Atelier

Polyphonie et dialogisme sont les deux termes qui restent le plus attachés à l'œuvre de Bakhtine, au point que Todorov intitula son livre de présentation du penseur russe Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique.
Le dialogisme désigne le fait, fondamental pour Bakhtine, que l'être ne peut s'appréhender de manière juste qu'en tant que sujet, c'est-à-dire résultant d'interrelations humaines ; contrairement aux choses, l'être humain ne peut donc être objectivé, il ne peut être abordé que de manière dialogique.
Il distingue le dialogisme externe (dialogue au sens courant du terme) et dialogisation intérieure, qui l'intéresse particulièrement.
Ce dialogisme travaille particulièrement ce que Bakhtine appelle «slovo», traduit par «mot», mais expliqué par les divers commentateurs ou traducteurs comme ayant le sens de «discours», «parole». Le mot est toujours mot d'autrui, mot déjà utilisé ; il traduit un sujet divisé, multiple, interrelationnel. C'est en cela qu'il est fondamentalement dialogique. Dans le roman polyphonique, ce dialogisme permet la confrontation des discours contradictoires. Dans sa présentation de La Poétique de Dostoïevski, Julia Kristeva montre bien d'une part la convergence des vues de Bakhtine avec la psychanalyse et d'autre part la fécondité de cette approche pour l'appréhension des romans de la modernité : « Le discours de l'auteur [de roman polyphonique] est un discours à propos d'un autre discours, un mot avec le mot (…) (non pas un métadiscours vrai). Il n'y a pas de troisième personne unifiant la confrontation des deux : les (discours) contraires sont réunis, mais non pas identifiés, ils ne culminent pas dans un « je » stable qui serait le « je » de l'auteur monologique. Cette « dialogique » de coexistence des contraires, distincte de la « monologique » ( qui postule le tertium non datur) et que Freud découvre dans l'inconscient et dans le rêve, Bakhtine l'appelle, avec une perspicacité étonnante, logique du rêve.
L'écoute bakhtinienne de la « topologie » du sujet dans le discours romanesque a rendu la théorie littéraire sensible à ce que la littérature moderne lui propose. Car le roman polyphonique que Bakhtine trouve chez Dostoïevski est bien situé sur cette brèche du « moi » (Joyce, Kafka, Artaud viendront après Dostoïevski (1821-1881), mais Mallarmé est son contemporain) où explose la littérature moderne : pluralité des langues, confrontation des discours et des idéologies, sans conclusion et sans synthèse—sans « monologisme », sans point axial. Le « fantastique », « l'onirique », le « sexuel » parlent ce dialogisme, cette polyphonie non-finie, indécidable » (p. 15).
Pour Bakhtine, ce dialogisme tire ses racines du dialogue socratique et de la satire ménippée. Le dialogue socratique a pour principe d'après lui que la vérité n'est pas le fait d'un seul homme, mais se construit grâce à l'interrelation dialogale : la vérité « naît entre les hommes qui la cherchent ensemble, dans le processus de leur communication dialogique » (Poétique de Dostoïevski, p. 155). La ménippée, genre antique (par exemple Le Satiricon de Pétrone) qui traverse le Moyen Age, la Renaissance et la Réforme, jusqu'à nos jours même (Rabelais, Voltaire, Swift), pratique la fusion entre la recherche philosophique, le fantastique et « le naturalisme des bas-fonds » (ibid., p. 161). Il s'agit d'une littérature carnavalesque qui cultive les contrastes et les contradictions, la mise en cause des idées reçues et l'irrévérence, bref le dialogisme ; pourtant Bakhtine lui refuse la qualité de polyphonie (« la ménippée ignore encore la polyphonie », p. 169) ; le passage à la métaphore musicale suppose en effet une orchestration contrapuntique du dialogisme.



Claire Stolz

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Février 2009 à 20h14.