Atelier



Lecture contrauctoriale: "La Fontaine à contre-courant? Essai de désobéissance critique", par Arnaud Welfringer.
Séminaire "en résidence" organisé par l'équipe Fabula du 7 au 11 septembre 2009, à Carqueiranne (83), en partenariat avec le projet HERMÈS (Histoires et théories de l'interprétation).



La Fontaine à contre-courant? Essai de désobéissance critique
(résumé et débat)

Comme on ne prouve jamais mieux l'existence du mouvement qu'en marchant, nous voulons tenter l'expérience d'une lecture contre-auctoriale à partir d'une fable de La Fontaine qui met elle-même en scène les jeux de l'interprétation et de l'autorité. «Testament expliqué par Ésope» (Fables, II, 20) célèbre la compétence herméneutique du Phrygien, qui résout l'énigme d'un testament incohérent; compétence propre à tout fabuliste, qui déchiffre en une moralité le récit qu'il produit. Comme dans la Vie d'Ésope, exemplaire du régime classique de l'auctorialité, La Fontaine affirme l'autorité de son prédécesseur pour établir la sienne.


1. Cependant, sur quoi se fonde-t-on, au juste, pour considérer que l'interprétation d'Ésope en cette fable est la bonne? Sinon, de façon circulaire, sur le seul présupposé de son autorité, dont la fable se veut pourtant la démonstration, l'«essai» (v. 4) ? Car La Fontaine, à la différence de ses prédécesseurs, s'est étrangement dispensé de garantir avec assurance l'interprétation du Phrygien. Il se pourrait bien que l'affaire du testament n'ait jamais été éclaircie; pire: qu'Ésope ait œuvré (sciemment?) à l'obscurcir.

En effet, la solution d'Ésope n'est pas sans présenter quelques difficultés, et tient mal à l'examen. La plus frappante est sans conteste l'introduction d'un élément donné comme essentiel, mais de fait absent de l'énoncé testamentaire: le mariage des filles. À tout prendre, ce n'est pas exactement le souci de l'établissement de sa progéniture qui semble hanter leur père, dont le testament ne prévoit guère que leur dépouillement. Par ailleurs, il est une autre énigme qu'Ésope ne semble jamais envisager: c'est l'énigmaticité même de ce testament. On voit mal comment une interprétation de celui-ci peut se dispenser d'intégrer cette difficulté: pourquoi donc le père a-t-il rédigé de façon si énigmatique son testament? La fable contient un dernier mystère: si le sens du testament est aussi évident qu'Ésope le prétend, que n'est-il intervenu plus tôt? On se serait épargné bien des peines et du temps, comme il en blâme lui-même les Athéniens: son retard à intervenir le rend également responsable de ce temps perdu.

Le dossier, hâtivement classé, mérite donc d'être rouvert pour rendre enfin justice aux dernières volontés du testateur, honteusement escamotées par le fabuliste. La contre-enquête que nous proposons essaie de rendre compte des raisons pour lesquels ce père de famille a bien pu rédiger un testament aussi incompréhensible; elle s'appuie sur les éléments non fonctionnels introduits par La Fontaine dans sa récriture de l'apologue de Phèdre, à ce titre possibles indices fournis au lecteur. Leur examen permet de faire l'hypothèse d'un héritage délibérément bloqué ou au moins retardé par le père, sanctionnant ainsi l'inconduite de ses filles. L'intervention d'Ésope, si tardive, deviendrait alors, après l'intervention des avocats, un moyen de continuer à empêcher que les filles ne jouissent des biens du père.


2. Bien qu'elle prenne en compte davantage d'éléments que celle du Phrygien, notre lecture expérimentale, doublement contre-auctoriale (contre l'autorité d'Ésope, contre celle de La Fontaine adossée à celle de son devancier) peut susciter la réticence. Ce n'est pas la moindre de ses vertus. On peut mesurer par là les effets de (pure) autorité, à égale (in)satisfaction devant deux interprétations rivales: au nom de quel critère refuser (ou, aussi bien, accepter) notre lecture? Surtout, quel statut donner à notre interprétation, contre-auctoriale mais en rien interdite par la récriture de La Fontaine? Une lecture licite, que le texte «tolère» ou admet sans dommage, est-elle exactement une lecture autorisée?

La fable permet de répondre à ces questions: elle met en effet en scène la façon dont une interprétation, ainsi dépourvue de garantie transcendante, s'impose de fait à une communauté, et le rôle que joue l'autorité de l'auteur pour donner à son interprète une autorité, autorité sur la signification du texte comme sur le public destinataire de l'interprétation, subjugué ici par Ésope. En ce sens, la fable offre les éléments d'une rhétorique du commentaire aussi bien que d'une politique de l'interprétation; la lecture auctoriale relève ainsi de la persuasion bien davantage que de la démonstration (Stanley Fish).


3. On mesure enfin le paradoxe d'un texte qui pourrait, sinon programmer notre propre interprétation du testament, au moins autoriser une lecture fragilisant l'autorité même de son auteur. Belle occasion de réviser notre idée du régime classique de l'autorité, tirée des seuls péritextes, qui ne doivent pas interdire d'aller voir de près le fonctionnement des œuvres.

Dans une perspective plus théorique, quel est le statut de notre lecture de «Testament expliqué par Ésope?»? S'agit-il d'une lecture contre-auctoriale programmée par le texte, ou d'une lecture pseudo-contre-auctoriale (et donc secrètement auctoriale), pour reprendre les catégories posées par Sophie Rabau à l'ouverture du séminaire? Nous ne prétendons pas que le contenu de notre lecture, dans son détail, ait quelque chose de prévu par le texte; en revanche, nous aurons espéré montrer, en acte, que cette fable autorise bien le principe, ou le geste critique, contre-auctorial, qui a présidé à cette lecture. En ne garantissant nulle part l'interprétation du Phrygien, en donnant même au lecteur de nouveaux indices, la récriture de La Fontaine laisse la porte grande ouverte pour l'entrée d'un nouvel herméneute rivalisant avec Ésope.

Le paradoxe est que ce soit en un genre aussi herméneutiquement contraint que l'apologue qu'on puisse trouver l'occasion d'un essai de lecture contre-auctoriale. D'où notre hypothèse finale: toute interprétation de fable n'est-elle pas nécessairement contre-auctoriale? Le genre, à interprétation transcendante obligatoire, appelle fortement un (seul?) sens, que le fabuliste nomme lui-même en sa moralité, de toute son autorité éthique et herméneutique ; que peut donc faire l'interprète, sinon tenir pour discutable ou négligeable le sens assigné par le fabuliste? Il en va de même de tout genre dont le symbolisme est lexical, non propositionnel (T. Todorov): allégorie, énigme, roman à clés… que le XVIIe siècle goûte également. La fortune des Fables de La Fontaine, et de quelques autres textes classiques, tient peut-être à ce que leur poétique autorise de telles lectures contre-auctoriales. Étrange autorité, dès lors, que celle de l'auteur classique sur son œuvre, en quelque sorte «antiautoritaire», et qui appellerait un mode de lecture proche d'expériences contemporaines, telle la «critique policière» de Pierre Bayard, dont on aura deviné qu'elle nourrit (ou autorise…) notre essai de «désobéissance critique».


Débat sur l'intervention d' Arnaud Welfringer

Marc Escola: Quand Ésope fait le partage lui-même il s'empare des lots qui ont été créés par les avocats

Arnaud W.: Toute interprétation se fait d'abord sur les restes de la précédente.

ME: à la fin Ésope revient à la texte du lettre «ce que disait le testament»: il crée une situation où la lettre du testament reçoit un sens.

AW: je ne suis pas sûre que ce soit Ésope qui parle.

ME: c'est «voyez ce que j'ai voulu faire par mon partage».

Sophie Rabau et Marielle Macé rappellent la notion de motivation selon Ducrot: créer un contexte.

SR: Selon le La Fontaine qu'on se construit (auteur des vies d'Ésope par ex, ou auteur de cette seule fable et d'autres contre Ésope) on décide de faire une lecture pour ou contrauctoriale. A voir si c'est vrai pour d'autres cas (cf Marc Escola pour Pascal): bien évidemment d'ordinaire on se construit un auteur pour lire pour ).

Florian Pennanech: Question de l'avarice de la dernière fille.

SR: Ésope, un cas d'auteur interprète: et la fable suppose un geste herméneutique dans l'écriture même d'où peut-être la tentation plus immédiate de la lecture contrauctoriale car la rivalité est alors instituée constitutionnellement.


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Arnaud Welfringer

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Octobre 2009 à 21h33.