Atelier



La représentation des discours des personnages, la narration, la vie et le lecteur

(Dialogue entre une auteure de romans noirs et un linguiste)

par Dominique Manotti et Alain Rabatel

Spécialiste de sciences du langage, Alain Rabatel a consacré quatre articles successifs aux spécificités du discours rapporté (ou discours représenté) dans l'œuvre de Dominique Manotti [1]. Les occurrences étudiées dans quelques-uns de ses romans noirs étaient si novatrices et singulières en elles-mêmes, comme pour leur rapport avec la narration et la position de la narratrice envers ses personnages et les univers représentés, qu'elles ont donné au théoricien l'envie d'en savoir plus, en dialoguant avec la romancière, par ailleurs historienne de profession. C'est cet entretien resté inédit que l'Atelier de théorie littéraire de Fabula donne à lire, avec l'aimable autorisation des deux interlocuteurs.


Dossiers Personnage, Linguistique.





La représentation des discours des personnages, la narration, la vie et le lecteur


Alain Rabatel : 1. Que pensez-vous du choix de certaines œuvres et de l'exclusion de certaines autres du corpus des quatre articles [2] que j'ai consacrés aux formes du discours représenté [3] (désormais DR) ? La constitution de ce corpus appelle-t-elle de votre part des commentaires, voire des réserves ? En effet, j'ai privilégié les romans dans lesquels les formes du DR me semblaient les plus innovantes et j'ai exclu celles dans lesquelles elles me semblaient plus traditionnelles, et davantage en lien avec des romans à thèse, en ce sens que le point de vue de l'auteur y était plus directement sensible. Mais ces choix scientifiques reposent sur des jugements qui peuvent être discutés, tant sur le caractère innovant ou traditionnel des formes de DR que sur la catégorisation de roman à thèse, qui ne passe pas pour un compliment – et je suis gêné d'avoir à le formuler ainsi, mais je choisis de vous parler directement, c'est une forme de respect, à laquelle je tiens d'autant plus que j'ai beaucoup d'estime et d'admiration pour votre travail créateur en général, y compris pour les œuvres que je n'ai pas retenues, et qui présentent à mes yeux d'autres points intéressants indépendamment du prisme des discours représentés.


Une autre façon de poser la question concerne le rapport entre écriture engagée et militance (syndicale ou politique) que vous évoquez voire revendiquez sur votre site. Plus précisément, quelle est la balance entre les deux ? Car on peut être engagé sans forcément écrire des romans à thèse, en laissant au lecteur une grande liberté dans la façon dont il peut interpréter ce que vous lui donnez à voir, comme on peut écrire des œuvres à thèse sans être militant. Ma question concerne aussi les relations entre le travail de l'historien-ne (que vous avez été en enseignant l'histoire économique à l'université) et le métier de romancier.


Dominique Manotti : Le choix des œuvres sur lesquelles vous décidez de travailler vous revient entièrement, je n'en discute pas. Par contre, l'expression « roman à thèse » me pose problème. Pour moi, un roman à thèse est construit à partir d'une « thèse », d'un point de vue idéologique, politique, moral, pour les défendre, la démarche romanesque est un « habillage ». Je ne fonctionne pas de cette façon, je pense n'avoir jamais écrit un roman à thèse. À l'origine de mes romans, il y a tel ou tel fait concret, réel, que je comprends mal, le silence qui l'entoure m'intrigue. J'écris un roman pour comprendre ce fait, ce silence.


Je ne me suis jamais longuement interrogée sur les rapports entre militance et écriture romanesque. Ces deux activités, qui me semblent de nature profondément différente, correspondent à des moments différents de ma vie. Dans les années 60 et 70, le monde était en ébullition, j'ai milité pour des changements en profondeur de ce monde-là, et je n'ai jamais pensé à écrire des romans. Sont arrivées les années 80, les années Reagan – Thatcher ; en France, les années Mitterrand. Pour moi, militante des luttes sociales pour qui tout espoir de transformations profondes de la société reposait sur une articulation enfin trouvée entre luttes sociales et politiques, l'élection de Mitterrand a vite signifié le tout politique, l'ignorance et la disqualification des luttes sociales. Donc l'impasse, le ralliement à l'économie financière dominante et, à terme, la destruction d'une gauche porteuse d'un vrai changement de société. Comme l'arrivée de Mitterrand au pouvoir s'accompagnait d'une vraie ferveur populaire, cela signifiait que tout ce pour quoi je m'étais battue pendant vingt ans n'avait pas su gagner une majorité dans le pays. J'ai pensé qu'il était temps de faire le bilan. Devant l'ampleur de l'échec, je n'avais plus l'espoir de vivre la reconstruction de nouvelles alternatives. Si j'acceptais la défaite de ma génération, restait à la comprendre, et j'ai pris quelques années avant de décider que l'écriture de romans était le meilleur moyen de tenter l'expérience, celui qui m'offrait la plus grande liberté. Toujours avec la même vision du monde, toujours en m'appuyant sur mes expériences passées, avec comme objectif de raconter le monde qui m'entoure, tel que je le vois, au plus près du réel, « mis en chair » dans des personnages qui ne sont pas des « locuteurs de thèses » mais des êtres vivants. Oui, j'ai de l'empathie pour tous mes personnages principaux, sinon comment pourrai-je les faire vivre ? Je raconte des hommes qui ne sont ni des monstres ni des anges. Oui, pour moi, il s'agit d'humaniser mes salauds, ce n'est pas un risque que je prends, c'est un choix, et c'est aussi une façon d'humaniser la face noire que chaque lecteur porte en lui et de m'humaniser moi-même. Mon monde n'est pas celui de la lutte du Bien contre le Mal. Et mes lecteurs sont libres de lire comme ils l'entendent, de réécrire l'histoire comme ils la sentent. Je ne m'identifie à aucun de mes personnages, je n'entends pas exiger de mes lecteurs qu'ils le fassent. Chaque lecture est une réécriture.


Les relations entre mon travail d'historienne et de romancière sont d'une autre nature. Mon métier d'historienne m'a appris mon métier de romancière. Respecter les faits, rechercher des traces, des indices, construire des liens de causalité, garder l'esprit critique. Mais je ne conçois pas l'Histoire comme une sorte de science exacte du passé, ni les historiens comme des savants doués d'une capacité surhumaine d'objectivité, alors que tout historien n'interroge le passé qu'à travers l'expérience qu'il a du présent, et comment pourrait-il en être autrement ? L'Histoire a sans doute plusieurs fonctions possibles. Pour les gouvernants, la principale est de produire un « roman national » facteur de cohésion sociale. Or les historiens professionnels, enseignants-chercheurs, sont des fonctionnaires, ou des gens désireux de le devenir, soucieux de leur carrière, de leur zone de pouvoir, soumis par bien des aspects à des pressions constantes (subventions, crédits, accès aux archives, publications, mutations). Prennent-ils facilement la décision de scruter les noirs silences, d'aller fouiller dans les territoires interdits ou même simplement gênants ? La pratique montre que non. Le romancier est bien plus libre. Hugo plutôt que Lavisse.


A. R. : 2. Quelles sont vos principales sources pour écrire vos romans : des lectures d'ouvrages académiques (et si oui dans quelles disciplines ou sous-disciplines), des enquêtes médiatiques (et si oui, dans quels supports) ? Procédez-vous ou avez-vous procédé vous-même à des enquêtes de terrain, un peu à la manière de Zola, dans ses Carnets d'enquête ? Je vous pose la question car vous évoquez sur votre site [4] une continuité entre votre travail d'historienne et votre métier d'auteure de romans noirs. Encore ma question est-elle discutable en ce qu'elle restreint implicitement l'enquête à des préalables à l'écriture littéraire, alors que le discours syndical, comme le discours académique, reposent aussi sur des enquêtes. Mais les formes de l'enquête comme leurs visées ou leurs exploitations ne sont pas homologues.


Plus fondamentalement, vous qui avez été historienne et avez enseigné l'histoire économique, comment faites-vous, en tant que romancière, pour exploiter les archives ? Ma question porte moins ici sur les sources, le fonds d'archives sur lequel vous vous appuyez que sur la valeur de preuve des archives.


D. M. : Quand je décide de travailler sur un sujet précis de roman (le trading du pétrole pour Or Noir, ou le rachat d'Alstom par GE pour Racket par exemple…) je commence par consulter des ouvrages académiques sur le sujet, sociologie, histoire, économie principalement. Je ne me reporte jamais moi-même aux archives, ce serait un travail bien trop chronophage, mais mon expérience d'historienne me permet de construire des bibliographies de qualité. Ensuite, je dépouille la presse, nationale, régionale, parfois étrangère, sur un an ou un peu plus autour de la date de l'événement que je veux romancer. La lecture en continu sur une période assez longue de la presse quotidienne est toujours très riche. J'utilise aussi parfois des articles de revues. Il y a ensuite un travail de repérage des lieux, et d'interviews des témoins directs ou indirects, quand ils existent, quand je les trouve. À ce niveau, la réflexion méthodologique des historiens sur l'histoire orale m'est bien utile. Pendant toute cette période (un an et demi en moyenne), j'écris des fiches, je prends des notes, je ne romance pas. Puis je sens que je commence à maitriser le sujet. Mon premier travail est alors de me construire une grille des faits établis. Mon roman sera composé à partir de cette grille. Le respect des faits établis est une contrainte que je me donne, mon imaginaire joue autour de ce noyau dur, j'écris sous contrainte, un clin d'œil à l'OULIPO.


Quand j'ai cette grille, je cherche les personnages. Ils émanent petit à petit de la masse de documents accumulés, comme une vapeur de la casserole où cuit la sauce. J'imagine des fiches biographiques, les premières scènes s'esquissent. Quand les personnages commencent à me parler, je sais que je peux commencer à écrire. Je commence par un plan d'ensemble, que je construis en intégrant les personnages imaginaires à ma chronologie des faits, toilettée au passage. Les grands moments du roman apparaissent à ce moment-là, j'accroche les scènes principales à l'ossature, je peux commencer à écrire. Dans l'ensemble, je suis mon plan, j'écris scène après scène, en suivant mon plan. Les personnages évoluent au fur et à mesure de la rédaction, mais le schéma d'ensemble ne bouge guère.


A.R. : 3. D'accord. Mais essayons d'aller plus loin. On pourrait peut-être poser le problème en des termes tout à fait différents. Je me souviens que lors de mes études, un de nos professeurs de l'ENS Saint-Cloud, Pierre Barbéris, insistait sur la force anticipatrice des romans balzaciens ou stendhaliens – mais on pourrait ajouter les romans noirs d'écrivains aussi géniaux que Chester Himes, les vôtres aussi –, sur leur attitude à saisir avant les savants des tendances des tournants sociétaux, sur leur force à imaginer, amplifier des signaux infimes, que le mouvement des sociétés déploie et les analyses des historiens confirment après coup. Dans cette configuration, le romancier est en amont des archives, il aide à les constituer, éventuellement par le caractère fictionnel, hypothétique (possible et plausible) de ses hypothèses. Avez-vous rencontré ce genre de configuration ? Ou encore êtes-vous trouvée dans une situation intermédiaire, celle dans laquelle le romancier, qui travaille à partir des archives, comble les trous de la documentation, par la force de ses analyses et de son imagination empathique, imagine/'invente' des liens entre personnes, entre événements, que le travail ultérieur des historiens sur des sources inédites vient confirmer ? Vous est-il arrivé d'imaginer des liens que la découverte de documents ultérieurs a permis d'établir scientifiquement ?


D. M. : Dans un de mes romans, Or Noir, j'ai imaginé, en m'appuyant sur la chronologie des faits (coïncidence de la fin de la French et de l'essor de la contrebande du pétrole en Méditerranée) et la logique des truands et hommes d'affaires concernés, que l'argent de la French Connection avait servi à financer les tous premiers temps de la naissance du trading du pétrole. Un policier marseillais à la retraite m'a demandé de qui je tenais ce tuyau. Il m'a dit qu'à l'époque (vers 1973), la police marseillaise avait eu la même idée, et longuement planqué, en vain. Et il restait persuadé que c'était bien dans le pétrole que s'était réfugié l'argent de la French. J'étais assez contente de mon intuition.


Et c'est bien Didier Daeninckx, un romancier, qui, le premier, donna en 1983, dans son roman Meurtres pour mémoire, une audience large au massacre des manifestants algériens à Paris en 1961, parce qu'il avait su, en bon romancier, écouter les témoignages des rescapés. Savoir écouter, c'est savoir écrire. Les historiens professionnels de l'époque niaient farouchement le massacre. Leur version : deux morts, ils répercutaient les données des archives de la préfecture de police sans chercher plus loin. Il faudra le travail acharné de Jean Luc Einaudi, un animateur social historien amateur, et 14 ans de combats éditoriaux et judiciaires pour que la thèse du massacre soit enfin acceptée. Deux cents à trois cents morts. Einaudi a dû « inventer » ses sources : les morts enregistrés dans les cimetières environnants, les cahiers des éclusiers sur la Seine en aval de Paris, les archives de la Fédération de France du FLN, etc., pour parvenir à imposer comme une vérité historique ce que disait déjà le roman de Daeninckx. Or cette manifestation et sa répression ne sont pas « anecdotiques ». Cette manifestation est aujourd'hui considérée par tous les historiens étrangers comme la répression la plus sanglante dans les pays occidentaux depuis 1945. La négation de cet épisode par les historiens patentés pèse encore lourd sur la compréhension de ce qu'est la Ve République et la France d'aujourd'hui.


A. R. : 4. Comment expliquez-vous que des historiens éprouvent le besoin de passer au roman policier ou au roman noir ? Le font-ils pour des raisons analogues aux vôtres ou non ? J'imagine que Christian Goudineau, lorsqu'il écrit Le voyage de Marcus, n'a pas les mêmes motivations que vous. Ce n'est pas la même chose que d'écrire sur la Gaule et l'Empire romain du IIe siècle de notre ère ou sur l'époque contemporaine. L'auteur peut certes s'engager dans ses fictions, y laisser transparaitre des choses qui lui tiennent à cœur, mais ce n'est pas le même type d'engagement, et si dimension politique il y a, elle est sans doute différente dans ses objets. Je pense par exemple aux distinctions anglo-saxonnes entre politics (fonctionnement des institutions, luttes pour le pouvoir), policies (décisions dans tel ou tel domaine régissant la vie des citoyens : politique économique, fiscale, éducative) et policy (principes fondamentaux concernant l'identité collective d'une société) (Leca 2012). Vous même, pourriez-vous écrire sur d'autres périodes que la période contemporaine ? Vous l'avez fait avec Le Corps noir, mais c'est une exception dans votre production romanesque. Comment expliquez-vous cela ? Comment situez-vous votre travail par rapport à celui des autres historiens-romanciers ?


D. M. : Il n'y a pas que les historiens qui écrivent des romans policiers, les policiers le font aussi. Et les juges. Déformations professionnelles ? Moments de loisir ? Rentabiliser ses acquis professionnels ? Il faudrait le leur demander.


Je ne suis pas passionnée par le dépaysement temporel et culturel du roman policier. Pour ma part, je n'écris que sur les années cinquante jusqu'à nos jours, celles de ma génération. Le Corps Noir se passe quelques années avant, pendant l'Occupation et la Collaboration. Durant ma jeunesse, j'ai vécu le très lourd silence qui a enseveli cette période pendant longtemps. D'où le désir d'aller voir ce que recouvre ce « noir silence ». Je crois qu'il y a beaucoup à dire là-dessus, je n'ai fait qu'effleurer le sujet avec Le Corps Noir. Les cinquante ans qui suivent l'Occupation sont puissamment façonnés par l'expérience de violence et d'illégalité vécue par les acteurs de la guerre, l'effacement de la collaboration massive du patronat français, le camouflage des courants racistes et fascistes dans la recomposition politique de la guerre froide, l'aveuglement sur « l'Empire colonial » bouée de sauvetage de la grandeur française sérieusement mise à mal à la sortie de la guerre.


L'Occupation, c'est la matrice de l'histoire de ma génération, l'histoire dont nous avons hérité.


A. R. : 5. Vos romans mettent en avant la recherche de la vérité ou les efforts des puissants qui sont dans l'illégalité pour s'opposer à cette quête. Dans ces configurations, les calculs, les débats idéologiques, les tactiques froidement élaborées sont cruciales. Y a-t-il dans cette occurrence une place pour les affects, les émotions ?


D. M. : Je ne parlerais pas de recherche de la vérité du côté de mes personnages. Si je prends ceux que je connais le mieux, Daquin ou Noria Ghozali, il me semble que Noria cherche à affirmer, stabiliser sa personnalité, son existence. Elle a besoin de la reconnaissance de l'organisation policière pour être sûre d'exister. Je ne suis pas certaine de le dire très bien, mais je le sens fortement. Daquin n'a pas les mêmes motivations. Il est sûr de lui, il vient d'ailleurs d'une famille de la bonne bourgeoisie, lui il aime jouer et gagner. Faire toucher terre à l'adversaire. Et il gagne souvent, mais pas toujours. En y réfléchissant, il gagne moins « complètement » dans sa jeunesse, Or Noir ou Marseille 73, que dans sa maturité, ce qui me semble logique. Il a appris à gagner. Macquart et le Gros Marcel sont des flics d'une autre espèce, ils aiment gérer les situations, les hommes. Pas joueurs, gestionnaires. Et bien sûr, il y a place pour les affects dans toutes ces situations. De même que chez les hommes politiques ou les grands patrons, la recherche de l'accumulation indéfinie de la fortune, l'exercice du pouvoir sont des activités qui font une place aux affects et aux émotions. J'imagine Kron, l'ex patron d'Alstom, quand il a mené à bien la vente d'Alstom sans que le ministre de l'Industrie ne s'aperçoive de rien, la jouissance qu'il a dû éprouver devant Montebourg écumant de rage, mais impuissant, battu et honteux de l'être. Kron touche quatre millions d'euros de prime : la reconnaissance de son pouvoir, de son intelligence. Il est un homme qui vaut 4 millions. Cette prime est plus porteuse d'affect qu'un parachute doré, que tous les grands patrons touchent en quittant leur boite, du courant. Après, 4 millions c'est toujours bon à prendre, mais là n'est pas l'essentiel. Par contre, j'ai un peu tendance, c'est vrai, à penser que la recherche obsessionnelle du pouvoir et de l'argent laisse peu de place aux sentiments romantiques. Comme aux motivations idéologiques d'ailleurs.


A. R. : 6. Faut-il voir dans le fait que, contrairement à bien de vos confères ou consœurs, vous refusiez de faire appel à un héros récurrent, la volonté délibérée de ne pas donner l'image d'un flic superhéros qui triomphe de tous les obstacles, afin de ne pas alimenter ce genre de légende ?


Dans le même ordre d'idées, comment analysez-vous le fait que vos « héros positifs », ou, pour le dire en une terminologie moins marquée, vos figures de policiers républicains, démocrates finissent par sortir du monde policier, de leur propre chef ou par la décision de leur hiérarchie, et finissent ainsi sur la touche, soit qu'ils quittent la police pour l'enseignement (Daquin), soit qu'ils soient nommés (sans l'avoir voulu) sur des voies de garage (Nadia Ghozali), soit qu'ils partent en retraite (Macquart, le chef qui recrute Nadia Gozzali), voire qu'ils meurent de maladie (Lenglet) ? La convergence objective de ces devenirs problématiques est d'autant plus significative que la carrière des ripoux ou des fonctionnaires dociles n'est guère entravée, c'est le moins que l'on puisse dire.


D. M. : Je me méfie des héros récurrents parce que j'aimerais que chacun de mes personnages principaux incarne un milieu, un moment particuliers, pour chaque roman particulier. Daquin est né dans le Sentier, il en était vraiment, à mes yeux, l'incarnation presque parfaite. Je n'envisageais pas du tout de le reprendre dans d'autres lieux, d'autres histoires. L'éditeur a insisté. Je l'ai donc repris dans les deux romans suivants, A Nos Chevaux et Kop. Mais éloigné du milieu du Sentier, de son lieu de naissance, je le sentais moins flamboyant, moins différent. Moins séduisant. Et je l'ai abandonné. Puis, des années après, j'ai débarqué à Marseille, et là, j'ai eu besoin de lui, d'un personnage que je connaissais bien, étranger au milieu des flics marseillais que je connaissais mal, parisien et homosexuel, qui me donnait le recul pour les regarder de l'extérieur. L'âge collait bien, 35 ans à sa naissance en 1980, 27 – 28 ans en 1973. Il est donc dans les deux polars marseillais. Il ne sera pas dans mon prochain roman. Mais je n'ai pas le même point de vue que vous sur les carrières de mes flics. Daquin fait toute sa carrière dans la police, à la fin, il dirige même les Stups de la préfecture de police de Paris, c'est ce qu'on appelle un « grand flic ». Il a 70 ans en 2015, il est à la retraite, et enseigne à Sciences Po, ce que font quelques commissaires retraités. Macquart part à la retraite : normal. De plus, il incarne le changement de génération, les commissaires vieux style, exactement le père de substitution dont Noria avait besoin, il lui permet d'entrer dans la famille police, ce que Daquin n'aurait pas fait, par exemple. Lenglet n'est pas flic, il est diplomate, l'un de ces diplomates qui travaillent avec le SDECE (les espions pour faire simple). Il aide Daquin dans sa carrière parce qu'il est un homme de réseau, ce que Daquin n'est pas. Il meurt. Il fallait bien que je tienne compte de la crise du sida… Noria, c'est autre chose. C'est justement parce qu'elle a tellement besoin de la famille police, et qu'elle n'a pas l'aisance d'un Daquin (homme, bourgeois, je dirais bien « blanc ») qu'elle finit par être poussée dehors.


Dans mon travail sur les flics comme sur le reste, j'essaie de rester au plus près du réel. Je n'aime pas du tout les personnages de flics super-héros, ils ne m'intéressent pas, je n'en ai jamais rencontrés. Le flic super-héros, n'est-ce pas une forme de roman à thèse ?


A. R. : 7. On suit toujours les efforts des policiers pour arriver à la vérité, mais boucler une enquête est une chose (compliquée), faire connaître la vérité en est une autre. On ne voit guère, dans vos romans, que les médias jouent un rôle. Pourquoi ?


D. M. : Faire connaître la vérité n'est pas le boulot des flics, cela peut être celui des journalistes, c'est vrai. J'ai très peu de journalistes dans mes romans, mais la profession dans son ensemble me semble avoir des rapports complexes avec « la vérité ». Pour écrire Marseille 73, j'ai eu la chance de rencontrer et d'interviewer un journaliste en activité à Marseille en 1973, qui avait assidûment fréquenté l'Évêché, le commissariat central de police, et qui participa, quelques années plus tard, aux « Dossiers noirs du racisme » sur les assassinats de la période. De son témoignage et de quelques lectures, je retiens que journalistes et policiers à cette époque, à Marseille, entretenaient des rapports étroits, échangeaient services et informations. Les journalistes étaient prudents et « ménageaient » les policiers, leur principale source d'information, et le font toujours. Dans la presse régionale de l'époque, les assassinats à répétition des Algériens passent pratiquement inaperçus, quelques lignes dans la rubrique des faits divers, « sans doute des règlements de compte entre coreligionnaires ». Plus d'informations dans « La Marseillaise », le journal communiste, mais dans l'ensemble, le souci de « faire connaître la vérité » ne me semble pas très répandu. Et si je prends l'un de leurs interlocuteurs préférés dans la police, le Gros Marcel, le flic qui gère le bon fonctionnement du système, plus ou moins bonace et sympathique, dans les dernières pages du roman il devient tueur par procuration. Ni crapule ni sanguinaire, mais il faut que la machine tourne. Je me vois mal en train de lui parler du rôle de « combattant de la vérité » des policiers.


D'ailleurs, le débouché « naturel » des enquêtes policières, du point de vue de « la vérité » serait la justice, me semble-t-il. À Marseille, en 1973, le souci majeur de l'institution judiciaire est de refermer le plus vite possible sur un non-lieu les différents dossiers qui lui parviennent. Je me demande d'ailleurs combien de ces juges avaient eu une expérience professionnelle dans les colonies avant de se retrouver à Marseille. Surtout, il ne faut pas oublier que juges et policiers travaillent au quotidien ensemble, que les juges dépendent de « leurs » policiers pour la qualité de leurs enquêtes, sans avoir d'autorité hiérarchique sur eux. La seule solution est de travailler en bonne entente… La situation a-t-elle beaucoup évolué depuis 1973 ? Sans doute un peu, plus de journalisme d'investigation, encore très minoritaire, plus de prudence des magistrats, mais tout reste à faire. Je n'ai jamais eu un juge comme personnage principal, je pense que j'aurai beaucoup de mal à entrer dans la peau d'un juge. Donc, je reste, pour l'instant, prudemment à l'écart.


A. R. : 8. Que répondriez-vous à ceux qui, tout en comprenant que vous donniez à voir d'indéniables turpitudes des septennats ou gouvernements socialistes, vous objecteraient que les années Mitterrand ne se réduisent pas à leurs dérives, d'une part, et que d'autre part vous chargez bien la Gauche (ou une certaine Gauche socialiste) en exonérant de fait de votre critique les partis de Droite, dès lors que votre sujet ce sont les rêves brisés par les socialistes, et pas les logiques des partis conservateurs, dont le bilan est quand même autrement critiquable que ceux des gouvernements socialistes ?


D. M. : La droite fait son job, néo-libéralisme ravageur, la gauche ne fait plus le sien…


A. R. : 9. Comment écrivez-vous ? Partez-vous d'un plan très élaboré, d'une cartographie élaborée des personnages ? Y a-t-il des choses qui vous échappent ou plutôt vous entrainent dans des directions non entrevues ni prévues, qu'il s'agisse du déroulement de l'action, des traits des personnages, de leur devenir ?


D. M : J'aime bien le terme de « cartographie des personnages ». Oui, au fur et à mesure que j'avance dans l'écriture, des choses changent. Mettre en mouvement des personnages dans des scènes diverses oblige à affiner la connaissance que l'on a de leurs réactions. Oui, je suis parfois surprise. Et je n'hésite pas à aller dans ces directions non programmées lorsqu'elles se présentent. Mais cela porte beaucoup plus sur les personnages et leurs interactions que sur les évènements constitutifs de l'histoire. Pour l'armature du roman, je m'en tiens au plan établi au départ. Jusqu'à aujourd'hui, j'ai beaucoup « bricolé » mes romans en cours d'écriture, je n'en ai encore bouleversé aucun. Exemple de bricolage dans le roman le plus récent, Marseille 73. J'aime commencer tous mes romans par une scène forte. (Cecil B DeMille : on commence par un tremblement de terre et on va crescendo). Pas d'interminables scènes d'exposition, le lecteur plonge direct dans l'histoire en train de se faire. Je commence donc mon roman par la scène de l'enterrement d'un traminot assassiné par un Algérien, point de rencontre central de l'extrême droite marseillaise qui se prépare à l'action. Mon éditeur me signale que les notions que je mobilise dans ce récit (OAS, divers groupes pieds noirs etc…) sont largement ignorées de mes lecteurs aujourd'hui. Je refuse d'introduire dans le roman de longs passages documentaires.

J'introduis donc au tout début du roman une nouvelle scène, un crime raciste, antérieur de quelques jours à la grande scène des funérailles du traminot, qui implique peu de protagonistes, et rend donc possible une information « au goutte à goutte » plus facile à faire. Mais il ne faut pas plaquer la scène sans rapport avec le reste du roman. Coup de chance, j'ai déjà présent dans le roman un avocat, amant de Daquin. Il devient l'avocat des assassins de cette première scène. Mais il a alors un rôle plus important que prévu au départ, et il faut le « remonter » tout au long du roman. C'est ce que j'appelle du bricolage. Un travail très lourd en fait, mais qui ne touche pas à l'architecture centrale du roman.


A. R. : 10. Avez-vous conscience d'estomper les frontières entre discours primaire du narrateur et discours des personnages, par des phénomènes de contagion ou de distance, selon les personnages ?


D. M. : Je vais avoir beaucoup de mal à répondre de façon pertinente, je manque de vocabulaire et de connaissances. De façon purement empirique, je dirais que moi, la narratrice (ou l'autrice ? j'ai du mal à distinguer les deux notions, vous voyez mon degré d'ignorance) je ne m'identifie à aucun de mes personnages. Je pose le cadre, les situations, je choisis les personnages en fonction des situations que je raconte. Pour chacun d'entre eux (les plus importants), j'ai construit une fiche biographique avant de commencer le roman, je sais d'où ils viennent, puis je les mets en situation, je les regarde évoluer, je les écoute, et je cherche à les comprendre. Ma présence constante, c'est ma façon de les regarder et de les comprendre. En somme il me semble que je peux répondre, oui, je suis consciente d'estomper les frontières, mais je ne saurais pas bien dire les moyens que j'utilise pour y parvenir.


A. R : 11. Essayons malgré tout de clarifier ces moyens. Même si, n'étant pas linguiste, vous ignorez cette dénomination, comme celle de discours narrativisé que j'évoquerai ultérieurement, vous êtes pleinement maître de votre langue, et vous le manifestez avec éclat en utilisant toutes les ressources du français, notamment en exploitant des moyens relativement peu conventionnels, en principe cantonnés à une littérature de recherche, qui est publiée par exemple aux Éditions de Minuit. Sur ce plan, vous occupez une place à part dans le roman noir français, pas simplement pour l'intérêt intrinsèque des mondes que vous investiguez, mais encore par une recherche scripturale qui est l'apanage des grands auteurs, capables de traverser les frontières entre ce que Bourdieu appelait la production restreinte, de l'élite et pour l'élite, et la production élargie, réservée au grand public, et dans laquelle on rangeait un certain nombre de genres, dont le roman policier : je pense à Simenon, bien sûr, mais aussi à des auteurs plus contemporains tels que Pierre Lemaître ou Serge Quadruppani. Mais venons-en au fond. Pour quelles raisons préférez-vous souvent employer le discours direct libre plutôt que le discours direct, avec notamment son marquage typographique et syntaxique conventionnel ? L'emploi du discours direct libre relève-t-il d'une stratégie consciente ? Et si oui, pour quelles raisons ? Vitesse du récit ? Fulgurance des paroles, accent sur les pensées, voire la parole intérieure ? Connivence / empathie[5] avec les personnages ? Volonté de casser les codes traditionnels du roman noir, etc. ? Est-ce la même chose pour l'emploi du discours indirect libre ? Avez-vous conscience que ces formes visent chez vous davantage l'expression des pensées (intentions, motivations) que celle des paroles (ou alors des paroles intérieures) ? Cela a-t-il à voir avec votre posture d'écriture empathique ? Avec votre démarche d'historienne ? Avec votre posture militante (et sans doute d'une posture militante armée par le matérialisme, qui cherche à rendre compte des raisons, rationalisations (premières ou secondes) qui font agir, dans la pesée complexe du primat des forces opaques qui gouvernent le monde, au plan économique, financier, politique ?


D. M. : J'ai été très influencée par la littérature américaine et le cinéma américain noir des années 40 – 60. Dashiell Hammett d'abord, Ellroy ensuite. Leur corps-à-corps avec la société américaine, et leur acharnement à trouver une écriture qui en rende compte. Ellroy a une telle puissance d'écriture dans le Quatuor de Los Angeles qu'il m'a fait vivre à Los Angeles et comprendre les États-Unis mieux que je ne l'avais fait auparavant alors que ma vision du monde n'est pas la sienne : c'est ça la puissance de la littérature. Ces lectures m'ont donné l'envie d'écrire et la force de le faire. Je veux raconter des hommes en société et en action. Ce choix de l'action est la première raison pour laquelle j'ai choisi le récit au présent qui, dans sa forme grammaticale, se prête mieux à l'action, est plus bref, moins lourd, plus fluide. Mais il y en a une autre. Le présent permet d'atténuer la perception d'un narrateur omniscient : le narrateur suit le déroulement du récit en même temps que le lecteur. Autre élément : Le rythme de la phrase doit transmettre au lecteur le rythme de l'action, court, accéléré, ou plus lent, avec ses phrases plus longues. Pour cela, il me faut un vocabulaire dépouillé de ses encombrants (comparaisons, etc.). J'aime beaucoup l'expression de Simenon : écrire « avec des mots matière ». Le mot juste n'a pas besoin de fioritures pour peser.


Ensuite les dialogues. Je voulais supprimer toutes les formules « dit Untel », qui brisent le rythme, alourdissent le texte. La plupart du temps, j'attribue le dialogue à tel ou tel locuteur simplement en le plaçant judicieusement dans le texte, juste derrière une personne clairement identifiée. Autre envie, donner de l'épaisseur au dialogue, en insérant dedans des expressions, des gestes, des réactions des interlocuteurs. J'y vois une influence du cinéma et de l'épaisseur de ses images, et cela m'a causé d'innombrables problèmes avec les typographes. Enfin, je cherche à saisir chez mes personnages principaux le moment, le mécanisme de la prise de décision. Rarement à travers un discours articulé en trois points. La plupart du temps, un embryon de dialogue interne je – tu, des mots certes, mais pas forcément des phrases. Décider, décider vite, à partir d'une sensation, d'un mot, de pas grand-chose. Je trouve que ça fonctionne bien, il me semble que je m'approche de ce que je voulais faire au départ. Avec l'irruption du il dans ce type de dialogue, qui est peut être lié à mon présupposé empathique, comme vous le suggérez. Je n'y avais pas réfléchi, le il a coulé sous la plume. Par contre, je suis consciente que, comme vous le dites, « ces formes visent davantage l'expression des pensées (intentions, motivations) que celle des paroles (ou alors des paroles intérieures) ». Et que je cherche toujours les raisons rationnelles d'agir de mes personnages.


Quand mes personnages travaillent en groupe, je fais le choix non seulement de supprimer le nom du locuteur, mais de le rendre non identifiable, pour rendre compte d'une élaboration collective.


Enfin, je n'ai jamais eu la volonté de casser les codes du roman noir pour la bonne raison que je ne les connais pas.


A. R. : 12. Vous évoquiez précédemment vos difficultés avec les typographes. Pourriez-vous donner des exemples, voire des extraits de vos textes avec les « corrections » proposées ? Questions subsidiaires : avez-vous entériné certaines modifications ? Avez-vous eu de la peine à imposer vos choix scripturaux surtout pour vos premiers romans, ou ces difficultés perdurent-elles encore aujourd'hui que vous êtes une auteure connue et reconnue ? Enfin, avez-vous rencontré ces difficultés chez toutes les maisons d'édition ?


D. M. : Ma première version de Sombre Sentier, mon premier roman, avait été complètement disloquée par le directeur de collection, qui avait remanié le manuscrit en allant à la ligne chaque fois qu'il tombait sur une notation narrative dans le dialogue. À la fin, le livre était devenu incompréhensible, on ne savait plus qui parlait à qui. Je suis allée voir le service Fabrication, ils ont rétabli l'état antérieur, mais en m'obligeant à introduire des parenthèses à chaque phrase de narration. C'était un moindre mal. J'ai essayé à plusieurs reprises de revenir au mélange complet, sans parenthèses, je ne suis jamais vraiment parvenue à convaincre correcteurs ou typos, j'essaie d'avancer par à-coups. Dans une réunion de discussion sur mes romans dans une prison, avec des détenus, l'un d'entre eux m'a dit : pourquoi ces parenthèses ? Ça casse le rythme. Je remercie ce Monsieur. Il a manifesté là, à mon avis, un sens esthétique très avisé. Je n'ai jamais eu ce type de remarque dans nos réunions littéraires sur le polar. Je devrais revenir à mon intransigeance de départ, ne serait ce que pour remercier ce lecteur.


A. R. : 13. Répondriez-vous la même chose pour le discours narrativisé que pour le discours direct libre ? J'imagine que oui. Encore que la question qui se pose plus spécifiquement peut-être, c'est celle d'un point de vue surplombant du narrateur sur les PDV des personnages. Certes, votre démarche empathique vous amène à être au plus près des raisons de vos personnages ; mais, dans le même temps, vous êtes là, à une place toujours assignable. Même si vous ne commentez jamais ce qu'ils font, vous organisez votre récit et choisissez des techniques narratives telles que la leçon des faits est toujours éloquente. Acceptez-vous cette façon de voir ? Y a-t-il d'autres raisons encore qui vous poussent à choisir le discours narrativisé, par exemple faire entendre une certaine fièvre de l'enquête, qui concerne les policiers et ceux qu'ils traquent, mais aussi la narratrice ?


D. M. : Oui, la recherche de la fluidité et de la rapidité du récit, coulant, sans rupture, est certainement essentielle. Mais dans l'exemple que vous donnez, j'y vois aussi autre chose : la simple observation des réactions dans le public pendant le discours, qui font aussi partie du discours, je les intègre dans le discours narrativisé comme dans un dialogue j'essaie d'inscrire dans le vif du dialogue, et sans rupture, les réactions de l'interlocuteur ou des tiers. J'observe les réactions, je ne suis pas plus « surplombante » que dans le reste du roman, ces réactions sont des formes d'action que j'observe. Après, bien sûr, je fabrique le roman, je ne cherche pas à le nier ou le cacher. Je pense que ma préoccupation est sans doute d'embarquer le lecteur avec moi dans le mouvement du récit, sans lui donner le temps, ou l'occasion de le lâcher. De me lâcher.


A. R. : 14. Quelles relations le narrateur entretient-il avec ses personnages, qu'il s'agisse des héros positifs comme des salauds (et d'abord acceptez-vous ces dénominations) ? Complicité, dégoût, voire une certaine fascination pour l'inventivité dans le mal, si tant est que ce vocabulaire convienne ? Établissez-vous une distinction entre le narrateur et l'auteur, à ce niveau.


D. M. : Non, je n'établis pas de distinction entre narrateur et auteur. Comme je l'ai dit, je ne saurais pas le faire.


Je n'entretiens pas les mêmes rapports avec tous mes personnages, mais tous, je ne les pense pas en termes de salauds ou pas salauds. Je cherche l'humain chez les salauds, je ne m'arrête pas trop chez ceux qui ne m'en donnent pas. J'aime particulièrement les personnages « entre deux eaux ». Daquin, que j'aime beaucoup, est un flic violent, cela ne se voit pas trop dans les deux romans sur Marseille parce qu'il est dans son premier poste, et qu'il ne pourra pas s'intégrer au collectif, et il le sait, donc il est sur ses gardes. Il est beaucoup plus violent dans Sombre Sentier. Il n'a qu'un respect limité pour la légalité, par contre, il est prêt à assumer seul les conséquences d'éventuels dérapages : un joueur. J'ai beaucoup aimé, dans Or Noir, faire collaborer un gangster, Maxime Pieri, et un homme d'affaires, Frickx. Et finalement l'homme d'affaires dépouille et tue le gangster. Avant de se faire racketter par sa propre femme, aidée par Daquin, qui trouve de cette façon le moyen de n'être pas complètement hors-jeu. La comédie humaine.


Chez certains grands truands, je trouve bien des points communs avec les grands barons du capitalisme. Leur sens de l'organisation et des affaires, leur gestion raisonnée et rentable de leurs entreprises criminelles, la construction de leurs appuis politiques. Mais la concurrence acharnée dans ce milieu se règle plus souvent par la liquidation physique. Chez les grands patrons, leur indifférence totale à la notion de « légalité » et leur fort sentiment d'impunité personnelle me fascinent. Ils ne traitent pas la légalité comme un interdit, mais comme un risque, donc on calcule les conséquences financières encourues comme pour les risques naturels, économiques ou autres, et on décide, selon le résultat de ce calcul, de choisir la solution illégale ou la solution légale. L'inventivité me semble aussi forte dans les deux groupes d'individus.


En fait, je crois que j'ai une relation particulière avec chacun de mes personnages principaux, que je ne saurai pas définir simplement. J'ai une histoire différente avec chacun d'eux. Et avec chaque roman.




Dominique Manotti & Alain Rabatel (2022)


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en juin 2022.




[1] Dans l'ordre de publication :

-Texte n° 1 : 2021 « Discours direct libre et parole intérieure », Pratiques, 191-192, http://journals.openedition.org/pratiques/10832

-Texte n° 2 : 2022 « L'intrication des discours représentés et de la narration dans les romans noirs de Dominique Manotti », Le Français moderne, vol. XC, t. 2, p. 241-265.

-Texte n° 3 : 2022 « Retour sur la définition, les marques syntactico-textuelles et modales du discours représenté narrativisé », Scientific Notes of Ostroh Academy National University : Philology Series, vol.13 (81), p. 96-103.

-Texte n° 4 : 2022 « Des relations textuelles entre les discours représentés narrativisés et les autres formes de discours représentés et de la distinction entre discours représentés narrativisés exprimant des pensées et narration des états intérieurs », Romanica Wratislaviensia, 69 (à paraître à l'automne 2022).

Ces textes peuvent être lus de façon autonome, mais ils forment un tout, qu'il est préférable de lire dans l'ordre suivant : textes n° 1, 3, 4 et 2. À terme, ils devraient être rassemblés en un volume dans un ouvrage à trois voix, avec le présent entretien, augmentés d'échanges avec Jacqueline Authier-Revuz autour de nos analyses réciproques des discours représentés.

[2] Ce corpus se compose de Sombre sentier, À nos chevaux, Nos fantastiques années fric, Racket, Marseille 73.

[3] Je préfère le concept de discours représentés à celui de discours rapporté, d'une part parce que l'expression de discours rapporté laisse penser que le locuteur ne fait que rapporter syntaxiquement des paroles formulées antérieurement ; or ce n'est pas toujours le cas. De plus, le locuteur de ne contente pas de modifier un certain nombre de marques personnelles et temporelles pour intégrer ce soi-disant discours antérieur dans son propre dire, il pèse sur la représentation du point de vue d'autrui en l'insérant dans son propre discours.

[4] www.dominique.manotti.com

[5] Je rappelle qu'empathie ne signifie pas sympathie, mais effort de se mettre à la place de l'autre, sans nécessairement partager ses émotions, pensées, valeurs, sa vision du monde, ni cautionner ses actions ou ses motivations à agir.



Dominique Manotti & Alain Rabatel

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Juin 2022 à 8h47.