et parfois contre ces modes de production de savoir.


L'adjectif «documentaire», qu'il s'applique aux arts visuels, aux arts vivants ou à la littérature, suppose qu'on prenne en compte la dimension critique de ces réalismes contemporains[14] — critique des savoirs, des institutions qui les produisent, des procédures qui les construisent[15]. Penser le phénomène d'inflation de l'enquête depuis la littérature invite dès lors à interroger une telle ressaisie critique et la façon dont elle s'inscrit dans ce que Michel Foucault nomme «l'ordre du discours[16]». En mobilisant, en interrogeant et en pluralisant le «paradigme inquisitorial[17]» qui traverserait les discours des sciences sociales et journalistiques, écrivains et artistes mettent en lumière et en question les imaginaires de la scientificité et les hiérarchies qui s'établissent entre différentes manières de produire un discours «vrai», «scientifique» ou «informé» sur le monde.


I. Pluralisation du «paradigme inquisitorial»

C'est ce qu'illustre l'ouvrage de John D'Agata et Jim Fingal, Que faire de ce corps qui tombe[18], qui applique au récit non-fictionnel les modalités d'enquête du fact-cheking journalistique. En 2005, l'écrivain John D'Agata envoie pour publication à la revue The Believer un texte inspiré d'un fait divers: le suicide d'un adolescent qui s'est jeté, en 2002, du haut d'une tour de Las Vegas. L'éditeur du Believer demande alors à Jim Fingal de vérifier les faits rapportés par D'Agata: avec une minutie exacerbée, celui-ci examine chaque détail du récit, de la durée en secondes de la chute à la température extérieure qu'il faisait à Vegas ce jour-là. Dans le livre publié à partir de leurs échanges, le texte original est placé au centre de la page, entouré des commentaires croisés de l'auteur, du fact checker et de l'éditeur, dans un dispositif qui confronte visuellement enquête journalistique et investigation littéraire pour interroger les rapports distincts au «réel», au «vrai» et aux «faits» qu'elles engagent[19]. S'il s'agit pour les auteurs de faire entendre des voix divergentes et des conceptions concurrentes de la vérité[20], il s'agit aussi de mimer, sur un mode à la fois critique et ludique, une des procédures les plus courantes, quoique souvent invisibles, de régulation de la vérité journalistique, d'en interroger les limites et de réfléchir au contexte historique qui impose une telle pratique de vérification. Le «vrai» gît-il dans les détails, quelque ténus qu'ils soient? le vraisemblable peut-il être tenu pour plus vrai que l'authentique? à quel impératif de vérité l'auteur de non-fiction s'engage-t-il? que risque-t-il à livrer ses sources? Autant de questions auxquelles l'ouvrage se garde d'apporter une réponse univoque. Les auteurs choisissent plutôt d'exploiter l'espace offert par le livre pour exposer, sur le mode littéraire, des procédures d'administration de la vérité[21] qui excèdent très largement le domaine de la littérature, et qui interrogent l'époque contemporaine dans son rapport au storytelling[22], aux fake news et à la «post-vérité».


La pluralité dissensuelle des pratiques investigatrices et des rapports au «vrai» mis en scène dans un tel texte invite à pluraliser la notion d'enquête. Le mot, bien que souvent utilisé au singulier, ne recouvre pas des pratiques, ni même un imaginaire uniformes, mais des significations et des représentations distinctes — voire difficilement compatibles — selon qu'il s'agit d'enquête policière, sociologique ou journalistique, d'enquête de terrain ou d'enquête d'opinion. C'est ce que souligne Dominique Kalifa quand il met en garde contre l'unification du «paradigme inquisitorial»:

Le terme est en effet utilisé dans tant de procédures différentes — judiciaire, parlementaire, administrative, religieuse, littéraire, scientifique, journalistique — que son territoire apparaît incommensurable. De ses origines judiciaires, elle a contaminé un tel nombre de registres que la notion finit par devenir «attrape-tout». Le risque existe dès lors d'y voir une sorte de régime cognitif, de forme d'intelligibilité qui aurait quelque chose à voir avec la rationalité ou la modernité, un paradigme en quelque sorte, en rupture avec les approches de nature spéculative ou métaphysique incarnées par l'essai ou la méditation. Transcendant les frontières disciplinaires, oscillant du physique au moral, du monde naturel au monde social, il imposerait une forme d'être au monde, à la fois régime de savoir et régime de représentation[23].

Le détour par d'autres langues permet de prendre la mesure de cette polysémie: le mot «enquête» recouvre en français différentes acceptions, et favorise le brouillage entre différents domaines d'application du terme. L'allemand distingue ainsi nettement entre l'enquête judiciaire ou de police (Untersuchung, parfois Ermittlung), l'enquête journalistique (Nachforschungen, ou journalistische Recherche), l'enquête d'opinion (Meinungumfrage), et l'enquête de terrain (Feldstudie ou Feldforschung). En anglais, le terme investigation et le verbe investigate recouvrent un sens plus large, transversal: on peut ainsi parler de field investigation (enquête de terrain), de police investigation (enquête policière), de journalistic investigation (enquête journalistique). Mais le mot coexiste avec d'autres: survey (comme dans Field survey: enquête d'opinion) qui met l'accent sur la collecte de données, inquest, et surtout inquiry et enquiry. En anglais britannique, inquiry sert ainsi davantage à désigner une enquête officielle, par exemple une instruction (ce qui en fait un synonyme d'investigation), là où enquiry renvoie à l'acte d'interroger, partant à une recherche qui n'est pas destinée à se clore[24]. En espagnol, les mots investigación et investigar s'emploient dans un large panel de significations, mais s'appliquent aussi plus spécifiquement aux domaines policier et judiciaire, là où encuesta sert à désigner les procédures propres aux sciences sociales (encuesta de campo), au journalisme ou aux pratiques de sondage.


Ce que révèle une rapide analyse lexicographique comparée, c'est l'existence, dans plusieurs langues européennes, d'un double paradigme de l'enquête: deux ensembles d'acceptions du terme qu'on pourrait qualifier de «fermé» et d'«ouvert», dans lesquels l'enquête diffère autant dans sa finalité autant que le rapport au temps qu'elle engage. Dans le premier, l'enquête, associée à la résolution d'une énigme, vise à collecter des preuves, des indices ou des informations dans un but précis (démontrer la culpabilité ou l'innocence, par exemple). Dans le second, l'enquête s'apparente davantage à une recherche non déterminée par un objectif préalable et visant avant tout à progresser dans la compréhension d'un phénomène.


Dans Histoire de la littérature récente, Olivier Cadiot joue de ce double modèle pour disqualifier le premier type d'enquête au profit du second. Ce manuel truffé de bons et de moins bons conseils à destination des apprentis écrivains se présente également comme une enquête sur l'état actuel de la littérature et comme une réponse aux discours contradictoires qui se rejoignent pour en annoncer la fin. L'auteur, lassé des discours de déploration, choisit de mener l'enquête sur cette disparition annoncée, démarche qui pose d'emblée des questions de méthode:

Une enquête, c'est bien gentil, mais avec quelle méthode? Il y a des milliers de manières de mener la chose. Sur un crime, c'est coton déjà, mais sur une disparition. Où est passé le corps? Et puis surtout les techniques, les techniques d'enquête: à qui poser des questions, comment transcrire et étudier les réponses[25]?

Il envisage alors différents modèles, dont le premier est celui de l'enquête criminelle, qui consiste à résoudre une énigme à partir d'indices:

Dans presque tous les films, on voit quelqu'un — en train de résoudre une énigme — tapisser un grand mur de photos, d'articles découpés, de mots écrits à la hâte sur une page de carnet, de plans de ville avec des cercles rouges, d'organigrammes de sociétés secrètes. Il faut des grands murs. On peut tirer des traits avec des points d'interrogation pour mettre les coupables en réseau. Et puis souvent, c'est un artifice très courant dans les films, l'enquêteur trouve la solution dans un verset de la Bible, dans une comptine pour enfants ou sur une clé codée. Veillez à ne pas utiliser cette méthode dans les livres. C'est très artificiel[26].

À ce modèle jugé artificiel de l'enquête criminelle, Cadiot va en préférer un autre, celui défini par l'école des Annales:

J'suis des Annales, j'avais entendu quelqu'un dire ça. Un historien qui avait l'air d'avoir les pieds sur terre. Ça fait sérieux. Regardons les règles de cette école. L'histoire doit devenir une histoire problème qui questionne le passé et remet constamment en question ses propres postulats et méthodes afin de ne pas être en reste sur les autres sciences et sur l'histoire du monde. Bien. En voilà un beau projet.

Cette obligation implique de sortir l'histoire de son immobilisme académique en diversifiant et surtout en croisant ses sources, au-delà des seules références écrites traditionnelles. Excellent[27].

Avec malice, Cadiot joue de l'opportunisme qu'il y a, pour un écrivain, à revendiquer son lien aux sciences humaines et sociales. Faire l'enquêteur apparaît d'abord comme une posture: «ça fait sérieux», tout comme le recours à l'enquête d'opinion, les entretiens avec des spécialistes, les recherches sur internet et la compilation de données. Mais l'enquête lui sert aussi à déconstruire un imaginaire de la poésie qui la couperait du monde. «Fouiller» dans les endroits inaccessibles, renifler en mode «chasseur-cueilleur»: voilà un travail de poète. La poésie, si elle ne résout pas d'énigmes, ne fait pas autre chose que «chercher», sonder des «problèmes» non déterminés à l'avance, sur le modèle d'une enquête ouverte, qu'il oppose à la clôture de l'investigation policière. Cadiot fait ainsi un pied de nez à ceux qui opposent injonction au réel et poésie de recherche et retourne l'enquête contre les discours qui clament la fin des littératures d'expérimentation.


La référence à l'enquête, dans ce métadiscours, en remplace en effet une autre, elle aussi empruntée au vocabulaire scientifique: celle d'expérimentation. La métaphore de l'œuvre comme laboratoire, et de l'écriture comme expérimentation des possibles langagiers est typique du discours avant-gardiste, qui a longtemps été celui de Cadiot[28] et qui est ici considéré comme périmé, conformément au discours dominant, quoique discutable, d'épuisement du formalisme littéraire et de dépassement de la modernité. D'où le passage d'un paradigme fondé sur les sciences de la vie à un paradigme associé aux sciences humaines et sociales, de l'expérimentation in vitro à l'observation in vivo, qui se double d'une place nouvelle accordée au sujet observant. Celui-ci n'est plus le laborantin neutre, distancié et en position de maîtrise, observant de l'extérieur un processus qui se déroule hors de lui; il se trouve impliqué («l'enquêteur en prend plein la gueule[29]»), pris dans une «participation observante», au contact de ce que les sociologues ou les ethnologues nomment un «terrain», et qui implique la confrontation à la parole d'autrui, notamment sous la forme de l'entretien.


Les exemples de ce glissement de paradigme dans la littérature contemporaine sont nombreux, que le discours critique subsume sous différentes catégories («écritures de terrain», «fictions encyclopédiques», «narrations documentaires», «factographies», entre autres[30]) et qui ont donné lieu à des formes variées: journaux comme ceux d'Annie Ernaux arpentant l'hypermarché et les espaces de la ville nouvelle, comptes rendus d'explorations urbaines de Philippe Vasset ou de Jean Rolin; montages de propos rapportés à partir d'entretiens menés in situ, chez Sveltana Alexiévitch, Jean Hatzfeld, Olivia Rosenthal ou François Bon[31]. S'il s'agit toujours de prêter attention au langage, ce n'est plus en tant que matériau dont on teste les possibilités (c'était l'enjeu de la modernité) mais à travers l'examen minutieux des énoncés concrets proférés par autrui. Centrifuge, l'enquête documentaire démultiplie les sources, directes ou indirectes, orales ou écrites, aux archives ou sur internet[32]. Mais elle suppose aussi souvent une sortie de l'atelier, dans le cadre de pratiques qu'on a pu qualifier, après Paul Ardenne, de «contextuelles[33]», et qui supposent d'investir concrètement des espaces pensés comme autant de «terrains[34]», c'est-à-dire comme des lieux d'interactions entre un sujet observant et des sujets observés. Ainsi de P. Modiano et de W. G. Sebald s'extirpant des archives pour arpenter les lieux où les personnes sur lesquelles ils enquêtent ont inscrit leurs trajectoires[35], ou d'Éric Chauvier abandonnant l'habitacle clos de sa voiture pour aller à la rencontre d'une mendiante aperçue à un carrefour[36], dans le cadre d'une démarche consistant à se rendre sur place, à rencontrer les acteurs et à fréquenter les lieux en personne, démarche qui emprunte, autant qu'à l'ethnographie[37] et à la sociologie, à l'investigation journalistique.


Une telle démarche (interroger des sources, aller sur le terrain) peut également évoquer l'enquête criminelle. Les travaux de Luc Boltanski et de Dominique Kalifa ont ainsi mis en avant la proximité entre les modèles de l'enquête sociologique et de la littérature policière tels qu'ils se sont constitués historiquement[38], et qui, pour cette raison même, peuvent susciter la méfiance. Ainsi d'Ivan Jablonka dans Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus, qui définit d'emblée son enquête sur les traces de Mates et Idesa Jablonka comme «le contraire d'une enquête criminelle[39]», ou d'Annick Louis, qui, quand elle définit l'enquête comme levier post-disciplinaire, prend soin de préciser qu'elle ne la conçoit pas «sur le modèle policier, qui présuppose des traces dont la signification n'éclate que lorsque l'œil du détective les regarde et qui mènent vers une vérité[40]». Chez O. Cadiot, c'est le caractère artificiel de l'enquête criminelle qui en fait un contre-modèle[41]. Réduite à un exercice herméneutique et logique (déchiffrer des indices, trouver le coupable, dégager une chaîne de causalités de façon à produire un récit cohérent), elle vise une réponse simple et définitive: c'est le modèle «fermé», lié à la résolution d'une énigme. Du point de vue narratif, cette démarche correspond à la forme littéraire que Tzvetan Todorov a identifiée comme celle du roman policier à énigme, forme qu'il oppose au roman noir, plus proche du modèle d'enquête revendiqué par Cadiot[42]. Dans le roman noir, l'enquêteur interagit avec un environnement, et l'enquête ne se résume pas à l'élucidation d'une énigme: la résolution d'un mystère cède le pas à l'étude d'un milieu, dans le cadre d'une ambition moins interprétative que descriptive. Au-delà de la seule littérature policière, la plupart des écrivains contemporains qui ont recours à l'enquête documentaire privilégient eux aussi ce second modèle, qualifié plus haut d'«ouvert». C'est également le modèle d'enquête défendu par Aline Caillet, qui envisage l'artiste comme un «nouveau chercheur». Elle mobilise la théorie critique et le pragmatisme pour définir, à la suite de l'anthropologue Tim Ingold, un «art de l'enquête» fondé sur la pratique, qui emprunte en les critiquant les méthodes et les protocoles de la recherche en sciences sociales[43]. C'est aussi en se référant aux travaux de Tim Ingold que Mathilde Roussigné propose d'étudier les littératures de terrain contemporaines dans leur rapport au renouvellement de la notion de «terrain» en sciences sociales, renouvellement qu'elle inscrit dans un vaste changement de paradigme épistémologique marqué par le «tournant ontologique», par l'approche relationnelle et par une mise en valeur de la dimension sensible dans la production des savoirs[44].


Ce choix semble lié au fait que ces deux types d'enquête, ouvert et fermé, engagent des manières différentes de penser la production de connaissances. S'il s'agit, dans le premier modèle, de découvrir une vérité cachée, par le biais d'une enquête dont on évalue la réussite à son résultat, dans le second modèle, c'est davantage la justesse de la démarche ou de la méthode qui est prise en compte. Alors que dans le premier cas l'enquêteur résout l'énigme sans s'y impliquer (comme Sherlock Holmes ou Hercule Poirot), il est partie prenante du second modèle, et son travail doit penser et inclure sa présence. Alors que la première enquête s'achève dans la résolution de l'énigme, la seconde est souvent inachevée, et potentiellement illimitée.


Ces deux types d'enquête peuvent aussi être rattachés à des paradigmes distincts, qui ont pu être mobilisés, successivement ou simultanément, pour penser la production de connaissances sur l'homme. Si la logique du déchiffrement d'indices subtils, pensés comme autant de symptômes, a été mobilisée par Carlo Ginzburg pour penser un paradigme indiciaire structurant les sciences humaines[45], la logique d'investigation, d'exploration et d'observation participante à visée descriptive est davantage associée aux sciences sociales. Et ce n'est pas un hasard si Cadiot revendique une «histoire problème», selon le mot de Lucien Febvre, et une réflexivité qui a fortement marqué l'histoire des sciences sociales[46].


Il va de soi que ces imaginaires scientifiques ne correspondent pas à la réalité des pratiques scientifiques effectives. Ils privilégient dans chaque modèle des gestes et des représentations associés à un moment particulier de la démarche scientifique. Le paradigme indiciaire nécessite la recherche préalable de traces, parfois sur le terrain, mais c'est le geste second d'interprétation et de reliaison «à la table» qui est privilégié dans l'imaginaire associé aux sciences humaines. À l'inverse, l'enquête sociologique ou ethnographique suppose en amont la détermination d'un protocole, et en aval une interprétation des données permettant une montée en généralité, mais c'est le moment intermédiaire de collecte sur le terrain qui est mis en avant dans les représentations liées aux sciences sociales. Contestant le monopole des professionnels de la vérité, les écrivains investissent ainsi des rôles qui évoluent en fonction de l'imaginaire privilégié par une époque: à la figure de l'archiviste arpenteur mélancolique à la Sebald, clairement inscrite dans le modèle des sciences humaines tel qu'il dominait à la fin du xxe siècle, ont ainsi succédé, au début du xxie siècle, d'autres figures davantage investies dans le présent et sur le terrain: figures de l'écrivain reporter ou journaliste d'investigation comme S. Alexiévitch, R. Saviano, J. Rolin ou P. Vasset, de l'écrivaine observatrice nourrie de sciences sociales comme chez J. Sorman, A. Ernaux, O. Rosenthal.


Ce qui se dessine, à travers ces littératures d'enquête, c'est donc aussi la crise d'un modèle herméneutique, lié à la croyance en une positivité, en l'existence d'une vérité qui existerait indépendamment de la démarche qui la met au jour[47]. D'où le choix de Cadiot d'une histoire dans laquelle l'enquêteur réfléchit aux modèles de production de savoir à sa disposition et aux modalités par lesquelles l'écriture littéraire peut s'en emparer. D'où aussi cette tendance à privilégier les discours de savoir soucieux de décrire le monde plus que de l'interpréter, et à prendre en compte, de façon critique, la cohérence interne des démarches qu'ils mettent en œuvre.


II. Angles morts de l'enquête

Envisager une partie de la production artistique et littéraire comme relevant d'un geste «documentaire» implique de prendre en compte ces rapports souvent ambigus, et parfois polémiques, qu'elle entretient avec les discours investis en vérité, journalistiques ou scientifiques, ainsi qu'avec les imaginaires de la scientificité et de l'information. L'enquête, en tant que démarche épistémique, parce qu'elle se situe à la croisée des disciplines, ouvre pour Annick Louis la possibilité d'une «reconsidération de la position savante d'une discipline[48]».


Du point de vue du dialogue entre disciplines scientifiques et productions artistiques, elle apparaît comme un point de rencontre entre des pratiques discursives que distinguent par ailleurs leurs modalités de production, de circulation et d'évaluation[49]. Mais les discours esthétiques peuvent également servir à problématiser, voire à contester un «paradigme inquisitorial» souvent associé à une perspective réductrice sur les faits décrits. Les arts documentaires s'énoncent et s'inventent depuis les angles morts des enquêtes fondées en légitimité, rejoignant des réflexions épistémologiques qui traversent les sciences humaines et sociales, tout en les contestant parfois.


J'en prendrai pour exemple deux livres d'Annie Ernaux et de Philippe Vasset qui ont pour particularité de ne revendiquer ni l'un ni l'autre le terme d'enquête, même s'ils s'apparentent manifestement aux «écritures de terrain» qu'étudie Dominique Viart[50]. Pour rendre compte de son exploration des zones blanches figurant sur la carte IGN de Paris, Philippe Vasset préfère le mot de «quête»: «[a]u cours de cette quête», écrit-il, «j'espérais, comme les héros de mes livres d'enfant, mettre au jour le double fond qui manquait à mon monde[51].» Même lorsqu'il entreprend de «[s]'intéresser au contexte, d'interroger les gens, de consulter des rapports et des spécialistes, bref, d'écrire une sorte de documentaire[52]», le terme d'enquête demeure singulièrement absent. C'est peut-être qu'il l'associe, comme Annie Ernaux, à un certain systématisme. Les notes prises entre novembre 2012 et octobre 2013 lors de ses visites à l'hypermarché Auchan de Cergy, précise l'écrivaine, constituent «un relevé libre d'observations, de sensations»: «[p]as d'enquête ni d'exploration systématiques donc, mais un journal, forme qui correspond le plus à [s]on tempérament, porté à la capture impressionniste des choses, des gens, des atmosphères[53]


Le modèle factographique ainsi revendiqué contre la systématicité de l'enquête place le texte littéraire dans un face-à-face avec la démarche scientifique, dont il pointe les limites[54]. Philippe Vasset aspire à une «géographie parallèle, alternative, à rebours de la science officielle, forcément impersonnelle et réductrice[55]». Il s'agit aussi pour lui, comme pour Annie Ernaux, de contester les stéréotypes d'une anthropologie du quotidien inspirée de Marc Augé, «de rendre compte d'une pratique réelle de [la] fréquentation [des hypermarchés], loin des discours convenus et souvent teintés d'aversion que ces prétendus non-lieux suscitent et qui ne correspondent en rien à l'expérience [qu'elle] en [a][56]».


L'une et l'autre témoignent ainsi d'un refus de la montée en généralité, qui ferait servir les données collectées à un discours perçu comme surplombant. Cette posture de non-maîtrise est à interroger, et la modestie associée à ces démarches à relativiser:les récits d'enquête sont toujours signés du nom de leur auteur, et celui-ci n'est jamais à égalité avec ceux sur qui il enquête[57]. Il s'agit moins de revendiquer un égalitarisme lié à un défaut de compétences du géographe ou de l'ethnographe amateurs[58] que de revendiquer une légitimité à «parler sur» qui serait fondée non pas sur un savoir académique, mais sur l'expérience et la fréquentation prolongées des lieux décrits. D'où des stratégies posturales[59] qui refusent l'extériorité de l'observation, fut-elle «participante», pour revendiquer une participation observante (non théorisée en tant que telle), faisant ponctuellement glisser le récit vers l'écriture de soi. C'est parce qu'elle est une cliente de l'hypermarché qu'Annie Ernaux se sent légitime à écrire sur lui, comme Philippe Vasset revendique les zones blanches en tant que territoire et «double-fond» de son existence. Le refus de l'interprétation et de l'analyse échappe ainsi au fantasme de la donnée brute: s'il n'est pas de fait indépendant de l'observateur, il n'est pas non plus de terrain qui ne définisse celui qui prétend le décrire.


Cette dimension réflexive des récits d'enquête contemporains et des points de vue singuliers, toujours partiels et partiaux, depuis lesquels ils s'énoncent, croise l'histoire et l'épistémologie des sciences sociales[60], et notamment les travaux de Pierre Bourdieu sur la nécessité d'une pratique réflexive[61] dans laquelle le chercheur est amené à expliciter et à interroger ses rapports à son objet d'étude. Si les inquiétudes formulées en ouverture de la Misère du Monde semblent concerner, autant que les sciences sociales, de très nombreuses pratiques d'enquête artistiques et littéraires[62], on peut penser, en retour, que les réflexions quant aux méthodes ethnographiques et sociologiques d'enquête, aux techniques d'investigation, d'interrogation et de restitution des données collectées se mènent aussi bien dans les arts et les littératures documentaires que du côté des discours disciplinaires. Ainsi Véronique Montémont propose-t-elle d'interroger «la plus-value épistémologique de l'égo-histoire», dans les récits autobiographiques des historiens[63]. A partir des ouvrages de Martine Sonnet, Ivan Jablonka, Mona Ozouf et Philippe Artières, elle définit ces récits comme le lieu d'une «introspection scientifique» permettant de définir une recherche «exigeante, sensible, impliquée et incarnée[64]». Elle dégage notamment, chez ces historiens, un rapport au document d'archive, souvent reproduit in extenso, qu'elle distingue du «statut ancillaire» qui lui est habituellement dévolu dans les textes scientifiques.


Florent Coste propose quant à lui de rassembler sous le nom de «littérature d'investigation» des pratiques littéraires correspondant à des genres et des formes variés mais qui toutes «empruntent beaucoup à l'ethos, aux questionne­ments et aux méthodes de l'enquête ethnographique[65]»: faisant le pari que «la littérature pourrait apporter une contribution non négligeable à des investigations relevant d'abord des sciences sociales», il affirme qu'il «convient pour cela de forger des concepts poétiques non à partir de la théorie littéraire, mais à partir de l'épistémologie des sciences sociales[66]».


Ainsi interroger la notion de «terrain» et la place du sujet observant dans le cadre d'un texte littéraire ne revient pas, ou pas seulement, à tirer l'enquête vers «la tentation autobiographique[67]», mais à mettre en question, voire en crise, les modalités de production de certains savoirs «objectifs», ou considérés comme tels. En d'autres termes, les littératures documentaires nourrissent, même si elles le font de manière souvent indirecte, une réflexion d'ordre épistémologique concernant ce qu'il est possible ou non de connaître et d'observer d'un objet ou d'un terrain donné depuis un point de vue déterminé par des conditions matérielles d'existence. C'est en cela que ces littératures et pratiques artistiques rejoignent les réflexions beaucoup plus théoriques menées dans le domaine des épistémologies féministes sur la notion de «positionnement» ou «point de vue» (standpoint), qui émerge en 1983 avec la publication de l'article “The Feminist Standpoint” de la philosophe et politologue Nancy Hartsock[68], et que les travaux de Sandra Harding[69] et de Donna Haraway[70] ont contribué à diffuser largement dès la fin des années 1980. Les littératures de terrain, même si elles s'élaborent dans un cadre discursif a priori très éloigné des travaux de ces penseuses, rejoignent les théories des savoirs situés sur un certain nombre de points, parmi lesquels figurent le privilège épistémique accordé aux points de vue marginalisés, la place accordée à l'expérience quotidienne, le recours aux «expertises sauvages[71]», la mise en question de la légitimité à «parler sur» et à «parler pour», ou encore la critique des savoirs institutionnalisés et de la neutralité scientifique.


Philippe Vasset, dans Un livre blanc, interroge par exemple la légitimité qu'il y aurait, depuis sa position privilégiée, à mener un «documentaire engagé» sur les habitants misérables des zones blanches:

Me refusant à les surprendre [les habitants des zones blanches] dans leurs abris (peut-on imaginer intrusion plus violente: «Bonjour! Vous vivez là? Comme c'est curieux!»), je suis allé à la rencontre de ceux qui campaient en plein Paris. Malgré la méfiance que je leur inspirais (difficile de leur en vouloir: un type qui traîne à proximité des terrains vagues et cherche, mine de rien, à se renseigner sur les gens qui y habitent ne peut pas, selon toute vraisemblance, être autre chose qu'un flic, voire pire), Arthur, électricien polonais, et Ruslan, plombier bulgare, ont accepté de me raconter comment ils vivaient dans les recoins du quai d'Austerlitz […] Tous avaient la gentillesse de ne pas s'offusquer quand, au lieu de les interroger sur leur histoire, je leur posais des questions pratiques: organisaient-ils, la nuit, des tours de garde? Disposaient-ils de cachettes pour déposer des affaires et revenir les chercher plus tard? Lesquelles? Et comment défendaient-ils leur territoire[72]?

S'il renonce rapidement à ce projet d'enquête, c'est par impossibilité d'«agencer en argumentaire» les notes prises sur le terrain.

[M]es textes n'expliquaient rien, ne racontaient aucune histoire, et laissaient même transparaître par endroits une fascination difficile à assumer pour ces existences portées jusqu'à l'extrême public, ces patientes appropriations d'un coin de rue, d'un trottoir, et ces vies dissolues dans le mouvement et le passage. J'ai vite compris que jamais je n'arriverais à dénoncer quoi que ce soit, préférant la confusion à la clarté, m'y prélassant même, et retardant le plus possible le moment où il faudrait choisir mon camp et cesser d'être transparent, sans poids ni place[73].

L'abandon est ici justifié par la difficulté à se situer par rapport à l'objet décrit, dans une démarche réflexive qui met en regard la «fascination» ambiguë du narrateur pour les marges, son goût des «promenades» urbaines, son désir de demeurer «transparent», insituable, et la misère bien réelle, «odieuse et anachronique» des habitants des zones blanches, méthodiquement occultée par les pouvoirs publics. Après être allé à la rencontre des sans-abris parisiens, après les avoir interrogés, Vasset renonce à livrer une enquête de type ethnographique qu'il jugerait violente et illégitime.


Un tel projet littéraire s'inscrit pourtant dans une tradition contemporaine nourrie, fondée sur une pratique de la transcription des propos d'autrui, principalement des personnes considérées comme les plus vulnérables: pauvres, femmes battues, avortées clandestines, sans-emploi, «invisibles» et autres «anonymes». Elle s'accompagne de discours de légitimation valorisant le fait de «donner la parole» à celles et ceux dont la voix porterait le moins, et de tentatives de justification de la littérature qui passent par l'affirmation de son lien aux questions politiques et sociales les plus sensibles. Un exemple symptomatique et désormais canonique d'une telle démarche est l'ouvrage de William T. Vollmann, Poor people (2007), qui rassemble les réponses recueillies par l'auteur, à l'aide d'interprètes et contre rémunération, à la question «Pourquoi êtes-vous pauvres?», dans le cadre d'une «enquête» qui le mène du Mexique au Congo, des États-Unis, à l'Afghanistan, au Japon, en passant par le Yémen, l'Irak, la Thaïlande, la Chine, la Russie, la Colombie, ou le Kazakhstan[74]. En introduction, Vollmann revient sur son projet en se référant à Céline: «Les pauvres ne se demandent jamais, ou quasiment jamais, pourquoi ils doivent endurer tout ce qu'ils endurent. Ils se détestent les uns les autres, et en restent là[75].» La pauvreté, ainsi présentée comme liée à un défaut de sens, et possiblement de réflexivité des pauvres sur leur situation, légitimerait donc le rôle de l'artiste, de l'écrivain ou de l'intellectuel en tant qu'il serait apte à produire du sens là où celui-ci manque.


Il ne suffit pas de souligner la «tendance» actuelle que constitue la publication de tels ouvrages, intimement liée aux pratiques d'enquêtes et inscrite dans la tradition étasunienne du new journalism et de l'écriture de reportage. Ces investigations littéraires appellent aussi, et donnent parfois lieu à, une critique artistique et littéraire qui en interroge la légitimité et réfléchit aux apports réciproques des sciences sociales et des pratiques documentaires pour poser à nouveaux frais la question du «positionnement» en l'appliquant aux objets esthétiques. Prolongeant les analyses de Michele L. Hardesty[76], Philippe Roussin et Marc Pataut, dans un article de 2011, analysent ainsi sévèrement la position de Vollmann, qu'ils jugent contradictoire et intenable. Sous couvert de franchir les frontières géographiques, culturelles et sociales, son livre contribuerait surtout à mettre en scène une figure de l'Américain à l'étranger conforme à l'imaginaire contemporain de la politique extérieure étasunienne[77]. Le jugement de Roussin et Pataut insiste sur la manière ambiguë dont l'auteur de Poor People se situe par rapport à son objet d'enquête:

En lieu et place de […] réflexivité, on trouve chez Vollmann l'empathie spontanée alliée à une persistance de l'exotisme, ce qui fait toute la position contradictoire et intenable de celui qui parle dans ses livres[78].

Cette méfiance n'est pas sans rappeler la mise en garde formulée par Nathalie Piégay à l'égard des récits d'archives contemporains, dont un grand nombre font du document un usage «mélancolique, (et à certains égards romantique[79]». Ce rapport à l'archive, qui lui paraît dominant aujourd'hui, tend à la dépolitiser, la transformant en «lieu de mémoire» consensuel, selon la logique propre au régime d'historicité que François Hartog identifie sous le nom de présentisme[80].


«Exotisme», «romantisme», «mélancolie»: une telle critique littéraire et artistique se rend attentive aux angles morts de l'enquête, aux impensés qui nourrissent un rapport fétichisé à «l'Autre» que dénonçait déjà Hal Foster quand il analysait, en 1996, le «tournant ethnographique» de l'art contemporain[81]. Foster insiste ainsi sur une réflexivité indispensable à l'artiste «ethnographe» et sur la nécessité de «se garder de toute sur-identification à l'autre (par engagement, par exotisation du soi, etc.) pouvant compromettre cette altérité[82]». C'est une réflexion similaire qui amène Philippe Roussin et Marc Pataut à redéfinir le possible lien entre arts documentaires et sciences humaines, en tant qu'ils engagent une «parenté de position»:

[L]es sciences humaines ne sont pas et ne peuvent pas être un réservoir de savoir pour le photographe. Les considérer comme un savoir reviendrait à passer l'expérience du terrain par pertes et profits, ou à projeter sur elle un savoir qui occulterait ce que produit cette expérience. Le savoir, s'il y en a un, naît du terrain avec les données qu'il fournit, la manière dont elles se disposent et s'offrent au regard. Les sciences humaines sont, à la fois, un ensemble de données disponibles et, dans le temps de l'enquête, une parenté de position, mixte de participation et de distance. Le photoreporter a un savoir, une technique, un métier, et les applique indifféremment, quel que soit le terrain: le terrain disparaît, il est partout le même et perd toute spécificité (il compte moins que l'auteur, tel est le modèle Vollmann). L'enquête a peu de rapports avec la maîtrise technique, le savoir-faire, et la virtuosité du métier — elle est le contraire d'une démarche guidée par la logique médiatique de l'événement[83].

Je les rejoindrais en avançant que, si sciences sociales, arts documentaires et discours critiques sur l'art et la littérature peuvent se rejoindre et s'interroger mutuellement, c'est moins, me semble-t-il, dans le recours aux formes de l'enquête elles-mêmes, que dans une attention soutenue et inquiète aux angles morts auxquelles l'enquête ne peut échapper. Laurent Demanze voit dans l'époque contemporaine un renouveau de la «culture de l'enquête» du XIXe siècle et une démocratisation des savoirs, subvertissant les frontières disciplinaires et les spécialités[84]. Mais les écritures contemporaines sont aussi traversées par une conscience aiguë du risque que représente l'autorité liée aux pratiques d'enquête: celui de réduire, de nier, d'instrumentaliser l'altérité dont elles prétendent rendre compte. C'est précisément pour penser un tel risque, et comment l'écriture peut ménager un espace des points de vue permettant d'y échapper, que Bourdieu a recours au modèle littéraire. Citant les noms de Woolf, de Faulkner et de Joyce, il définit la forme adoptée dans la Misère du monde comme une tentative d'«abandonner le point de vue unique, central, dominant, bref quasi divin[85]». L'enquête, comme l'écriture, n'est donc jamais innocente. Tout point de vue conditionne à la fois la possibilité de voir certains aspects du réel, et l'impossibilité de saisir ce qui, depuis ce même point, échappe inévitablement. Il n'existe pas de positionnement, ni de méthodologie, permettant d'annuler l'angle mort inhérent à toute démarche d'observation. Mais écrire avec la conscience de ce qui reste invisible au sujet observant n'est pas la même chose que de l'occulter. Relativiser son point de vue, qu'il soit littéraire ou scientifique, en revendiquant les conditions matérielles depuis lesquelles l'enquête s'écrit, en reconnaissant sa dimension nécessairement partielle et partiale, ne relève pas d'une posture de modestie. Une telle réflexivité relève davantage du programme que Sandra Harding définit pour les sciences humaines: celui d'une objectivité forte (strong objectivity), consciente de son positionnement, qu'elle distingue de l'objectivité fondée sur l'illusion de neutralité et mobilisée pour disqualifier les savoirs marginaux[86].


Valorisées symboliquement (contrairement, par exemple, aux discours élaborés dans un cadre militant), mais peu investies en vérité par rapport aux discours journalistiques ou scientifiques[87], les pratiques artistiques appartiennent à leur manière à ce que Michel Foucault nomme la «tératologie du savoir[88]» et Donna Haraway «le grand terrain souterrain des savoirs assujettis[89]». Or, une des idées majeures développées par les épistémologies féministes consiste à dire que c'est depuis les marges du savoir qu'on peut critiquer le savoir. Les discours peu ou pas valorisés d'un point de vue scientifique peuvent permettre d'élaborer des épistémologies et des méthodologies parallèles, sauvages, qui interrogent les modalités de production et de circulation des savoirs institués.


L'«effet d'enquête» mérite ainsi d'être considéré comme un dispositif de légitimation qui participe d'une redistribution de l'autorité à décrire le monde; mais il interroge aussi l'autorité liée à tout discours de savoir. Une revendication du type «ce récit est une enquête» invite par conséquent à un réexamen des œuvres sous l'angle de la méthode et de la responsabilité: quels métadiscours légitiment la démarche d'enquête? comment évite-t-elle, ou non, d'ajouter aux dominations historiques une violence symbolique? que fait-elle des fantasmes que les méthodes scientifiques visent à tenir à distance et qui font retour quand on les évacue? comment évite-t-elle d'invisibiliser ou de travestir ce que l'auteur de l'enquête a intérêt à passer sous silence? De tels questionnements peuvent nourrir, pour peu qu'on y prête attention, les discours des sciences sociales et ceux de la critique littéraire et artistique: il n'est pas écrit qu'ils soient condamnés à reconduire l'occultation que les arts documentaires s'emploient à contester.



Marie-Jeanne Zenetti (juin 2019)

Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en août 2019.



Pages associées: Enquête, Factographies, Récit, Littératures factuelles, Fiction et savoirs, Discours scientifique, Roman policier


[1] Sur cette question, voir notamment les travaux de Carole Bisenius-Penin: C. Bisenius-Penin, «Entre création et médiation: les résidences d'écrivains et d'artistes», Culture et Musées, Actes Sud, 2018, 31, p.11-23; C. Bisenius-Penin, «L'écrivain en résidence», Figures de l'art - Revue d'études esthétiques, Mont-de-Marsan, Société de presse, 2015; C. Bisenius-Penin (dir.), «Résidence d'auteurs, création littéraire et médiations culturelles (1 et 2)», Questions de communication, série actes 24/2015 et 35/2016, Éditions universitaires de Lorraine. Voir également les travaux de Mathilde Roussigné, notamment: ««Pari, commande, restitution. Imaginaires et poétique des contre-parties résidentielles», communication au colloque Les occasions du livre. Pratiques, discours et imaginaires de la commande dans la littérature des XXe et XXIe siècles», organisé par Hélène Martinelli, Adrien Chassain et Maud Lecacheur, ENS Lyon, 7-8 juin 2019.

[2] Carlo Ginzburg, «De l'empreinte à la trace. Le paradigme indiciaire», dans Mythes, emblèmes, traces; morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989.

[3] Luc Boltanski, Énigmes et Complots. Une enquête à propos d'enquêtes, Paris, Gallimard, 2012 et Dominique Kalifa, «Enquête et culture de l'enquête» au XIXe siècle», Romantisme 3/2010, n° 149, p.3-23.

[4] Ivan Jablonka, L'Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014 et Laëtitia ou la Fin des hommes, Paris, Seuil, 2016.

[5] Aline Caillet, L'Art de l'enquête: savoirs pratiques et sciences sociales, Paris/Sestos an Giovanni, Mimésis, 2019; D. Méaux (dir.), «Les formes de l'enquête», Revue des sciences humaines, n° 334, avril-juin 2019.

[6] Maxime Decout, Pouvoirs de l'imposture, Paris, Minuit, 2018; Laurent Demanze, Un nouvel âge de l'enquête. Portraits de l'écrivain en enquêteur, Paris, José Corti, 2019.

[7] D. Méaux, Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire, Paris, Filigranes, 2019.

[8] Roland Barthes, «L'effet de réel» [1968], in Œuvres complètes, tome III, Paris, Seuil, 2002, p.32.

[9] David Shields, Reality Hunger: a Manifesto, New York, A. A. Knopf, 2010. Traduit en français sous le titre: Besoin de réel: un manifeste littéraire, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2016.

[10] Marie-Jeanne Zenetti, «L'effet de document»: diffractions d'un réalisme contemporain», in Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.), Un art documentaire: enjeux esthétiques, politiques et éthiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p.59-60.

[11] Jean-François Chevrier et Philippe Roussin (dir.), Communications, n° 71, «Le parti pris du document: littérature, photographie, cinéma et architecture au XXe siècle», et Communications n° 79, «Des Faits et des gestes. Le parti pris du document, 2: littérature, photographie, cinéma et architecture au XXe siècle», Seuil, octobre 2001 et juin 2006. En témoignent la variété des œuvres littéraires qui mettent en scène des documents, mais aussi un certain nombre d'ouvrages théoriques, par exemple: collectif Inculte, Devenirs du roman (vol. 2): écriture et matériaux, Paris, Inculte, 2014.

[12] Alison James, «After Fiction? Democratic Imagination in an Age of Facts», Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, n°6, 2013, p.26-37.

[13] A. Caillet et F. Pouillaude, «Introduction: l'hypothèse d'un art documentaire», in Un art documentaire, op. cit. Sur l'application possible de l'expression à la littérature contemporaine, voir: Marie-Jeanne Zenetti, «Littérature contemporaine: un "tournant documentaire"?», article en cours de publication issu d'une communication au colloque «Territoires de la non-fiction» organisé par Philippe Daros, Alexandre Gefen et Alexandre Prstojevic, Université Paris 3, 7-9 décembre 2017.

[14] Je rejoins en cela la position d'Aline Caillet dont l'ouvrage sur l'art de l'enquête s'attache à mettre en avant la «dimension proprement critique que cherchent à activer les pratiques artistiques quand elles se confrontent aux sciences sociales». Op. cit., p.12. Voir aussi: A. Caillet, Dispositifs critiques: le documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014 et A. Caillet et F. Pouillaude, Introduction: l'hypothèse d'un art documentaire», art. cit.

[15] Je m'intéresserai ici plus précisément aux rapports entre littérature et sciences humaines et sociales. Pour une réflexion sur la critique du journalisme par les écrivains contemporains, voir notamment: Émilie Brière, «Faits divers, faits littéraires. Le romancier contemporain devant les faits accomplis», <i>Études littéraires, Volume 40, Numéro 3, «Penser la littérature par la presse», 2009, p.157–171.

[16] Michel Foucault, L'Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971.

[17] L'expression est employée par Dominique Kalifa dans «Enquête et culture de l'enquête» au XIXe siècle», art. cit.

[18] John D'Agata et Jim Fingal, Que faire de ce corps qui tombe? [The Lifespan of a fact], trad. Henry Colomer, Bruxelles, Vies parallèles, 2015 [2012]. Je remercie Laure Limongi de m'avoir fait découvrir cet ouvrage.

[19] Pour une analyse détaillée de ce livre, je renvoie à l'article de Frédéric Claisse, «Fictions et non-fictions d'enquête: un modèle de saisie des mondes contemporains», COnTEXTES, n° 22, 2019, url: http://journals.openedition.org/contextes/7129, [consulté le 11 juillet 2019].

[20] Pour Frédéric Claisse, «D'Agata a conscience d'écrire pour un public particulier qui se satisfait d'un niveau de factualité faible, mais "suffisamment bon"». Cette définition du rapport réalité/fiction en termes d'adéquation à un objectif, dont les publics et les usages sont les seuls juges, rejoint l'approche du sociologue américain Howard S. Becker. Ce dernier adopte une position originale selon laquelle aucune «représentation sociale» (terme très large qui recouvre chez lui des genres et des pratiques aussi divers que l'enquête sociologique, le tableau statistique, le photojournalisme, le roman ou le théâtre) n'est intrinsèquement meilleure pour «parler de la société». Sachant que toute représentation de la réalité sociale est parfaite pour quelque chose, la question est de savoir «quelle est cette chose pour laquelle ce mode de représentation est bon». Ibid.; Howard S Becker, Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales, traduit de l'anglais par Christine Merllié-Young, Paris, La Découverte, 2009 [Telling About Society, 2007], p.32, cité par Frédéric Claisse, art. cit., note 27.

[21] Je renvoie ici au séminaire pluridisciplinaire de Fabienne Boissieras, «Administrer la vérité», Laboratoire Marges, Université Lyon III, 2017-2018, actes en cours de publication.

[22] Sur cette question, je renvoie au projet de recherche «Fiction littéraire contre storytelling» (2014-2016, Paris Sorbonne, CRLC/OBVIL) coordonné par Danièle Perrot-Corpet. Voir notamment: D. Perrot-Corpet (dir.), Comparatismes en Sorbonne, n° 7, «Fiction littéraire contre storytelling: formes, valeurs, pouvoirs du récit aujourd'hui», 2016, url: http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/FR/Page_revue_num.php?P1=7; D. Perrot-Corpet et J. Sarfati-Lanter, «Littérature contre storytelling avant l'ère néolibérale. Pour une autre histoire des engagements littéraires au XXe siècle», Raison publique, juin 2018, url: http://www.raison-publique.fr/article877.html; D. Perrot-Corpet et J. Sarfati Lanter, «Pratiques contre-narratives à l'ère du storytelling. Littérature, audiovisuel, performances», Actes du colloque international des 22-24 juin 2016, Université Paris-Sorbonne, Fabula, juin 2019, url: https://www.fabula.org/colloques/index.php?id=6029 [dernières consultations: 11 juillet 2019].

[23] Kalifa Dominique, «Enquête et culture de l'enquête» au XIXe siècle», art. cit.

[24] En anglais étasunien, inquiry et enquiry sont considérés comme équivalents, mais l'orthographe inquiry prévaut. Le terme est souvent considéré comme référant à un processus de recherche plus ouvert, par opposition à l'investigation, associée à une pluralité d'usage mais marquée par son origine judiciaire et policière. Je remercie Lily Robert-Foley et Cyril Vettorato pour les précisions qu'ils m'ont fournies quant à l'usage de ces termes. Pour une analyse détaillée des significations associées aux termes investigation et enquiry, voir A. Caillet, L'Art de l'enquête: Savoirs pratiques et sciences sociales, op. cit., p.23 sq.

[25] Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente. Tome I, Paris, P.O.L, 2016, p.42.

[26] Ibid., p.43.

[27] Ibid., p.43-44.

[28] Ce qu'exemplifient les deux numéros de la Revue de littérature générale, codirigée avec Pierre Alféri, et parus en 1995 et 1996 aux éditions P.O.L.

[29] Op. cit., p.34.

[30] Je renvoie ici respectivement aux travaux de Dominique Viart, Laurent Demanze, Lionel Ruffel, et Marie-Jeanne Zenetti. D. Viart, «Les littératures de terrain. Enquêtes et investigations en littérature française contemporaine», Repenser le réalisme, Cahier ReMix, n°07, 04/2018, Montréal: Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire; En ligne sur le site de l'Observatoire de l'imaginaire contemporain, url: http://oic.uqam.ca/fr/remix/les-litteratures-de-terrain-enquetes-et-investigations-en-litterature-francaise-contemporaine; [dernière consultation: 11 juillet 2019]; D. Viart et A. James (dir.), «Littératures de terrain», Fixxion, n° 18, juin 2019; L. Demanze, Les Fictions encyclopédiques, de Gustave Flaubert à Pierre Senges, Paris, José Corti, 2015; L. Ruffel, «Un réalisme contemporain, les narrations documentaires», in Littérature, n°166, «Usages du document en littérature», juin 2012, p.13-25; M.-J. Zenetti, Factographies: l'enregistrement littéraire à l'époque contemporaine, Classiques Garnier, 2014.

[31] Sur ces formes et les questions éthiques et politiques qu'elles soulèvent, voir notamment: Pauline Vachaud, Écrire la voix des autres: la responsabilité de la forme dans la littérature contemporaine, thèse de doctorat, sous la direction de Claude Coste, soutenue le 11 juin 2010 à l'Université Grenoble III.

[32] Le passage d'O. Cadiot sur les Annales reprend d'ailleurs très largement l'article de Wikipédia sur le sujet.

[33] David Ruffel, «Une littérature contextuelle», Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (dir.), «La littérature exposée», Littérature, n°160, Paris, 2010/4.

[34] Pour une perspective synthétique sur la notion de «terrain» en sciences sociales, voir Daniel Cefaï, L'Enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003.

[35] Patrick Modiano, Dora Bruder, Paris, Gallimard, 1997. W.G. Sebald, Les Émigrants: quatre récits illustrés [Die Ausgewanderten: vier langen Erzählungen], trad. P. Charbonneau, Arles, Actes Sud, 1999 [1992].

[36] Éric Chauvier, Anthropologie, Paris, Alia, 2006.

[37] Sur les rapports entre ethnologie, anthropologie et littérature, voir les travaux de Vincent Debaene, notamment L'Adieu au voyage: l'ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines», 2010 et V. Debaene, «Écritures tous terrains: anthropologues et écrivains», Critique, n°834, Novembre 2016. Voir également Éléonore Devevey, «Terrains d'entente. Anthropologues et écrivains dans la seconde moitié du XXe siècle», thèse de doctorat sous la direction de Vincent Debaene et de Laurent Demanze soutenue en 2017.

[38] Luc Boltanski, Énigmes et Complots. Une enquête à propos d'enquêtes, Paris, Gallimard, 2012; D. Kalifa, «Enquête et culture de l'enquête au XIXe siècle», art. cit. et D. Kalifa, «Policier, détective, reporter. Trois figures de l'enquêteur dans la France de 1900», Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 2004/1 (n° 22), p.15-28.

[39] I. Jablonka, Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus, Paris, Seuil, 2012, p.11.

[40] Annick Louis, «Ce que l'enquête fait aux études littéraires: à propos de l'interdisciplinarité», Fabula / Les colloques, «Littérature et histoire en débats», url: http://www.fabula.org/colloques/document2097.php, [consulté le 11 juillet 2019].

[41] Il rejoint là la défiance formulée par Luc Boltanski à l'égard d'une enquête destinée à passer le «monde» au filtre d'une «réalité» instituée comme telle, au risque de réduire la singularité des phénomènes. L. Boltanski, Énigmes et Complots, op. cit.

[42] Tzvetan Todorov, «Typologie du roman policier», in Poétique de la prose, Paris, Éditions du Seuil, 1971.

[43] A. Caillet, L'Art de l'enquête: savoirs pratiques et sciences sociales, op. cit.

[44] M. Roussigné, «Le terrain: une affaire de discipline? Généalogie d'une pratique et confluences indisciplinaires», in D. Viart et A. James (dir.), «Littératures de terrain», Fixxion, n° 18, juin 2019, url: http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx18.01/1315, [consulté le 10 juillet 2019].

[45] C. Ginzburg, «De l'empreinte à la trace. Le paradigme indiciaire» in Mythes, emblèmes, traces; morphologie et histoire, op. cit.

[46] Notamment à travers les travaux de Pierre Bourdieu (Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d'agir, 2001) et de Pierre Nora (Essais d'ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987).

[47] C'est l'idée que développe Frédéric Claisse dans son article consacré aux «Fictions et non-fictions d'enquête»: revenant en introduction sur le Cercle des Douze du romancier argentin Pablo de Santis, il présente ce récit comme une réponse à la fin du «monde des détectives», des énigmes qu'on résout et des «criminels ordonnés». C'est le monde dont rendent compte les récits de Gaston Leroux ou de Maurice Leblanc, auxquels Pablo de Santis multiplie les clins d'œil: «ces histoires, et le monde dans lequel elles prenaient sens, sont désormais révolus. Ne reste que l'illusion de maîtrise de l'enquêteur perpétrant lui-même le crime qu'il doit résoudre». Frédéric Claisse, Fictions et non-fictions d'enquêtes», art. cit.

[48] A. Louis, art. cit.

[49] À l'inverse de ce que semble affirmer Ivan Jablonka, l'histoire n'est pas, de ce point de vue, une «littérature contemporaine»: si l'historiographie et la littérature se rejoignent souvent dans leurs objets, leurs méthodes, leurs pratiques, et parfois dans leurs objectifs, elles constituent néanmoins des types de discours distincts en vertu de leurs modalités de production, de circulation et d'évaluation. I. Jablonka, L'Histoire est une littérature contemporaine, Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014.

[50] D. Viart, «Les littératures de terrain: dispositifs d'investigation en littérature française contemporaine (de 1980 à nos jours)», conférence dans le cadre du séminaire collectif du CRAL, «Art et littérature: l'esthétique en question», 7 décembre 2015, en ligne. URL: https://www.youtube.com/watch?v=t4HNL-lG_SU [consulté le 11 juillet 2019]. Voir aussi: D. Viart, «Les littératures de terrain. Enquêtes et investigations en littérature française contemporaine», art. cit. et D. Viart et A. James (dir.), «Littératures de terrain», Fixxion, n° 18, juin 2019.

[51] Philippe Vasset, Un livre blanc , Paris, Fayard, 2007, p.10.

[52] Ibid., p.25.

[53] Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Paris, Seuil, 2014, p.15-16.

[54] Le projet littéraire se distingue ainsi de l'enquête scientifique par sa méthode et sa temporalité. De la démarche ethnographique, Annie Ernaux ne retient que l'écriture au présent du journal de terrain. Le récit rétrospectif de Philippe Vasset évacue lui aussi le protocole décidé en amont et l'analyse produite a posteriori pour s'attacher aux accidents et aux réorientations successives d'un projet sans définition préalable, suivant une trajectoire erratique et flâneuse qui manifeste autant une volonté de ne rien figer de la réalité observée qu'un refus assumé de méthode.

[55] Op. cit., p.35-36. Sa rencontre avec des géographes professionnels l'amène toutefois à nuancer cet a priori.

[56] Annie Ernaux, op. cit., p.12-13.

[57] Pour une analyse détaillée des enjeux de pouvoir liés aux pratiques littéraires de terrain, voir notamment M. Roussigné, «Le terrain: une affaire de discipline? Généalogie d'une pratique et confluences indisciplinaires», art. cit.

[58] Sur la notion d'amateur en littérature, voir notamment Adrien Chassain, «Roland Barthes: Les pratiques et les valeurs de l'amateur»», Fabula-LhT, n° 15, «"Vertus passives": une anthropologie à contretemps», octobre 2015, url: http://www.fabula.org/lht/15/chassain.html, [consulté le 11 juillet 2019] et Laurent Demanze, «Pratiques de l'amateur», in Un nouvel âge de l'enquête, op. cit., p.163 sq.

[59] Sur la notion de posture, voir les travaux de Jérôme Meizoz, et notamment Postures littéraires. Mises en scène modernes de l'auteur, Genève, Slatkine, 2007; La Fabrique des singularités: postures littéraires II, Genève, Slatkine, 2011 et La Littérature «en personne». Scène médiatique et formes d'incarnation, Genève, Slatkine, 2016.

[60] Pour Aline Caillet, les »savoirs pratiques» constitués par les formes artistiques de l'enquête transforment le paysage académique, en interrogeant le cloisonnement disciplinaire, la division entre sciences humaines et sciences sociales, ainsi que le partage entre recherche scientifique et pratiques artistiques. A. Caillet, L'Art de l'enquête: savoirs pratiques et sciences sociales, op. cit., p.181-182.

[61] P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984; P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d'agir, 2001; P. Bourdieu et L. Wacquant, Réponses, Paris, Seuil, 1992.

[62] P. Bourdieu, «Au lecteur», dans La Misère du monde, P. Bourdieu (dir.), Paris, Seuil, 1993.

[63] Véronique Montémont, «Historiens de soi», in D. Méaux (dir.), «Les formes de l'enquête», Revue des sciences humaines, n° 334, avril-juin 2019.

[64] Ibid.

[65] Florent Coste, «Propositions pour une littérature d'investigation», Journal Des Anthropologues, n°148-149, 2017, p.43-62.

[66] Ibid.

[67] L'expression, empruntée à Philippe Gasparini dans La Tentation autobiographique (Paris, Seuil, 2013) est utilisée par Véronique Montémont dans «Historiens de soi», art. cit.

[68] Nancy Hartsock, «The Feminist Standpoint: Developing the Ground of a Specifically Feminist Historical Materialism», in S. Harding S. & M.B. Hintikka (dir.), Discovering Reality.Synthese Library, vol. 161, Springer, Dordrecht, 1983, p.283-310.

[69] Sandra Harding (dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader, NY, Routledge, 2003 et S. Harding, Whose science? Whose knowledge? Thinking from Women's Lives, Ithaca, NY, Cornel University Press, 1991.

[70] D. Haraway, «Savoirs situés: la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle» [1988], dans Manifeste cyborg et autres essais: Sciences – Fictions – Féminismes, Paris, Exils éditeur, 2007.

[71] Elsa Dorlin, «Epistémologies féministes», in Sexe, genre et sexualités: introduction aux philosophies féministes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Philosophies», 2008, p.9 sq.

[72] Philippe Vasset, Un livre blanc, Paris, Fayard, 2007, p.23-24.

[73] Ibid., p.24-25.

[74] William T. Vollmann, Poor People , New York, CCC (HarperCollins), 2007. Traduction: William T. Vollmann, Pourquoi êtes-vous pauvres?, traduction Claro, Arles, Actes Sud, 2010.

[75] Ibid., p.17.

[76] Michele L. Hardesty, «Looking for the good fight: William T. Vollmann's An Afghanistan Picture Show», Boundary 2, vol. 36, n° 2, 2009, p.99-124.

[77] Marc Pataut et Philippe Roussin, «Photographie, art documentaire», Tracés. Revue de Sciences humaines, 11, 2011, URL: http://journals.openedition.org/traces/5253, [consulté le 11 juillet 2019].

[78] Ibid.

[79] Nathalie Piégay-Gros, «Récits d'archives», Écrire l'histoire, n°13-14, 2014, p.83.

[80] François Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003.

[81] Hal Foster, «L'artiste comme ethnographe ou la ‘fin de l'histoire' signifie-telle le retour de l'anthropologie?», Face à l'histoire, 1933-1996, Paris, Editions du centre Pompidou, 1996, p.498-505; repris sous le titre «Portrait de l'artiste en ethnographe», in Le Retour du réel. Situation actuelle de l'avant-garde [The Return of the Real], Bruxelles, La Lettre Volée, 2005 [1996], p.213 sq.

[82] H. Foster, Le Retour du réel, op. cit., p. 246.

[83] M. Pataut et P. Roussin, art. cit.

[84] L. Demanze, Un nouvel âge de l'enquête. Portraits de l'écrivain en enquêteur, op. cit. L'expression culture de l'enquête» renvoie aux travaux de Dominique Kalifa précédemment cités.

[85] P. Bourdieu, «L'espace des points de vue», dans La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p.9-11.

[86] S. Harding, «"Strong Objectivity": A Response to the New Objectivity Question», Synthese, Vol. 104, n°3, Feminism and Science (Sep., 1995), p.331-349.

[87] C'est une des raisons qui expliquent le dédoublement des pratiques d'écriture ethnographique sous la forme du «supplément au voyage» étudié par Vincent Debaene dans L'Adieu au voyage: l'ethnologie française entre science et littérature, op. cit.

[88] «[À] l'intérieur de ses limites, chaque discipline reconnaît des propositions vraies et fausses; mais elle repousse, de l'autre côté de ses marges, toute une tératologie du savoir. L'extérieur d'une science est plus et moins peuplé qu'on ne le croit: bien sûr, il y a l'expérience immédiate, les thèmes imaginaires qui portent et reconduisent sans cesse des croyances sans mémoire; mais peut-être n'y a-t-il pas d'erreurs au sens strict, car l'erreur ne peut surgir et être décidée qu'à l'intérieur d'une pratique définie; en revanche, des monstres rodent dont la forme change avec l'histoire du savoir.» M. Foucault, L'Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971, p.35.

[89] D. Haraway, «Savoirs situés...», art. cit., p.118-119.



Marie-Jeanne Zenetti

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Dernière mise à jour de cette page le 22 Août 2019 à 15h09.