Atelier



Du témoignage littéraire au roman historique: régimes de fiction et relation littéraire

par Alain Trouvé
(Université de Reims)


Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur.


Dossiers Témoignage, Fiction.





Du témoignage littéraire au roman historique : régimes de fiction et relation littéraire

Réflexions sur Exterminations et littérature. Les témoignages inconcevables

de François Rastier (PUF, 2019).



«[L]a pensée rationnelle distingue pour articuler[1]»; «le principe de la pensée philosophique —et déjà de la dialectique selon Platon— consiste à distinguer pour articuler[2]». L'idée est récurrente sous la plume de François Rastier; elle nous paraît la condition absolue pour soustraire l'échange intellectuelau malentendu et à la confusion. Dans ce qui suit, nous voudrions en proposer un prolongement en partant de son dernier livre, Exterminations et littérature, dont la puissance troublante invite à repenser les catégories de la théorie littéraire.

Ce livre oppose les «témoignages inconcevables» des rescapés des camps de concentration aux fictions historiques qui, par le roman, prétendent dire mieux l'histoire de cet événement majeur du vingtième siècle. La force du témoignage authentique lorsqu'il s'accompagne d'une qualité intrinsèque d'écriture amène à accorder une valeur littéraire à des textes qui s'attachent à dire le réel sans le détour de la fiction romanesque, au nom d'un impératif éthique reliant les survivants aux disparus et à la communauté humaine. L'enjeu de cette réflexion est de réviser la dissociation longtemps tenue pour acquise entre esthétique et éthique. Sa condition sous-jacente est une exploration du contenu de la notion de fiction à propos de quoi nous voudrions avancer quelques réflexions. Mais il nous faut d'abord prendre acte de l'apport théorique de ce livre.

Fécondité d'un genre nouveau: le témoignage littéraire

Longtemps, le témoignage a été tenu pour une forme de discours éloigné de toute visée esthétique; il s'effectue aussi comme on le sait, hors du champ littéraire, dans les prétoires, sous la contrainte alors exclusive d'une éthique de la vérité.

Le sujet touche à la vieille et récurrente question du découplage de l'éthique et de l'esthétique en littérature. Dès les années 1930, Gide en donna une variante proverbiale dans son Journal: «C'est avec les beaux sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature», pont-aux-ânes des études littéraires. S'appuyant sur la thèse de Charlotte Lacoste, Le témoignage comme genre littéraire en France de 1914 à nos jours (2011) et sur sa propre lecture de quelques grands textes, à commencer par ceux de Primo Levi, François Rastier s'attache à décrire et analyser une catégorie exemplaire disqualifiant ce découplage. Au cœur du dispositif, le livre Si c'est un homme (1988), «exemple achevé du genre littéraire du témoignage» (p.125) ou celui de Robert Antelme, L'Espèce humaine (1947). Le propos s'élargit aux camps staliniens avec des auteurs comme Varlam Chalamov (Vichéra, 2000). Au vingtième siècle, «extermination» se dit au pluriel, et cela continue.

L'éthique du témoignage est celle de la vérité comme conformité maximale du récit aux faits rapportés. Ces faits, s'agissant des camps d'extermination, sont dûment documentés par des décennies de recherches historiques, qui croisent les récits des victimes, les images d'archives, l'enquête sur les lieux et l'étude, pour le nazisme, des responsabilités mêlées de ceux qui dans le domaine politique et intellectuel préparèrent la «solution finale». Contre le relativisme généralisé, dont le négationnisme est la face la plus abjecte, le socle objectif de vérité historique sur lequel s'appuie le témoignage littéraire rend acceptable une phrase comme celle-ci: «Quand il fait œuvre littéraire, l'engagement éthique du témoin dirige ses choix esthétiques, car la responsabilité à l'égard de l'histoire narrée aux vivants suppose une recherche de l'exactitude et de la rationalité » (p.188). Il n'en va pas de même, sans doute, si l'on passe de la grande Histoire aux histoires.

La constitution du témoignage comme genre littéraire résulte de la conjonction de critères endogènes et exogènes. Au plan interne, il se signale par une forme de stylisation refusant le pathos néoromantique et privilégiant un «style sobre»: «le témoignage n'est pas un récit autobiographique et le témoin s'efface devant la foule des camarades disparus» (p.81). Lorsque Lévi, dans un chapitre célèbre, évoque devant un compagnon de corvée de soupe à qui il apprend l'italien, La Divine Comédie de Dante, cet épisode atteste par la référence à la grande culture de son pays la dignité des déportés, mais il inverse discrètement la signification du mythe littéraire, substituant au mal religieux le mal historique: «si l'Enfer de Dante semble parfois devenir une allégorie d'Auschwitz, ce n'est pas l'Enfer qui permet de comprendre Auschwitz, mais Auschwitz qui prive de sens l'Enfer même» (p.77). La stylisation inclut donc aussi la dimension critique. Toutefois, pour que le témoignage soit chargé de toute sa puissance de vérité littéraire, il a besoin de garanties externes démasquant d'éventuels faux témoignage. Ainsi Fragments de Benjamin Wilmikorski (1995), traduit en neuf langues, fut un livre à succès narrant l'enfance d'un enfant juif dans les camps d'Auschwitz et de Majdanek. Il reçut même le prix de la mémoire de la Shoah en 1997. Mais on découvrit ensuite, par une enquête historique sur l'énonciateur qu'il comportait des détails inventés. Commentant la forme fragmentaire du récit, Rastier en note le caractère antirationnel. Le style de l'écrit aurait déjà dû éveiller le soupçon: le critère endogène serait donc presque suffisant.

Passer le témoignage littéraire au crible de la vérification historique ne nous paraît pas une proposition gênante, même si elle contrevient à la suprématie de la littérature sur d'autres discours, chère à de nombreux littéraires. Quelle qu'en soit la difficulté, le travail des historiens se confond avec l'établissement d'un maximum de vérité objective et partageable, autrement dit vérifiable. La vérité en littérature, si elle existe et nous le croyons, est d'un autre ordre, ni supérieur ni inférieur, différent. Dès lors, nous partageons les réserves émises vis-à-vis de la position de Barthes qui refusait de distinguer le «discours de l'histoire» et le roman, situant l'un et l'autre à égalité sous l'emprise du sujet et de son imaginaire. L'historien n'est certes pas le pur sujet objectivé de la science, mais l'exercice de sa discipline place son discours sous le contrôle de la validation intersubjective et dans la visée de cette autre catégorie, inatteignable comme absolu, mais néanmoins essentielle: le réel. La science ne se confond pas le«droit de décider ce qui est vrai»; nous souscrivons à la critique de cette proposition radicale émise par Lyotard au nom de la pensée postmoderne[3]: l'incidence des travaux scientifiques sur la vie pratique atteste chaque jour le contraire. Une telle affirmation, dans le domaine de l'Histoire, appliquée aux exterminations, ne signifie pas qu'il ne faille encore, dans certains aspects de leur extension plurielle, poursuivre les recherches portant sur l'établissement des faits et leur interprétation.

La beauté et la force humaine du témoignage littéraire induisent enfin une légitime critique de romans primés qui, sous couvert de fiction historique, «ont en commun de donner la parole aux bourreaux, de laisser cours à leur monologue intérieur et de déployer un érotisme teinté de sado-masochisme» (p.185), ou de jeter le soupçon sur ceux qui les ont combattus. Le livre de Jonathan Littell, Les Bienveillantes (Prix Goncourt 2006), dont le héros fictif est un officier SS, tient ici une place emblématique, rejoint entre autres par le Karski de Yannick Haenel (Prix interallié 2009) qui dénature la figure du résistant Karski en délégitimant la notion de crime contre l'humanité. L'essai s'avance sur le terrain de la sociologie des idées, portant la critique sur les circuits intellectuels de promotion de la valeur littéraire et leurs soubassements idéologiques. À la racine de ce jugement laudatif, l'idée de la «banalité du mal» qu'on doit à Hannah Arendt, idée étayée sur la déposition du nazi Eichmann se présentant à son procès comme petit fonctionnaire, mais abusivement élevée au rang de vérité universelle. La banalité du mal, sur fond de métaphysique religieuse, a aussi pour effet de mettre de façon inacceptable sur le même plan les bourreaux et les victimes. À cette critique externe s'ajoute encore une critique interne d'œuvres surévaluées: «Que la simplicité puisse attester et révéler, c'est l'antithèse du propos de Littell, ampoulé, imprécis et gauche.» (p.268)

Saluons donc le courage critique dont procède ce livre qui vient utilement bousculer les lignes et invite chacun à interroger les savoirs provisoires de la théorie littéraire.

Nous pouvons à présent formuler notre interrogation principale: le témoignage littéraire, fondé sur la conjonction des valeurs esthétique et éthique, est-il un cas limite à prendre en considération ou bien une forme susceptible de servir de modèle à toute littérature digne de ce nom? On a l'impression que le livre privilégie cette seconde hypothèse, évoquant dans les intertitres de sa dernière partie«la littérature de demain», (p.325) ou le «congé donné à la fiction» (p.360) et c'est avec elle que nous voudrions dialoguer en avançant trois propositions: 1) une acception au moins double du vocable«fiction», 2) un plaidoyer pour la fiction romanesque non réduite aux œuvres scrutant les états d'âme des bourreaux;)/ la nécessité de mettre l'accent sur l'activité des lecteurs dans la relation littéraire.

Fiction: un seul mot et au moins deux régimes de sens

Nous suivons ici avec quelques aménagements la proposition de Jacques Rancière[4], par ailleurs objet d'une réflexion collective en cours[5], distinguant à propos de la fiction deux régimes de sens: d'une part, «l'agencement d'actions», non astreint à la copie véridique, autrement dit, ce que l'époque moderne appelle «roman» et qui ne recouvre pas toutes les catégories de discours, et, d'autre part, «l'agencement de signes et d'images» compris comme «procédure générale de l'esprit humain» et s'appliquant à tous types de discours. J. Rancière emprunte à Mallarmé cette «procédure générale de l'esprit humain», elle-même prise chez Descartes, le philosophe de la raison (Mallarmé, «Notes sur le langage», 1869). Le poète après le philosophe semble revenir à l'étymologie latine du mot, «fiction» dérivant de fictio, qui signifie 1/ action de façonner, et 2/ action de feindre[6]. Précisons pour le sens 1 que fictio est le supin de fingere qui a aussi donné figure, lequel s'applique au langage dans sa généralité. Prenant fiction dans ce sens le plus large («agencement de signes»), Mallarmé jette le soupçon sur la possibilité de dire le monde par le langage et proclame sa volonté de relever le défi par sa poésie, partagée entre la réussite d'une vérité atteinte et la conscience de son inadéquation, comme le condense l'oxymore du «glorieux mensonge».

Ces deux régimes de sens correspondent à deux rapports à la vérité et à la réalité. Dans son sens restreint, fort ou discriminant, qui l'oppose aux énoncés de réalité, la fiction suspend sans l'annuler la question de la vérité, l'établissement éventuel d'une vérité étant assujetti à un processus herméneutique. Dans son sens large, la fiction est assimilée par la figure à la dimension poétique de tout langage. Ce sens correspond à un degré atténué de l'imaginaire puisque la fiction ne s'oppose plus à la réalité. Il s'agit de dire ou de figurer au mieux le réel et l'on a de longue date remarqué la prédilection des sciences pour la métaphore, qui accompagne par exemple les théories de la physique: Big-Bang, trous noirs, théorie des cordes…

Que le mot fiction puisse être pris dans ce sens double n'a rien de surprenant. N'en va-t-il pas de même pour histoire (celle qu'on invente pour les petits ou pour les grands) et Histoire (celle des historiens), ou pour le mot mythe, tantôt pris comme récit mensonger, tantôt comme récit imaginaire aidant à problématiser des questions complexes relatives aux rapports humains?

Il nous faut revenir un instant sur le coup de force étymologique apparentant la fiction, mot d'origine latine, à la mimèsis aristotélicienne, un mot de la langue grecque. On en doit la formulation théorique à Käte Hamburger dans sa Logique des genres littéraires (1977). Elle établit que dans la Poétique «poièsis et mimèsis sont synonymes», mimèsis ne signifiant pas seulement «imitation» mais aussi «présentation, fabrication[7]». Si l'on ajoute que le chapitre 23 de la Poétique applique la mimèsis aussi bien au «récit mis en vers[8][le poème homérique]» qu'au drame représenté et joué dans les tragédies, la conjonction entre fabrication et drame/action prépare l'assimilation de la mimèsis à la fiction dans le sens moderne de roman. Les principaux théoriciens de la fin du siècle dernier entérineront cette assimilation de la fiction au roman et son origine aristotélicienne: Genette (Fiction et diction, 1991), Cohn (Le propre de la fiction, 1999) ou encore Schaeffer (Pourquoi la fiction?, 1999). Tout juste ce dernier étend-il la catégorie au cinéma qui transpose à l'écran l'histoire inventée. Quoi qu'il en soit, ce sens restreint et discriminant de la fiction assimilée à «histoire inventée» semble corroboré par les cultures hispanophone, lusophone et anglo-saxonne dont la langue a repris le mot par ascendance directe ou par importation.

Searle a toutefois introduit dans la question la dimension pragmatique et énonciative. «Le statut logique du discours de fiction[9]» met l'accent sur ce qui se passe entre l'énonciateur et le récepteur de l'énoncé, le narrateur/auteur du roman et son lecteur, plaçant la fiction sous le régime d'oscillation de la «feintise ludique», d'un comme si, objet de connivence partagée. Les théories de la «lecture comme jeu» (1986, 1992)[10] dérivent de cette approche complémentaire; elles continuent à prendre «fiction» dans son acception restreinte (romanesque) et lui appliquent l'idée du «jeu» dans le sens d'un balancement entre illusion et désillusion. Schaeffer, au terme d'un cheminement parallèle, développe à son tour dans son essai de 1999 les vertus heuristiques et modélisantes d'un jeu avec la fiction.

L'étagement des sens de la fiction ne signifie pas leur dissociation systématique dans les œuvres et amène au contraire à envisager leur intrication dans certaines d'entre elles, par exemple le grand roman qui recourt aussi aux effets de stylisation.

Si l'on accepte ce double sens, il nous paraît possible de l'appliquer au couple témoignage littéraire-fiction historique. Il nous faut toutefois, au préalable, en passer par une réflexion sur la «non-fiction», cette «catégorie vague des librairies nord-américaines [qui] accueille indistinctement les ouvrages de développement personnel, de spiritualité, de cuisine, mais aussi les sciences sociales, les biographies, etc.»(p.29). Certes le catalogue hétéroclite de la non-fiction paraît peu rigoureux, mais l'opposition structurelle avec la catégorie «fiction» restreint de fait cette dernière au sens fort d'histoire inventée. L'enjeu de cette opposition est le rapport entre les discours et la catégorie du réel. Nous proposons ici de distinguer deux rapports au réel, un rapport «en prise directe», celui du témoignage, et un rapport indirect et complexifié, l'histoire inventée ne cessant de se nourrir de références au monde confusément partagé par l'auteur et ses lecteurs. Il nous semble que c'est cet enracinement d'un autre type qui donne toute leur valeur aux meilleures fictions romanesques. Certes il ne faut pas être dupe de «la grande illusion référentielle» qui commanderait l'immersion totale dans le roman, mais nous avons un peu de mal à suivre François Rastier quand il affirme que cette «croyance enchanteresse» qui «informe la narratologie contemporaine», serait à la racine de la «distinction capitale mais erronée entre fiction et non-fiction» (p.337). Lui-même affirme plus haut que le témoignage littéraire, catégorie nouvelle jusqu'alors ignorée par cette narratologie, vient exemplifier une «mimésis particulière qui pourrait être celle d'un témoignage», d'un «réalisme empirique» (p.209). Lui-même fonde une part essentielle de sa démonstration sur l'opposition entre les grands témoignages authentiques et les romans qui prétendraient dire mieux l'histoire des exterminations. L'étude contrastive à laquelle il se livre nous paraît entériner le sens restreint et fort de la fiction comme ce qui s'oppose à la réalité jusqu'à la falsifier.

Qu'advient-il si l'on accepte l'autre sens de la fiction assimilé à la dimension poétique de la langue? Risquons en passant l'idée que si la littérature est «création culturelle continue», il n'est pas certain que«la langue [soit exclusivement] configurée par les innovations littéraires» (p.370): l'invention langagière nous paraît également observable dans les performances multiformes de la vie sociale, y compris les plus banales, parfois. De part et d'autre, l'innovation le dispute au stéréotype. Mais admettons qu'en régime littéraire la première soit plus intense. La «poétique du témoignage» revendiquée au début du livre se caractérise par une stylisation qui est une manière de dire articulant des figures de discours, ou encore un «agencement de signes». La fiction-figuration ne procède pas seulement par addition comme dans les fictions historiques critiquées pour leur pathos et leur emphase. Elle procède aussi bien par suppression, minimalisme, sans s'interdire la métaphore comme dans l'évocation de l'Enfer de Dante, dont Levi inverse le sens. Comme la poésie dans ses formes les plus hautes, elle se place directement «sous la législation de la vérité[11]», ainsi que paraît le dire en d'autres termes François Rastier à la fin de son essai: «l'accès à la réalité devient possible quand l'exigence éthique de vérité se manifeste dans la stylisation esthétique» (p.387). À ce propos, on n'oubliera pas que la vérité, pour atteindre toute sa puissance, ne peut se passer totalement de procédures de vérifications externes. Apparenter le témoignage littéraire à une forme de fiction n'est une affirmation choquante que si l'on accole systématiquement à ce mot le sens négatif de mensonge, alors que l'acception poétique du terme l'associe à une exigence constante de vérité.

Plaidoyer pour la fiction romanesque

Voyons à présent si le genre du témoignage littéraire disqualifie tous les romans, surtout lorsqu'ils sont affublés de l'étiquette baroque de «roman historique». Pour ce qui est du roman, dans sa forme classique, de Cervantès au XIXe siècle, F.Rastier prend soin de dire le contraire, saluant la fonction critique de cette forme littéraire. Nous souscrivons pleinement à cette affirmation: «Les œuvres littéraires se distinguent des simples produits de librairie, fussent-ils goncourisés, parce qu'elles requièrent des interprétations, exigent un recul critique et recrutent la collectivité de leurs interprètes»(p.331). Seraient-ce alors seulement les formes les plus contemporaines de roman ou, plutôt, celles qui s'aventureraient sur le terrain miné du roman historique qui se trouveraient disqualifiées? Pour répondre à cette délicate question, il faut: 1) ne pas oublier que l'étiquette «roman historique» est le plus souvent accolée par la critique à certaines œuvres sans être revendiquée par les auteurs, 2) que la vérité du roman historique, si elle existe, se situe, non dans un progrès de la connaissance historique, mais dans le rapport de sujets humains à l'histoire, 3) que l'affaire se juge au cas par cas.

Trois exemples à ce propos. Dans W ou le souvenir d'enfance (1975) qu'on ne saurait qualifier, il est vrai, de roman historique, Georges Perec recourt à la fiction pour approcher de l'indicible de la déportation dont une partie de sa famille a été victime. Ce cas est d'autant plus intéressant que son auteur, ainsi que le rappelle François Rastier, a fait l'éloge du livre d'Antelme, L'Espèce humaine, le présentant dans un article de 1963 très vite célèbre[12], «Antelme ou la vérité de la littérature», comme figure de la littérature à venir. W alterne, comme on sait, une autobiographie lacunaire, en partie défaillante, et la contre-utopie d'une cité olympique infernale dans laquelle on peut lire une allégorie du nazisme. Au milieu du livre est placée une ellipse ainsi présentée: (…). Tout se passe comme si l'auteur, par ailleurs en analyse au moment de l'écriture de W, tendait au lecteur le miroir de la fiction pour l'inviter, peut-être, à lire ce qu'il ne veut ou ne peut formuler directement[13]. La fiction narrative, donc, comme dépossession partielle de soi, abandon confiant à l'interprétation d'autrui.

Avec Les Onze de Pierre Michon (2009), on se situe beaucoup plus près du roman historique. Le roman raconte l'histoire d'un peintre fictif, François-Elie Corentin, et d'un tableau représentant les membres du Comité de Salut de Public, peint par ce dernier au moment de la grande Terreur, au début de l'année 1794. Si la toile est elle aussi fictive, la période et les sujets appartiennent à l'Histoire de France, renvoyant à un patrimoine commun aux citoyens français. Le roman invite par ce jeu fictionnel à une méditation sur les rapports entre art, littéraire ou pictural, et Histoire. La non perception immédiate par les premiers lecteurs du caractère inventé du peintre entre progressivement dans un jeu de connivence avec de nouveaux lecteurs, mettant à distance l'illusion référentielle.

La fiction du tableau des Onze permet par ailleurs de condenser une double lecture de la Révolution française et de la Terreur. D'un côté, la lecture compréhensive inspirée de l'historiographie marxiste (Mathiez, Soboul) aussi bien que de Michelet, lecture privilégiant l'interprétation de la violence par les siècles d'oppression. De l'autre, une lecture actuelle, dans le sillage d'un François Furet, principalement axée sur l'image de la Terreur en préfiguration des grands totalitarismes. Deux siècles et demi après ce moment essentiel, la vérité sur Révolution française (les faits et leur interprétation) reste objet de débat entre historiens. Michon romancier renoue avec une analyse contrastée et semble convier le lecteur moderne à une méditation sur cette oscillation. Mais, à travers l'écran du personnage fictif se joue aussi la compréhension des moteurs de l'action individuelle, partagée entre la soif raisonnée de justice et le débordement de violence incontrôlée[14].

Aragon, enfin, entretient dans son œuvre romanesque un rapport intense à l'Histoire. Son livre La Semaine sainte (1958), le plus proche sans doute du roman historique et salué comme tel par la critique, ne fut pas identifié sous cette étiquette par l'auteur sans de grandes réserves. Aragon est aussi l'inventeur de la formule du «mentir-vrai», titre d'une nouvelle de 1964 dont il fit dès lors la formule de son art romanesque. L'expression employée par un écrivain par ailleurs militant communiste, qui au nom de la révolution, se fourvoya ou se tut et le reconnut plus tard, est ambiguë et semble tendre à ses détracteurs une arme idéale pour le disqualifier. Précisons que «mentir» n'est ici, selon nous, qu'une variante de «faire acte d'imagination», autrement dit, s'écarter du réel, sans connotation éthique particulière. Remarquons aussi qu'à l'autre bout de l'échiquier politique, le romancier péruvien Vargas Llosa donna à un peu plus tard à l'un de ses essais un titre similaire, La vérité par le mensonge, dans sa traduction française (1992)[15].

Nous nous permettons ici de diverger de l'interprétation consistant à lire le mentir-vrai comme une façon de faire passer des mensonges pour des vérités; nous proposons de comprendre ce mot comme le moyen d'atteindre une forme de vérité autrement indicible pour soi-même par un abandon à son imaginaire (baptisé, de façon plus ou moins heureuse, mensonge). Qu'est-ce à dire? Le roman comme invention et construction mettant en œuvre des actions et des personnages (les deux sont indissociables) pour une part inventés, fonctionne chez Aragon comme détour pour aborder cette autocritique dont ses œuvres de la dernière période font l'objet central, critique qui peut se résumer par la formule de l'aveuglement idéologique. Au cœur de ce dispositif, dans La Mise à mort (1965), le troisième des «Contes de la chemise rouge», mis en abîme, a pour titre, Œdipe. Œdipe inspira Sophocle puis permit à Freud d'élaborer le concept nucléaire de son herméneutique; il est l'homme qui se creva les yeux pour n'avoir pas su voir. La figure mythologique est ici réinterprétée hors de toute transcendance. Aragon n'est pas Céline, qui n'émit jamais le moindre regret pour ses pamphlets antisémites. Du réalisme socialiste on passe ainsi à un réalisme en miroir associé à un roman méta-romanesque, mêlant un premier degré de la fable inventée et un second degré: comment et à partir de quoi invente-t-on des histoires? Cela commence de manière encore voilée avec La Semaine sainte et se précise avec les romans suivants, jusqu'à Théâtre/Roman (1974). Pourquoi, dira-ton, ne pas se contenter de la formulation directe de cette autocritique? Peut-être parce que le roman se donne pour objet, par fiction interposée, d'explorer les mécanismes psycho-affectifs et intellectuels de cet aveuglement. Le roman, machine pour comprendre l'homme, pour explorer la façon dont les têtes fonctionnent, dira en substance Blanche ou l'oubli (1967). C'est la raison pour laquelle ce livre met en miroir sa fable principale et celle d'Hölderlin dans Hypérion, dont le héros éponyme s'est fourvoyé en épousant passionnément la cause de la révolution grecque. L'un et l'autre, Aragon-Gaiffier et Hölderlin-Hypérion, sont unis par le leitmotiv: «Was wir suchen ist alles / Ce que nous cherchons est tout.», l'absolu qui transcende ou qui égare. Le personnage d'Hölderlin enclenche ainsi une sorte d'auto-analyse, à poursuivre par les lecteurs. De même, Théâtre/ Roman esquisse à travers un de ses personnages, le metteur en scène Daniel, le parallèle si complexe pour un historien, mais néanmoins nécessaire, entre les camps d'extermination nazis et les camps staliniens[16].

Ce traitement original du roman invite à considérer le genre sans détacher complètement le personnage inventé de son auteur, l'un et l'autre, dans le cas de sujets historiques, appartenant ou renvoyant au monde réel appréhendé dans un moment donné. Autrement dit, à percevoir dans le roman, non seulement sa fable, mais encore la trace, médiatisée, d'une voix d'auteur.

Le réel et le vrai dans la relation littéraire



L'élévation du témoignage littéraire au rang de modèle pour toute littérature présente l'inconvénient de minorer le sujet humain indissociable d'une relation créative au texte. À une parole de lecteur, dont le commentaire oral ou écrit donne une version tangible, correspond en amont une contre-parole ou voix d'auteur déposée dans le texte comme trace d'un sujet à l'œuvre. Bien sûr, on a beaucoup glosé sur la mort de l'auteur ou sa «disparition élocutoire», avant de s'apercevoir qu'il est gênant, voire inconcevable d'imaginer que le texte lu n'ait pas d'auteur, producteur ou scripteur, comme on voudra, un sujet avec qui le lecteur, en dépit des décalages chronologiques et des métamorphoses dues à l'écriture, partage la présence au monde et l'inscription dans un espace-temps historique. C'est cet enracinement que nous entendons par la catégorie du réel. Qu'une œuvre littéraire nous ramène en pensée à ce monde partagé est la condition sine qua non de l'intérêt porté à la littérature. La vérité n'étant ici qu'une meilleure adéquation.



Cela nous amène à revisiter un instant le couple notionnel fondant l'essai de Genette Fiction et diction. En dépit de la discutable coupure fond/forme (thème/rhème) dont relève cette opposition, diction nous paraît un mot intéressant et bienvenu en ce qu'il renvoie aussi à la parole d'un sujet, porteuse de toute la singularité de l'individu. Que cette diction soit déclarée littérairement «conditionnelle» par Genette ne nous choque pas si l'on garde en mémoire l'oscillation de la parole entre le stéréotype et l'originalité créatrice. C'est plutôt le pôle de la fiction qui pose doublement problème. D'abord Genette n'envisage que l'acception restreinte du terme. Par ailleurs nous serions tenté de ne pas couper la fiction de la diction. Lisant Balzac ou Hugo, dédoublés en narrateurs de roman, nous entendons tout autant cette voix que dans la poésie de Baudelaire ou de Lamartine. Tout juste est-ce une voix un peu plus joueuse, se dissimulant derrière les masques de la fiction romanesque.



Ajoutons, mais nous manquons de place pour développer ici cette question, que la fiction au sens romanesque et spécialement le masque des personnages, ouvrent sans doute davantage l'écriture-lecture à la part inconsciente de tout sujet selon un mécanisme proche du rêve éveillé naguère décrit par Freud. Ceci implique un abandon partiel de souveraineté qui n'est sans doute pas étranger à la réticence de nombreux auteurs, notamment au vingtième siècle, devant l'écriture romanesque.



Pour en revenir au témoignage, un même sujet auteur peut varier les inflexions de sa propre voix. Tel est le cas de Lévi, témoin dans Si c'est un homme et par ailleurs poète aux accents plus personnels. Pourtant lorsque l'individu Lévi s'efface pour donner la première place à la communauté des déportés au nom de laquelle il témoigne, cette manière de faire est encore une manière d'être subjective. De même, dans la vie courante rencontre-t-on des individus égocentrés et d'autres, auxquels va toute notre sympathie, qui font passer l'intérêt collectif avant leur celui de leur petite personne.



Le témoignage littéraire dans sa sobriété mise au service de la vérité historique est sans aucun doute admirable. D'autres manières de témoigner nous touchent également. Nous pensons à Charlotte Delbo dont la trilogie Auschwitz et après est de ces lectures qu'on n'oublie pas. Comme chez Levi, la camaraderie entre déportés prime sur la personne de la narratrice. D'un volume à l'autre, l'écrivain varie les manières de dire, rapprochant poétiquement son lecteur de l'incommunicable par une figuration diversifiée. Le troisième volet, Mesure pour mesure constitue à nos yeux un sommet. L'auteur l'ouvre à la polyphonie des voix de rescapées, autour de cette question dont la réponse est a priori inconcevable pour qui n'a pas traversé une telle épreuve: «comment en sort-on, si jamais on en sort?». Autant de sujets, autant de façons d'en sortir et de réintégrer la vie sociale, un peu ou pas du tout, autant de personnes dont le parcours biographique est esquissé pour mieux faire éprouver que la hantise d'un passé indicible retentit de façons diverses dans la vie d'après. Il est important aussi pour le lecteur, outre l'établissement objectif des faits, fondamental, d'appréhender ne serait-ce qu'une partie de cette autre face de la déportation.



Entre la littérature effaçant le sujet au bénéfice d'une vérité objective et le «tout à l'ego» des romans primés, une grande variété de cas de figure reste envisageable. Si la parole du sujet demeure un prisme incontournable dans le cadre d'une relation littéraire née avec la modernité, elle ne prend quelque valeur de vérité que dans l'échange avec d'autres sujets lecteurs, un échange des raisons de comprendre et d'apprécier. Rendons grâce à François Rastier d'avoir dans ce livre fait entendre sa propre voix, avec la rigueur, la cohérence et l'audace anticonformiste qui constituent son accent particulier et font à nos yeux tout son prix. C'est cette audace heureusement dérangeante qui nous a communiqué l'envie à notre tour de risquer quelques raisons auxquelles nous tenons.



Il y aurait donc, si l'on suit l'hypothèse avancée, deux régimes de vérité en littérature comme il y a deux régimes de fiction, disjoints ou intriqués, selon les cas. L'un, exploitant les ressources poétiques de la langue, s'attache à dire le vrai, et c'est ici que le témoignage littéraire prend toute sa valeur; l'autre, indirect et plus aléatoire, dépend de la qualité du jeu proposé par le scénario romanesque et des facultés interprétatives du lecteur. Chacune de ces vérités reste soumise à une validation intersubjective. Les écrits à dimension testimoniale ou à visée historique directe (témoignage littéraire, mémoires, voire poésie, autobiographie ou récit, quand l'auteur prend le soin de démarquer ces formes narratives du roman) relèvent de la fiction-figuration, et à ce titre tombent peu ou prou sous l'exigence éthique de vérité historique. Les fictions romanesques ne sauraient sans doute s'y soustraire totalement mais nécessitent un mode de confrontation plus complexe, le jeu littéraire avec l'histoire (dans les deux sens du terme) dépendant à la fois de la qualité de la voix d'auteur et de celle du lecteur, dans son aptitude à déjouer les mécanismes de manipulation mais à entendre aussi, par la voix fictionnelle d'autrui, ce qui peut bousculer son propre rapport au monde et à l'Histoire. La relation littéraire, quant à elle, ne saurait se réduire au modèle de la communication; elle relève plutôt, à notre sens, d'un «échange verbal différé[17]», doublement accordé au temps historique et à celui de l'élaboration verbale.



Alain Trouvé (Université de Reims), 2020.


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en décembre 2020.




[1] « Sexe, race et sciences sociales », 2020, (1/4) – Le soutien des tutelles - Nonfiction.fr le portail des livres et des idées: https://www.nonfiction.fr/article-10526-sexe-race-et-sciences-sociales-14-le-soutien-des-tutelles.htm

[2] Exterminations et littérature (désormais: EL), p.195.

[3] Si l'énoncé en lui-même nous semble indéfendable, peut-être faudrait-il le contextualiser et se garder de réduire tous les écrits rattachés à la postmodernité à un irrationalisme foncier. Un livre comme La Condition post-moderne du même Lyotard (1979) nous a intéressé pour son exposé clair et cohérent d'un courant de pensée, permettant à qui le souhaite un dialogue critique avec les idées énoncées. Pour le dire vite, il nous apparaît qu'il y a dans certains écrits postmodernes, comme dans d'autres pouvant se rattacher à la déconstruction, un versant irrationaliste susceptible de conduire à des dérives et un autre relevant d'une forme de raison critique. Aragon qui paya cher l'accès tardif à cette pensée, comme on le verra plus loin, écrit en ce sens dans Blanche ou l'oubli (1967): «il ne suffit pas d'avoir raison pour avoir raison». Nombre d'esprits brillants crurent trop longtemps pouvoir étayer leur foi révolutionnaire sur les certitudes du «socialisme scientifique».

[4] Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p.156.

[5] Sous le titre «Régimes poétique et romanesque de la fiction» et à partir de la citation de Jacques Rancière, le Séminaire Approches Interdisciplinaires et Internationales de la Lecture de l'Université de Reims explore depuis deux ans la question.

[6] Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, 2 volumes, 1994, I, p.793.

[7] Käte Hamburger, Die Logik der Dichtung, Stuttgart, 1977; trad. fr. Logique des genres littéraires, Paris, Le Seuil, 1986, trad. Pierre Cadiot, p.30-31. «Même s'il est vrai que le concept de mimèsis contient implicitement l'opposition fiction littéraire/réalité, cette opposition n'avait pas à proprement parler acquis de valeur thématique pour Aristote», précise la critique. (op.cit., p.32)

[8] Aristote, Poétique, Le Livre de Poche, trad. Michel Magnien, 1990, p.145.

[9] John Searle, « Le statut logique du discours de fiction », Sens et expression, 1975, Paris, Minuit, 1982.

[10] Michel Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986; Vincent Jouve, L'Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992

[11] Jacques Rancière, op.cit.

[12] Georges Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature » (1963), repris dans L.G. : Une aventure des années soixante, Paris, Le Seuil,1992.

[13] Voir à ce sujet notre article, « Psychanalyse et fiction littéraire : Breton, Sartre, Perec, Wittig». Revue d'études culturelles (Dijon), Association bourguignonne d'études linguistiques et littéraires (ABELL), 2007, Lectrices et lecteurs, Théorie et fiction, p.133-145. ⟨hal-02988057⟩

[14] Pour une analyse détaillée, voir notre article, «Fiction, art et histoire dans Les Onze de Pierre Michon». Costumes, reflets et illusions : les habits d'emprunt dans la création contemporaine,Karine Gros (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2014, p.171-182.

[15] Mario Vargas Llosa, La verdad de las mentiras, 1990, trad. Albert Bensoussan, La vérité par le mensonge, Gallimard, 1992.

[16] Voire notre article, « À propos de l'intertexte Montchrestien dans Théâtre/Roman : hypothèses sur un arrière-texte », Actes du colloque sur Théâtre/Roman de 2013, Presses Universitaires de Valenciennes, 2015, p.77-89.

[17] Voir à ce sujet notre article, «La littérature comme échange verbal différé : autour de L'Écharpe rouge (Yves Bonnefoy)». in Christine Chollier, Jean-Michel Pottier, Alain Trouvé, dir. «Paroles de lecteurs 2 : poésie et autres genres», Approches interdisciplinaires de la lecture, n°13, Reims, Éditions et presses universitaires de Reims, 2019, p.15-38 ⟨hal-02967384⟩. «Échange» est à prendre au sens que lui ont donné les anthropologues de «don» et «contre-don».



Alain Trouvé

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 12 Décembre 2020 à 12h40.