Atelier



Ce texte est extrait de l'ouvrage de Marc Hersant, Le discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon. Paris : Honoré Champion, coll. "Les dix-huitièmes siècles", 2009.
Il est reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur

Compte rendu dans Acta Fabula: L'histoire absolument : Saint-Simon, par Jean-François Perrin.



Le Discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon


La question de la vérité dans une œuvre qu'Erich Auerbach jugeait, en son genre (celui, si c'en est un, des «mémoires») la plus importante d'Occident, n'avait jusqu'alors été abordée que sur deux fronts: celui, au dix-neuvième siècle, d'une confrontation systématique des affirmations de Saint-Simon à d'autres sources, dans une logique plus ou moins «positiviste», illustrée par une grande somme critique d'Adolphe Chéruel (Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, Paris, Hachette, 1865) et par la monumentale édition Boislile des Mémoires; celui d'une approche esthétisante et «littéraire» de l'œuvre et d'une critique plus radicale encore de la prétention à la vérité de tout discours historique dénoncée, par exemple par Roland Barthes et par Hayden White, comme «illusion référentielle». Ces conceptions on ne peut plus différentes n'en sont pas moins portées par deux convictions implicites communes: d'abord que la question de la vérité peut être ramenée, dans le cas de Saint-Simon, à celle de l'adéquation du discours au monde auquel il prétend se référer. Ensuite, que le véritable intérêt des Mémoires n'est pas dans le rapport qu'ils entretiennent à la «vérité» ainsi entendue mais dans leur accomplissement artistique attribué, selon le degré de lucidité des critiques, à un projet littéraire pensé comme tel ou à un mécanisme «inconscient» faisant de Saint-Simon assez gratuitement un «écrivain» ou un «artiste» malgré lui – tendance dont témoigne encore une étude récente de Philippe Jousset. Ces deux a priori se heurtent à des objections sérieuses: la vérité qui enflamme de toutes parts les Mémoires n'est absolument pas réductible à la notion spectrale et inhabitée de «référence» et les notions de littérature et d'art telles que nous les entendons sont si étrangères à Saint-Simon qu'elles ne peuvent sans doute pas davantage occuper son inconscient que dynamiser un clair projet. Et s'il n'est pas question de nier la légitimité des attitudes de l'historien dénonçant pièces en mains les «mensonges» de Saint-Simon et du littéraire absorbé, s'il le souhaite, dans la contemplation de l'œuvre, on peut tenter de lire les Mémoires en restant aussi longtemps que possible attentif et fidèle au discours explicite de Saint-Simon sur son œuvre, c'est-à-dire comme œuvre d'histoire et comme œuvre de vérité, en faisant le pari que la lecture n'a rien à y perdre, que ce n'est pas comme chef d'œuvre littéraire mais comme dire humain hanté par la vérité que les Mémoires apparaissent en pleine lumière et dans toutes leurs facettes, y compris les plus rebutantes pour une lecture littéraire qui les a négligées tout en prétendant rendre compte de l'«essence de l'œuvre»: on pense ici notamment aux célèbres travaux d'Yves Coirault La vérité n'est d'ailleurs pas pour Saint-Simon un concept, pas plus, d'ailleurs, que Saint-Simon n'est un philosophe : à plus d'un moment, son idée de la vérité semble effectivement assez proche d'une banale «adéquation» de l'écriture historique à ce à quoi elle se réfère ou prétend se référer, mais ailleurs, à l'inverse, la vérité se trouve, ce qui ne surprendra guère, dans un discours traditionnel et autoritaire qui dit à quoi la «réalité» humaine doit se conformer pour rester elle-même «vraie». La vérité, notamment dans l'écriture des portraits, prend toutes les allures d'un dévoilement et d'un surgissement, mais elle peut aussi concerner les rapports harmonieux ou conflictuels entre naissance et destin, comme dans le cas de Villars. La vérité est encore une donnée sensible, presque physique, de l'individu perçu dans son unité concrète et dans la pure lumière des signes, et, ailleurs encore, fort étrangement pour le lecteur d'aujourd'hui, l'adéquation d'une parole au rang de celui qui la profère, la fidélité d'un dire à une origine «aristocratique» et héroïque. La vérité peut donc, et on n'aura certes pas fait le «tour» de la question en quelques lignes, apparaître comme une qualité de la personne et/ou comme une qualité du rang et, dans ce dernier cas, apparaître comme un des indices d'une grande aristocratie non déchue. Il ne s'agit pas de mettre en pièces l'unitévivante de la vérité dans le discours de Saint-Simon pour y chercher des «conceptions» claires qui coexisteraient sans se rejoindre et renverraient, en fait, à des problèmes différents sous la fausse unité d'un mot surchargé de passions et de conflits: le profond sentiment religieux de Saint-Simon donne à ce qui nous paraît d'abord disparate, voire incohérent, une unité de fait. Mais analyser la vérité comme fait de discours, c'est se demander, par exemple, en quoi le souci de vérité est agissant dans l'organisation de l'œuvre, dans la diversité et dans la «négligence» de son «style», dans le rapport qui s'y exprime sans cesse à d'autres textes et à d'autres «voix», en quoi il fait de son «énonciation» un événement, celui d'une langue pleinement et magnifiquement habitée par celui qui ne l'«utilise» pas mais existe dans et par son acte d'appropriation et la véhémente nécessité de la profération du «vrai». C'est même cette profonde adhésion du sujet à sa parole qui est au cœur de ce travail, car la vérité, c'est avant tout ce qui fait que l'homme «habite» vraiment ce «milieu» qu'est la langue et n'a pas vis-à-vis d'elle la distance avec laquelle on manipule un simple outil. Le souci de vérité n'est donc pas à chercher dans un «avant» de l'œuvre ou «en dehors» d'elle, dans une intention qui serait «mentale» et antérieure, mais dans l'œuvre elle-même et dans son accomplissement. Et c'est la profondeur du souci de vérité qui les anime qui donne aux Mémoires ce que l'on peut appeler, en dehors de toute idée de «littérature», leur incomparable densité poétique.

La première partie de ce livre, adaptation d'une thèse de doctorat soutenue à l'Université Paris 7 le 22 juin 2005, sous la direction de M. le professeur Pierre Chartier, oppose d'abord le discours de vérité de Saint-Simon aux commentaires de ses lecteurs et de ses critiques. Après avoir examiné, à travers un vaste panorama de la critique, (I, 1) les raisons pour lesquelles les Mémoires de Saint-Simon n'ont pas été lus, conformément au vœu de leur auteur, comme une œuvre d'histoire, mais comme œuvre d'art littéraire, phénomène dont la responsabilité appartient essentiellement au dix-neuvième siècle, et qui ne concerne évidemment pas que Saint-Simon, j'observe (I, 2) à la surface «agitée» des Mémoires la variété, la profondeur et l'intensité des motifs qui orchestrent le discours de vérité de Saint-Simon. A l'arrière-plan de ce discours, la légitimité du fils, l'honneur du duc et pair et la foi du croyant contribuent à dessiner le paysage troublé des valeurs constituant la vérité qui tourmente Saint-Simon. Ainsi, le mémorialiste a-t-il ici la parole pour «affronter», dans un dialogue avec sa postérité, le scepticisme ironique, contemplateur et/ou accusateur qui a privé les Mémoires de leur valeur de vérité. Dans un troisième temps (I, 3) j'analyse la manière dont la vérité se fraie un chemin dans l'univers des Mémoires, les types de situations qui lui permettent de «parler» dans l'espace hostile de la cour. J'analyse en particulier sous cet éclairage la dynamique fulgurante des mots d'esprit qui fascinent Saint-Simon et toute son époque. Il s'agit de mieux comprendre le discours de vérité des Mémoires eux-mêmes à la lumière des «récits» de paroles de vérité de seconde instance (discours rapportés) qui y abondent. Je suis amené à constater, dans l'ensemble de cette partie, les extravagances, les incongruités et les excès d'une vérité qui ne semble pouvoir surgir qu'en dehors de tout contrôle de la parole par le sujet et qui suscite, dans les Mémoires, mais aussi dans les écrits politiques de Saint-Simon, une prose, comme le dit Delphine de Garidel, «démontée et irrésistible». C'est pourquoi cette partie est sous le signe d'une « folie de la vérité».

La deuxième grande partie de cette étude n'en examine pas moins les rapports entre les choix méthodiques «raisonnés» de l'historien et la vérité qu'il attribue à son discours. Cette fois-ci, une «raison de la vérité» s'exprime, qui n'est pas celle d'une sagesse ou d'une philosophie, mais celle d'une méthode, d'un ensemble de choix «conscients» qui sont autant de marques du projet d'historien qui gouverne l'œuvre. L'enjeu de cette partie est de montrer que ces choix n'assurent pas que l'architecture superficielle et comme figée d'une œuvre dont tout l'intérêt serait dans le «détail» vivant qui s'opposerait à de grandes structures mortes (par exemple le principe annalistique). Les choix de Saint-Simon animent profondément son œuvre, et lui donnent une partie de sa vie et de son sens comme œuvre d'histoire. Est ici envisagée la question du rapport entre récit, narration et ordre du temps sous le signe d'une énonciation «mortelle» - l'auteur se demandant régulièrement s'il aura «assez de vie» pour terminer son oeuvre (II, 1), ainsi que celle des régimes dialogiques (complémentarité/conflit avec d'autres témoignages et d'autres versions de l'histoire) caractéristiques de l'écriture historique (II, 2). J'interroge l'écriture de la causalité en histoire chez Saint-Simon, qui est une de ses préoccupations principales (II, 3), et qui apparaît comme un des lieux majeurs où s'exprime la tendance de l'œuvre à l'expression du singulier, de l'unique. Enfin (II, 4), autre élément qui confirme sa pratique, pour une part érudite, de l'histoire, je mets en évidence le sérieux (relatif, mais réel) avec lequel, dans son écriture de l'histoire, témoignage personnel et utilisation de sources orales et écrites se complètent, et la merveilleuse et un peu folle «libido sciendi» qui l'anime de bout en bout. Globalement, cette partie donne autant de force que possible aux arguments qui justifient Saint-Simon se représentant son œuvre comme celle d'un authentique historien. En le situant dans les champs historiographiques de son temps, elle montre que Saint-Simon n'écrit l'histoire ni en érudit, ni en rhéteur (l'idée que l'histoire serait une «branche de la rhétorique» ne fait plus consensus sous l'Ancien Régime qu'aujourd'hui), ni en philosophe, car dans son œuvre la vérité n'est pas pensée comme le résultat d'une recherche mais comme le principe même («aristocratique») et l'âme du discours. Folie et raison de la vérité sont donc successivement interrogées et en même temps leur intime liaison. En effet, le fou est traditionnellement à la fois celui dont le discours est «faux» par essence et celui chez qui la vérité la plus pure surgit et se fait entendre: ce thème traverse tout le Moyen Âge européen et trouve son expression la plus bouleversante, peut-être, dans le fou du Roi Lear qui disparaît mystérieusement au milieu de la pièce après avoir sans cesse rappeléles liens entre pouvoir et folie et donc entre raison et folie dans un inoubliable, pathétique et ironique «discours de vérité» adressé au roi. Si un des hommes traditionnellement chargés de la vérité est l'homme du jour (le sage ou le philosophe), un autre l'est tout autant, et de manière plus mystérieuse et comme «nocturne»: le fou. Il n'est donc pas étonnant que dans une œuvre aussi profonde que les Mémoires de Saint-Simon et aussi hantée par la vérité, la folie et la raison se partagent sans cesse le discours qui la proclame, et leur limite est incertaine. La folie de la vérité gît dans sa certitude d'être raison, la raison de la vérité organise le discours comme elle organise le monde: pour conjurer le chaos qui est toujours à l'arrière-plan de ses constructions comme une menace permanente de folie. On voit donc une (parfois) inquiétante «raison» se proclamer sans cesse dans la folie du discours de vérité dont la première partie propose l'analyse et la contemplation. Et de même, dans la partie suivante, l'ordre que la raison entend imposer au discours pour lui permettre de dire le vrai trahit bien souvent la folie qui le hante.

La troisième et dernière partie a pour but d'identifier les principales traces «stylistiques» au sens le plus large du souci de vérité qui anime les Mémoires: mon ambition est de montrer tout ce qui dans cette œuvre est impensable si on se satisfait de son assimilation au roman, à la fiction, ou même à une entreprise artistique quelle qu'elle soit. Je poursuis, en somme, le travail systématique engagé dans les parties précédentes d'identification des spécificités de l'écriture historique en tant qu'elle résiste à des modèles (littéraires, fictionnels) qui lui sont étrangers. Après avoir montré l'inconséquence des lectures «fictionnelles» des récits de Saint-Simon à partir de l'exemple célèbre de ses récits de la disgrâce de Racine (III, 1), j'interroge (III, 2) les formes narratives des Mémoires dans leur impressionnante diversité pour observer l'extraordinaire variété des régimes d'intensité du discours de vérité à l'arrière-plan implicite de ces récits historiques. Chaque type de récit (anecdote, généalogie, récit de guerre, récit de carrière, récit «touristique», etc.) entretient un rapport spécifique à la vérité qui détermine en partie sa forme. Plus la question de la vérité se dramatise, plus le discours s'érige dans une solitude escarpée, alors que les formes (par exemple, celle de l'anecdote) qui conservent la trace d'une oralité vivante ont un rapport plus serein à la vérité. L'essence du commentaire est le souci vérité, et de la (presque) parfaite détente à la suprême crispation, les «récits» de Saint-Simon s'étendent sur l'échelle complète des rapports que peuvent entretenir récit et vérité dans le cadre d'une narration «factuelle». Les formes textuelles sont donc partiellement déterminées par la place occupée dans le discours par la question de la vérité et l'étonnante hétérogénéité formelle de l'œuvre résulte pour une part de la place vivante et mouvante de la vérité dans le discours. Ce chapitre entend contribuer, à la suite de travaux de Delphine de Garidel, à la reconnaissance de l'œuvre entière, contre une certaine tradition critique qui semblait ne retenir que les pages d'anthologie.

J'aborde ensuite l'aspect le plus connu de l'oeuvre de Saint-Simon, l'écriture de l'individu (III, 3), pour montrer que le portrait n'est pas dans cette oeuvre avant tout une déformation esthétique et subjective du «réel» mais une quête éperdue de ce réel dans sa poignante singularité. Dans sa volonté d'arracher les hommes à l'oubli, Saint-Simon explore une écriture du singulier dont on peut penser qu'elle est une expérience créatrice unique, et, dans cet ordre, jamais égalée. Le «style» de ses portraits se façonne dans une relation intime à leurs «objets» qui réduit la dimension «rhétorique» horizontale (orientée vers un lecteur à persuader) du discours à de simples traces formelles de surface.

Mais Saint-Simon ne pense pas l'individu dans son isolement et ce n'est pas un hasard si un des plus grands textes de la sociologie moderne (La Société de cour) est né, pour une part, de sa lecture: c'est pourquoi j'aborde complémentairement (III, 4) la capacité remarquable de cette écriture à exprimer en permanence la tension entre individu et société et à offrir l'équivalent langagier d'un monde humain dans sa proliférante totalité. Ce qui rattache l'individu à l'univers social est un système de signes dont Saint-Simon est le lecteur passionné et le style des Mémoires est à l'écoute de ce «monde» dont ils prétendent être l'équivalent. Pourtant, cette «œuvre monde» ne l'est pas à la manière d'une œuvre romanesque: alors que chez Balzac une narration littéraire orchestre le retour de «personnages», ce ne sont pas des personnages mais des «personnes» que les innombrables récits juxtaposés des Mémoires font revenir, dans des formes aléatoirement définies par chaque contexte narratif et chaque modèle «historiographique».

Enfin, la question du style des Mémoires dans un sens plus traditionnel, celui d'un «style individuel» de Saint-Simon est abordée (III, 5), de manière à exclure radicalement toute conception littéraire ou artistique de leur écriture. Ce style apparaît dans une négligence que l'auteur avoue sans fard, et qui n'est pas, comme chez un La Fontaine ou un Stendhal, le comble de l'art, mais le signe d'une indifférence totale pour toute considération esthétique. Les Mémoires de Saint-Simon ne veulent ni être une œuvre d'art, ni ne pas en être une: ils ne le sont pas. Cette «négligence» est observée successivement dans les grands équilibres de l'œuvre, et notamment dans la manière particulièrement significative dont elle se conclut, dans la conduite des récits qui s'y succèdent, dans la construction de ses phrases.

Ce travail critique sur l'œuvre de Saint-Simon n'était pas avant tout guidé par des préoccupations théoriques et toutefois il paraît difficile de ne pas signaler, sur des questions importantes, celle des rapports entre histoire et fiction, d'une part, entre histoire et littérature, d'autre part, en quoi il espère contribuer au débat général.

Sur le premier point, il paraît évident que, contrairement à ce qu'on avance parfois, et même si le concept de «fiction» n'est pas construit à l'époque classique comme a pu le faire la théorie moderne, l'opposition fiction/non fiction existe bien à l'époque de Saint-Simon, et suscite les débats les plus savants et les plus virulents. Dès lors, la réflexion sur ce qui oppose une écriture se donnant comme «historique», celle des Mémoires, à une écriture narrative «fabuleuse» est pertinente et le cas exceptionnel de l'œuvre de Saint-Simon peut venir appuyer ceux qui, aujourd'hui, tentent de lutter contre le «ras de marée panfictionnaliste» et de défendre une distinction stricte et irréductible entre histoire et fiction. La voie «moyenne» évoquée par Marie-Laure Ryan, celle qui pense une frontière «mouvante» et imprécise qui ferait par exemple que «les romans historiques sont moins fictionnels que les contes de fée» ayant été, chemin faisant, écartée, ne restent en effet, à mon avis, «en présence» que les deux thèses «extrêmes», et il est nécessaire de se situer clairement dans un débat dont les enjeux théoriques «purs» ne doivent pas occulter les arrière-plans d'un autre ordre. En réalité, le renvoi dos à dos de tous les discours à des «idéologies» elles-mêmes presque comme indifférenciées justifie la victoire d'une représentation «instrumentalisée» du langage. Si l'époque, dans ses «pratiques d'écriture», multiplie les signes de sa volonté de «brouiller» les limites entre fiction et non-fiction, et de les détruire, ce n'est pas une raison pour faire une théorie de la fiction généralisée, mais bien plutôt pour faire une théorie de l'époque. Les raffinements théoriques de Marie-Laure Ryan cherchant une «voie moyenne» ne font que céder à cette pression extérieure en intégrant au modèle le «nouveau journalisme» et les «vies romancées» qui doivent sans doute pourtant pouvoir entrer dans les autres «catégories» qu'elle propose: on ne voit pas pourquoi une vie romancée ne serait pas de l'«histoire» dans certains cas, de la «fiction classique» dans d'autres. Quant à ce qu'elle appelle «nouveau journalisme» qui triomphe dans les émissions «vérité» à la télévision et dans la présentation «hollywoodienne» d'événements comme le 11 septembre 2001, il est au cœur du désir de brouillage. La rage de nivellement entre fiction et histoire qui caractérise notre époque relève peut-être plus d'une psychanalyse collective que de la théorie littéraire.

Un des aspects les plus occultés du discours historique dans son originalité est qu'il exprime un rapport de celui qui le produit au monde dans le champ de vérités singulières. Flaubert peut bien exprimer sa haine contre la bourgeoisie en général dans Madame Bovary, Saint-Simon, lui, déteste Madame de Maintenon en particulier. La violence d'un tel sentiment ne porte pas atteinte à la qualité historique de son texte en le tirant vers la fiction: elle est au contraire un des indices les plus sûrs de son caractère «historique». C'est ce rapport intense à un «vrai» singulier (que l'auteur oppose avec acharnement au vraisemblable des «romans»), celui des personnes et des événements, qui justifie l'omniprésence dans les Mémoires de Saint-Simon des marques tendues, crispées du «témoignage», en somme du motif obsessionnel qui parcourt l'œuvre du «je dis la vérité» (et c'est, d'ailleurs, le rapport de l'écriture aux personnes singulières qui pose problème à Saint-Simon du point de vue de la charité et qui menace pendant quarante ans son immense projet). C'est lui qui explique que la «vérité» puisse se trouver dans d'autres textes et que celui de Saint-Simon, par souci de complémentarité, ne raconte pas à nouveau ce qui a été raconté par d'autres lorsqu'il juge leurs récits satisfaisants. C'est lui qui explique tout aussi bien les conflits explosifs avec d'autres discours accusés de mensonge et d'erreur. C'est lui qui explique la volonté acharnée de rendre compte par des récits des «dessous» des événements les plus retentissants et le souci occasionnel de mentionner des sources cautionnant la parole propre. C'est lui qui explique la magnifique quête de fidélité à la réalité singulière de l'individu qui fait de l'écriture de Saint-Simon, à partir de la mort du duc de Bourgogne et des Collections sur feu Monseigneur le dauphin, œuvre «expérimentale» au sens profond, une expérience elle-même unique. C'est lui qui explique que Saint-Simon ne se soucie pas de la beauté du «style» et sacrifie à n'importe quel moment son «style de feu» à des considérations besogneuses, à des relations plates, à des inventaires minutieux quasi-illisibles. C'est lui qui explique l'hétérogénéité frappante des «styles» des Mémoires, et le fait que la copie des autres (Torcy, Dangeau, les gazettes) puisse en faire pleinement partie. Chacun de ces éléments entraîne, sur le plan formel, une quantité impressionnante de traits distinctifs du discours historique que nous avons relevés chemin faisant. Bien sûr, ceux-ci n'interviennent pas à chaque page, et le lecteur de tel extrait non référencié des Mémoires pourrait croire qu'il lit un extrait de roman. De la même manière, le lecteur d'un extrait non référencié de La Vie, mode d'emploi, pourrait s'imaginer qu'il lit une biographie factuelle. Car si la forme est affectée par la qualité du discours (historique ou fictionnel), ce n'est pas de manière régulière et de vastes pans de texte peuvent n'en porter aucune marque.

Le brouillage post-moderne suscite une indifférence généralisée à l'égard de la fiction aussi bien qu'à l'égard de l'histoire qui se dissolvent dans le statut de «produits», une perte dramatique de leurs pouvoirs respectifs. Réduite à des stéréotypes ou à des constructions ironiques interchangeables, la «fiction» multiplie les œuvres «jetables». L'histoire «sérieuse» semble parfois proposer ses «vérités» avec une ironie oulipienne. L'acte humain de «raconter une belle histoire», celui de «dire la vérité» sur le passé, renvoyés dos à dos, semblent perdre tout sens et ne laisser que des «textes» pâles et anémiés à peine plus sérieusement distincts qu'une succession d'annonces publicitaires. Il n'est pas surprenant que, loin de cette indifférence suspecte et mortifère, les Mémoires de Saint-Simon offrent beaucoup plus de prise à celui qui cherche dans le texte, justement, les signes visibles d'un projet historique en acte: les théoriciens feraient peut-être mieux de s'occuper de tels objets que de ceux, prévisibles, que la post modernité «littéraire» leur donne en pâture trop facile pour ronger les limites.

Une mauvaise manière de poser le problème des relations entre histoire et littérature est, à mon avis, d'opposer un «avant» où l'histoire aurait été «littéraire», «artistique», «rhétorique» etc. à un «après» où elle serait devenue science et de chercher les signes de cette transformation interprétée, au choix, comme «progrès» ou comme «déchéance». C'est ce qu'a pu prétendre par exemple Hayden White, mais sa position se heurte au moins à deux difficultés: la première, c'est que l'«avant» auquel il se réfère n'avait pas dans son horizon culturel les notions de «littérature» et d'«art» au sens où il emploie ces mots et que les pratiques historiques d'Ancien Régime étaient d'une diversité qui défie une telle simplification abusive. La seconde, c'est que l'histoire n'est jamais entièrement devenue une «science» et que l'histoire «scientifique» n'a pas purement et simplement éliminé d'autres pratiques qu'on peut malgré tout juger «historiques». Cela ne signifie pas que la prétention de l'histoire à se constituer en science et à se dissocier de la «littérature» elle-même, comme telle, émergeante, au XIX° siècle, n'est pas un événement culturel majeur. Mais cela signifie certainement qu'on ne comprendra une œuvre comme celle de Saint-Simon ni en la regardant à travers le «filtre» de l'idée de littérature ni en la pensant comme «scientifique» ou «pré-scientifique». Pour comprendre l'œuvre de Saint-Simon comme œuvre d'histoire il faut penser la question de l'histoire en dehors des cadres figés de l'histoire comme littérature et de l'histoire comme science, admettre que l'histoire n'est par essence ni «littéraire» ni «scientifique» et qu'elle peut garder pour nous un profond intérêt sans relever de ces domaines.

Ainsi, l'œuvre de Saint-Simon n'est ni un chef-d'œuvre d'art verbal, ni une œuvre historique «définitive» sur le plan de l'établissement d'un savoir factuel positif. Pourtant, et c'est la vertu principale des Mémoires qui correspond exactement à ce qu'en dit Saint-Simon et à ce qui a suscité» l'étonnement de Sainte-Beuve et de Taine, aucune œuvre peut-être ne nous donne comme celle-ci accès au passé, aucune n'a plus parfaitement empêché l'oubli des hommes et de leurs actions, aucune n'a su nous rendre plus parfaitement présent un monde absent, aucune, malgré ses «mensonges» et ses «approximations», n'accomplit un tel prodigieux travail de résurrection. Comme le dit Sainte-Beuve, une époque qui n'a pas eu son Saint-Simon est comme «décolorée» et aucune autre époque n'a vraiment eu son Saint-Simon que cette période racontée dans les Mémoires qui correspond presque exactement à celle que Paul Hazard a globalement perçue comme celle d'une «crise de la conscience européenne». Ni littéraires ni scientifiques, les Mémoires de Saint-Simon sont donc pourtant l'œuvre d'histoire par excellence en ce qu'ils permettent la «présence» problématique et pourtant nécessaire du passé. Ce n'est pas un miracle d'illusionnisme, un feu d'artifice d'«effets de réel», une pièce montée de «procédés» qui nous permettent de leur donner ce statut privilégié, mais l'intense participation au monde de Saint-Simon dans et par cette œuvre qui est l'acte essentiel de sa vie et sa quête de vérité. Parler, écrire, c'est «être au monde» en ce double sens que le discours est dans le monde et qu'il en parle, qu'il ne peut être dans le monde sans en parler, et qu'il ne peut en parler sans y participer pleinement. Il n'y a donc pas, d'un côté, une «énonciation» qui serait l'essentiel et de l'autre un «énoncé» qui ne serait rien. La connaissance éventuelle des contextes dans lesquels les énoncés que nous avons conservés ont été l'objet d'une «énonciation» n'autorise pas l'indifférence à ce qu'ils disent. Il n'y a pas, d'un côté, l'événement historique situé dans le temps de l'énonciation des Mémoires et, de l'autre côté, un «texte» qui nous est resté: celui-ci porte entièrement l'événement qui l'a produit et ne peut s'en distinguer.

Non seulement l'histoire n'est pas «littéraire» par essence, mais elle est même, dans tous les cas, récalcitrante à se faire enrôler par la notion «moderne» de littérature. Quand cette notion est apparue dans son plein éclat, elle s'en est aussitôt dissociée. Les textes historiques du passé n'y ont été intégrés que «de force» et, évidemment, sans pouvoir protester et sans être défendus par une histoire scientifique moderne condescendante et longtemps convaincue d'être la seule «vraie» histoire: mais nous voyons actuellement de mieux en mieux comment ils peuvent lui résister et en quoi l'intégration d'Hérodote, de Thucydide, de Tite-Live à des «histoires des littératures antiques» est aussi imaginaire que ces littératures elles-mêmes en tant que telles; la «modernité», perdant enfin un peu de son orgueil et de son assurance, apprend peu à peu à comprendre et à interroger l'histoire dans son «incurable diversité» (selon l'expression de K. Pomian) et à ne plus demander à Thucydide ou à Ranke d'annoncer ou de préfigurer la «science historique» ou, à défaut, d'avoir un «beau style», pour les respecter et les aimer. Dès lors, pour justifier notre lecture des grands historiens du passé, nous n'avons plus besoin de la notion inutile et trompeuse de «littérature» et apprendre à nous en passer est devenu nécessaire: cela ne nous donnera pas accès de plain-pied à ces textes «tels qu'ils sont» mais éliminera au moins un des écrans que nous avions installés entre eux et nous pour pouvoir, malgré tout, continuer à les lire. Les textes historiques sont grands en ce qu'ils écrivent l'histoire, et la notion de littérature ne leur apporte rien. On pourrait, évidemment, faire des constats similaires à propos des textes philosophiques, mais aussi, pour les siècles anciens, du théâtre ou de la poésie.

Réintégrés dans le corpus général des mémoires français d'Ancien Régime, les Mémoires de Saint-Simon en représentent l'incontestable sommet et, d'une certaine manière, renvoient sur les autres textes, attachants ou ternes, brillants ou insipides, des autres mémorialistes, une question: pourquoi une «histoire» écrite à la première personne prend-elle un tel essor entre le XVI° et le XVIII° siècle en France, de Commynes à Chateaubriand? Comment peut-on comprendre la place de ce discours dans une époque qui apparaît rétrospectivement comme celle d'une «crisede la conscience européenne» dont les Mémoires, à partir de leurs positions et de leurs obsessions dont on pense ce qu'on veut disent, comme aucune autre œuvre, peut-être, en dehors de celle de Rousseau, la profondeur et la gravité?

Nietzsche attribue trois fonctions vitales à l'histoire, dont les deux premières vont ici m'intéresser particulièrement: la première, c'est de léguer des monuments, des modèles venus du passé auxquels les hommes d'aujourd'hui pourraient vouloir se conformer. Cette «histoire monument» n'est pas totalement étrangère à certains mémorialistes qui visent, en quelque sorte, à se transformer eux-mêmes en monuments pour la postérité: c'est le cas, à certains égards, d'un Monluc ou d'un Retz, pour des raisons différentes. Joinville était le chantre de Saint Louis: ils sont les chantres d'eux-mêmes. Ce n'est pourtant pas, pour l'essentiel, ce désir d'autoglorification qui explique le surgissement et la prolifération de mémoires. Il reste relativement superficiel, même chez un Retz, et ne constitue pas l'«âme» des mémoires d'Ancien Régime les plus «représentatifs», si on peut parler de représentativité à propos d'un corpus si chaotique, dissonant et comme indéfinissable. Et le fait que des hommes aient voulu s'ériger en monument ne donne pas pour autant à cette «monumentalité» l'efficacité qu'avait l'histoire «monumentale» à proprement parler: c'est avec ironie, le plus souvent, que la postérité admirera «quand même» ces hommes qui prétendaient à une admiration sans recul. Retz et Saint-Simon en sont les exemples les plus évidents. Nietzsche, avant de dénoncer la catastrophe, à ses yeux, mortifère de l'«histoire-science», cite en troisième position une «fonction critique» de l'histoire qui ne me retiendra pas ici. Elle n'en éclate pas moins dans le dialogisme conflictuel qui électrise les Mémoires, avant de donner tout son sens à l'entreprise historiographique monumentale d'un Voltaire, aussi étranger que Saint-Simon à l'idée d'entasser pour rien un savoir «désintéressé».

Mais Nietzsche observe une seconde fonction «vitale» de l'histoire: c'est l'histoire tradition dont la tâche est de nous dire qui est ce «nous» qui complète la douloureuse énigme de notre «je» et la rend, en principe, moins fatale. C'est elle qui fait qu'aucun homme ne se sent «seul» et qu'il «fait partie», qu'il le veuille ou non, de groupes humains qui s'opposent (pas forcément de manière conflictuelle mais, disons, sur le mode de l'identité) à d'autres dont il ne fait pas partie, et qui constitue le principe d'émergence de la vérité. Cette histoire tradition est la plus importante pour interroger la place de la vérité dans les sociétés humaines: c'est elle qui nous dit quelle est la vérité qui fonde le groupe, lui donne son unité et son sens. Vue sous cet angle, la vérité n'est en effet pas seulement un concept ou un mot, c'est un principe vital, car de même qu'aucun discours ne peut se penser sans «destinataire» réel ou fantasmé, aucun homme ne peut exister dans une solitude radicale. Et en même temps, aucun groupe humain ne peut exister sur une autre base que celle de la vérité: sans vérité, il n'y a pas de «nous». Dans la quasi-totalité des sociétés humaines, c'est la religion qui a constitué le socle de la vérité qui soudait et unifiait le groupe, et qui continue à le faire, au point qu'on pourrait presque croire inséparables l'humain et le religieux. Mais dans l'Occident moderne, et particulièrement en Europe, et de manière plus spectaculaire qu'ailleurs en France, et au plus haut point à l'époque de Saint-Simon, une «crise de la conscience» qui fut aussi, à bien des égards, une «crise de la vérité» a rendu presque impossible ou artificiellement rhétorique et donc inopératoire l'écriture d'une telle «histoire tradition»: la volonté pathétique et l'échec retentissant de toutes les tentatives de ressusciter le genre épique de Ronsard à Hugo le montrent assez bien. Car l'épopée était cette «histoire» qui se passait bien de la conformité des énoncés à la «réalité» si elle pouvait constituer le socle d'une«vérité»-énonciation disant en acte quel était ce «nous» sur lequel nous pouvions compter pour exister. L'épopée, du seizième au dix-huitième siècle, n'est plus qu'un «genre» poétique parmi d'autres, ou une annexe travestie et/ou magnifiée d'une poésie polémique qui ne trouvera pas toujours en France ses plus beaux titres de gloire. Si on étend le débat à l'échelle européenne, l'Italie fait retentir, avec le sublime et ironique chant du cygne de l'Orlando Furioso, la fin définitive de l'épopée occidentale comme créatrice de vérité. Les traces de l'épique ou du légendaire qui subsistaient, de manière sérieuse ou parodique, dans les formes médiévales de l'histoire, tendent à disparaître, et la «dégringolade» s'accélère avec les Lumières. En revanche surgit peu à peu l'histoire «moderne», «machiavélique» et/ou «scientifique», et son «double» rejeté et indésirable, son frère «bâtard» obscur, méprisé mais fier et bientôt proliférant: l'histoire racontée «à la première personne», les «mémoires»[1]. Or, une des caractéristiques les plus frappantes de cette écriture de l'histoire «à la première personne», alors que l'«autre» s'apprête à bientôt accumuler tristement du savoir positif comme un but en soi, est qu'elle a renoncé à donner du sens à la communauté, qu'elle ne vise plus à construire une «vérité» qui souderait et justifierait un «nous». Au contraire, c'est un «je» isolé qui la soutient, et qui, dans certains cas particulièrement frappants, de Monluc à Saint-Simon, dénonce, au contraire, la disparition de la vérité, la fin de la vérité, fait de l'histoire non le récit d'une fondation mais celui d'une destruction de la vérité. On peut toujours attribuer ces discours pessimistes à la «vieillesse» des «individus» concernés et à l'amertume qui l'accompagnerait ce n'est peut-être pas suffisant. Et il est naturel, cela étant considéré, que le plus grand de tous les mémorialistes, le duc de Saint-Simon, soit celui qui proclame le plus fougueusement l'idée que la vérité appartient à un passé perdu, que son autorité sacrée est anéantie. Si bien des hommes au XVIII° siècle, ceux qui en font le Siècle des Lumières, rêvent avec enthousiasme et poésie une vérité à construire, une vérité en devenir, ce n'est le cas d'aucun des grands mémorialistes: ils font, au contraire, le constat amer d'une vérité perdue qui n'assure plus la cohésion du corps social, et la «première personne» qui s'y déploie est bien, d'abord, celle, tragique, d'une solitude et d'une dispersion. Une telle histoire a complètement perdu toute possibilité d'apporter la «vérité» à la société, et se résout à en ressasser l'absence tout en lui fournissant son «dernier refuge».

C'est aussi pourquoi cette histoire à la «première personne» cesse d'être «didactique», et pourquoi, malgré quelques dénégations, les mémoires d'Ancien Régime que la postérité a choisi d'aimer plus que d'autres ne sont jamais conçus pour l'éducation de qui que ce soit, et surtout pas du prince. Ils ne voient pas l'avenir comme un terrain sur lequel ils peuvent agir. Bien sûr, il serait vain de chercher chez tous les mémorialistes, chez Mme de Caylus ou chez l'abbé de Choisy, le pessimisme glorieux et tourmenté du duc de Saint-Simon, et la généralisation abusive guette toute tentative d'enfermer le corpus entier des mémorialistes dans telle ou telle «tendance». Bien sûr, Henri de Campion ou le «vieux» Brienne écrivent pour leurs enfants et Monluc pour d'hypothétiques «capitaines» à venir. Mais lorsque la fonction didactique apparaît, elle montre vite ses limites, et si les mémorialistes ne nous ennuient presque jamais c'est, entre autres, parce qu'ils n'ont guère de leçons à nous donner. Ce n'est donc pas un hasard si le prince n'est pas le destinataire des Mémoires de Saint-Simon, qui ne prétendent certes pas contribuer à un «meilleur» avenir ou à assurer le «salut du royaume», contrairement à ce qu'a pu affirmer Delphine de Garidel, et qui, en outre, sont l'œuvre d'un homme qui avait (presque) inutilement jeté, dans cet ordre, toutes ses forces dans le «futur passé» du duc de Bourgogne et dans le «présent passé» d'un duc d'Orléans trop «moderne». Le texte que nous connaissons n'a plus aucun prince en «ligne de mire» et surtout pas ce Louis XV dont Saint-Simon a évité avec ardeur d'assurer l'éducation, ce qui n'est, certes, pas pur hasard et constitue, au contraire, un des événements les plus lourdement significatifs de la fin de sa carrière politique.

Défigurée, «étranglée», «suffoquée», partout ailleurs retenue et bridée, la vérité jaillit pourtant sans cesse à torrents dans l'œuvre, mais elle n'informe en rien ce qui lui est extérieur et en fin de compte, enfermée en elle comme le génie de la bouteille, se contemple elle-même dans sa défaite (au moins «terrestre») et son inutilité. Retirée dans l'œuvre comme en un ultime sanctuaire inviolé et intime, la vérité semble y attendre l'heure de sa résurrection et, dans ce corps trop étroit, violemment se débattre pour en sortir. En somme, privée de voix collective ou de voix prophétique, la vérité s'est dramatiquement repliée dans une parole solitaire et se déchire de vouloir être «la vérité» dans l'espace étriqué d'un «individu» qui ne peut, à lui seul, la fonder ou la soutenir.


Marc Hersant



[1] Je sais que certains mémorialistes (comme, pour une partie de son œuvre, La Rochefoucauld) écrivent «à la troisième personne» mais j'assume cette «généralisation abusive».

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Marc Hersant

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Septembre 2009 à 16h38.