Atelier

  • Sophie Rabau, Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III

  • Marc Escola, Université de Paris-Sorbonne-Paris IV

Groupe de recherche Fabula


Description et interprétation : l'objet de la poétique

Théorie et critique

Comment lever la confusion tellement fréquente (au vrai , l'indistinction est première) chez nos étudiants entre « critique littéraire » et « théorie littéraire » — entre, d'une part, les essais critiques qui se donnent comme des commentaires susceptibles d'éclairer telle œuvre inscrite pour eux « au programme » et d'étayer leurs « explications de texte » (telle étude de J.-P. Richard, par exemple), et d'autre part les ouvrages de théorie littéraire générale (disons : tel volume de G. Genette) dont la finalité n'est sans doute pas d'abord de nourrir les commentaires des étudiants ? Il existe bien une ligne de partage parmi tous les essais qui traitent de « la littérature », dont le tracé exact demeure assez abscons et qui s'enseigne mal. Les réactions des étudiants nous y ramènent cependant : « j'ai lu J.-P. Richard sur Rimbaud, mais il ne me dit pas ce qu'est un poème en prose » ; « j'ai regardé Genette pour mon commentaire de Proust : qu'est-ce que je peux bien en faire ? » S'il faut donner une première formulation du partage, indiquons celle-ci : la critique vise à rendre compte de la singularité d'un texte en s'attachant à ce qui fait qu'il ne ressemble à nul autre ; la théorie retient du texte ce qui fait qu'il ressemble à d'autres — du même genre par exemple.

La formulation est doublement insuffisante : l'ambition qu'on prête ainsi à la théorie conviendrait aussi bien à l'histoire littéraire, qui rapproche volontiers un texte d'un autre — du même auteur ou de la même période, en espérant de la confrontation un « éclairage » qui vaut commentaire ; et il est par ailleurs des ouvrages résolument théoriques (songeons à Figures III) qui élaborent les catégories les plus générales sur un corpus singulier (ce que Genette « trouve » dans La Recherche, ce n'est pas une poétique proustienne, mais la grammaire du récit, de celui de Proust comme, peut-être, de tout récit possible).

Si le partage entre théorie et critique a un sens, il tient donc davantage à une différence de traitement de l'objet qu'à un choix de « corpus » : une démarche théorique ne considère jamais un texte isolé que comme un exemple parmi d'autres, en refusant ainsi le privilège que tout commentaire accorde à son objet propre toujours singulier. La finalité de la théorie littéraire n'est pas de commenter, mais de décrire ou d'élaborer des outils de description. La ligne de partage est donc en définitive celle qui sépare interprétation et description.

Description et interprétation

La pratique de la théorie se confond avec un geste descriptif ; elle pose résolument la possibilité d'une description du texte en amont de tout geste interprétatif : ainsi de la narratologie, pour s'en tenir à un seul exemple, quand elle se propose de décrire l'organisation narrative ou les glissements de focalisation d'un texte. La plupart des théoriciens souscrivent tacitement à l'idée qu'il est possible de décrire sans interpréter, ou tout au moins qu'il est une autre attitude face aux textes littéraires que celle qui consiste à en traquer le sens : pour l'herméneute, ce sens est nécessairement « caché » ou, plus exactement, « perdu », sans quoi l'interprétation n'aurait pas de raison d'être et l'interprète de mission ; pour le théoricien, le texte est sans secret comme sans profondeur : une simple surface dont on peut décrire le relief et les plis.

Mais pourquoi donc faut-il que cet accord sur la possibilité d'une description qui ne soit pas d'emblée une interprétation demeure le souvent implicite chez ceux-là même que la conviction réunit ? C'est là le meilleur signe que le postulat est non seulement fédérateur mais fondateur : parce que l'ambition de la poétique est d'abord descriptive, la question du statut de la description se trouve engager la légitimité même de la discipline.

L'heure est peut-être venue de s'interroger sur cette conviction fondatrice : est-il bien légitime de postuler la possibilité d'une description « pure » laquelle serait l'objet propre de la poétique ? Peut-on décrire un texte sans l'interpréter ? La poétique est-elle d'ailleurs seule à avoir cette prétention — à ne se donner d'autre ambition que descriptive ? L'interrogation sur la légitimité de la poétique comme entreprise descriptive présente deux versants (est-ce qu'elle décrit seulement ? Est-elle la seule à décrire ?), qu'on voudrait ici jalonner simplement sous la forme d'un libre inventaire de problèmes.

Les outils descriptifs

Décrire, c'est faire appel à des outils descriptifs : quel statut doit-on accorder à ces outils que sont, par exemple, les catégories narratologiques (ellipse, prolepse, focalisation interne, etc.) ou transtextuelles (genre, mode, type, registre, etc.) ? L'histoire de la discipline, d'Aristote à K. Hamburger, nous reconduit ici à une tension majeure : les catégories sont-elles empiriquement déduites d'un ensemble de textes soumis à l'observation (au risque de n'avoir de validité qu'empirique et historique — au risque donc d'être invalidées par la littérature de demain ou, plus sûrement encore, par celle que l'on ne connaît pas) ? Ou bien ces catégories peuvent-elles constituer un système élaboré a priori, qui rend théoriquement compte de tout le champ du possible ?

On connaît plusieurs formulations de cette tension : ainsi de la « lecture » d'Aristote par Genette (Introduction à l'architexte), au terme de laquelle la Poétique se trouve pouvoir rendre compte d'un genre inconnu du Stagirite — le roman ; Genette accorde pour ce faire un statut transhistorique aux catégories élaborées empiriquement par Aristote dans l'observation de la littérature de son temps.

Au vrai, le texte de la Poétique est tout entier habité par une hésitation d'un autre ordre, dont la poétique moderne hérite sans pouvoir la reconduire ; le propos aristotélicien balance en effet constamment entre entreprise descriptive (Aristote décrit un corpus clos) et ambition normative (la Poétique légifère sur la « bonne » mimèsis) : si Euripide peut être reconnu à l'occasion comme « le plus tragique des poètes » (tragikotatos), au nom du succès rencontré par ses créations, il reste qu'Aristote ne peut guère citer ses tragédies lorsqu'il s'agit d'illustrer les meilleurs sujets ou le « bon » dénouement tragiques…

Les mésaventures survenues à la typologie des récits personnels établie par Ph. Lejeune dans Le Pacte autobiographique offrent un autre exemple de l'ambiguïté statutaire des catégories de la poétique : la case laissée blanche pour des raisons que Ph. Lejeune pouvait croire logiques et non pas empiriques, fut bientôt remplie, avec le succès que l'on sait, par un texte de Doubrovsky qui donnait ainsi naissance à un « genre » neuf (?) — l'« autofiction » ; que l'inventeur de la formule jugée jusque-là « impossible » fut aussi, à cette date et à l'instar de Ph. Lejeune ou de G. Genette, un théoricien de la littérature proche de la revue Poétique n'est sans doute pas le fait du hasard… On lira à ce propos sur Fabula l'analyse par S. Rabau du chapitre introductif du Pacte autobiographique — réflexion introductive au récent colloque organisé par l'équipe Fabula ; sous le titre La Case aveugle. Théorie littéraire et possibles d'écriture, il s'agissait de traiter des rapports entre description des textes « réels » et spéculation sur les « textes possibles » et de réfléchir par là même sur le statut de la poétique : a-t-elle pour objet le corpus clos des textes avérés ou peut-elle embrasser tout le champ du possible, jusqu'à offrir des « propositions » à la littérature de demain ? Un résumé des contributions sera très bientôt disponible sur le site Fabula (les actes du colloque sont à paraître en 2005 dans une livraison de la revue La Lecture littéraire, P.U. Reims).

On suggèrera ici que la tension entre catégories a priori et catégories empiriques est aujourd'hui la tache aveugle de la poétique moderne dès lors qu'elle n'a plus d'ambition normative en faisant aussi bien l'économie de la question de la valeur : tant que la poétique est demeurée tournée vers les textes à produire, elle pouvait bien classer les formes existantes en fonction d'une norme idéale ; d'Aristote au Corneille des Discours sur le poème dramatique, le statut des catégories ne faisait guère problème, dans la mesure où il s'agissait moins pour les poéticiens (qu'ils soient au non « auteur » par ailleurs) de décrire ce qui est que de dire ce qui doit être. Démarche descriptive (voilà comment ça marche) et entreprise normative (voilà comment vous devez faire) allaient très exactement de pair — la poétique « classique » puisait dans cette alliance l'essentiel de sa légitimité. (Pour un aperçu de la position originale de Corneille, qui pouvait être à la fois auteur et poéticien, dans ces Discours du poème dramatique qu'il faut lire comme une sorte de « Poétique écrite par Sophocle et placée par lui en préface d'Œdipe-Roi », nous renverrons à notre présentation du texte, GF-Flammarion, 1999).

Il n'y a pas lieu de regretter que la poétique ait eu, au cours du XVIIIe siècle, à renoncer à toute ambition normative ; il reste qu'elle y a sans doute perdu une bonne part de ce qui faisait sa spécificité.

Peut-être retrouverait-on quelque chose de cette position originale dans les travaux théoriques de l'Oulipo ou les manuels pour « atelier d'écritures » contemporains : s'il ne s'agit plus d'élaborer une poétique normative, on y renoue avec une réflexion qui se situe clairement du côté de la production — au point que la définition d'une « contrainte » se confond pour l'Oulipo avec sa « réalisation ». Les travaux récents de P. Bayard donnent également l'exemple d'une critique qui se définit comme « interventionniste », c'est-à-dire créatrice de « variantes » (voir les pages consacrées à ses ouvrages dans l'Atelier de théorie littéraire : «P. Bayard sur Fabula »).

L'interrogation sur le statut des outils descriptifs conduit donc au seuil de deux nouvelles questions : la poétique traite-t-elle des textes tels qu'ils sont ou de tout texte possible — fût-il encore à naître ? Est-il possible d'élaborer des catégories théoriques transcendantes dans un contexte qui n'est plus celui des poétiques normatives classiques ?

Validité des outils descriptifs

On admettra que l'efficience des outils descriptifs dépend très largement de leur mode d'élaboration ; à supposer que les catégories soient seulement empiriques, les outils peuvent-ils prétendre à une validité transhistorique ? Permettent-ils de décrire n'importe quel texte de la même façon, quelles que soient la date du texte et sa langue ? En d'autres termes : l'outil de description doit-il être homogène au texte décrit ?

Une étude narratologique du récit homérique peut-elle être menée dans les mêmes termes et avec les mêmes catégories qu'une analyse du récit proustien ? À la distance historique s'ajoute ici la différence générique : si l'épopée est bien une fiction narrative, peut-on dire sans dommage qu'elle a un « narrateur » au même titre qu'un roman ? Le doute est au moins permis sur la valeur transhistorique et transgénérique de certaines des catégories descriptives les mieux reçues.

Autre exemple : nombre des catégories de la narratologie sont corrélées à une définition de la [fiction], ou tout au moins à une loi de l'écriture fictionnelle présentée comme constitutive : le principe d'une « détermination rétrograde des moyens par les fins » (Barthes & Genette) ; une fiction s'écrirait à rebours, l'épisode ultérieur conditionnant l'épisode antérieur, en ce que la suite doit nécessairement apparaître comme un effet de ce qui précède (exemple donné par Genette dans sa célèbre analyse des Lettres sur la Princesse de Clèves de Valincour : le Prince de Clèves ne meurt pas parce qu'il est tombé malade ; il tombe malade parce qu'il doit mourir, ou plus exactement parce que l'auteur, et la suite du récit, a besoin qu'il meure). De quelle valeur peuvent bien être les catégories déduites de ce principe de « finalité régressive » pour l'immense majorité des fictions narratives des XVIIe et XVIIIe siècles qui se publient par « parties séparées » et s'écrivent donc dans l'ignorance du dénouement ? Y a-t-il encore un sens à parler de « prolepse », dans le cas d'un roman qui se prolonge à l'évidence sans plan concerté dans une sorte d'inachèvement continué (Le Paysan parvenu de Marivaux, Gil Blas de Santillane de Lesage) ? Et comment repérerons-nous des « ellipses » ? Si les « paralipses » sont fréquentes dans de telles fictions, la catégorie est-elle seulement homogène ; on peut au moins supposer que les phénomènes de « rattrapage d'information narrative » y sont particulièrement fréquents et recouvrent une diversité de procédés : la définition théorique de la catégorie risque ici de masquer la pluralité des phénomènes et leur possible hétérogénéité ? (Sur les limites de l'analyse narratologique pour les fictions « périodiques », et sur l'exemple de Gil Blas, nous renvoyons à notre article « Récits perdus à Santillane », dans : B. Didier & J.-P. Sermain (éds.), Gil Blas de Santillane. Le roman de 1715, à paraître).

On doit donc penser que les outils ne sont pas sans effets sur la description : dès lors qu'ils ont été élaborés empiriquement sur un corpus précis, il y a un risque, ou tout au moins des effets, à les exporter vers un autre corpus.

On aperçoit ainsi que les outils n'ont d'efficacité que dans la mesure où ils mettent le texte à décrire en relation avec un corpus plus vaste déjà décrit ; c'est là le principal mérite de la poétique des genres, mais c'est aussi un risque majeur : on décrit toujours non pas un texte mais un ensemble de textes (ici comme ailleurs, il n'y a peut-être de science que du général).

Limites de la description

Si les outils descriptifs ne sont pas sans effets, ne tendent-ils pas à organiser le texte à décrire en fonction d'une hypothèse de lecture implicite, auquel cas la description serait toujours-déjà en prise sur une interprétation ?

Choisir l'outil, c'est au moins décider au préalable de ce qui est à décrire — et c'est aussi décider de ce qu'est le texte, d'un point de vue générique au moins, mais pas seulement : on ne peut décrire qu'une fois doté d'une définition du texte, de ce qu'il doit être (où l'on voit revenir le refoulé, à savoir le passé normatif de la poétique…), soit par exemple : cohérent, achevé, obéissant à un plan concerté, etc. Autant de présupposés qui décident des limites de la description.

Ces limites ne sont jamais aussi perceptibles que lorsque la description vient buter sur un « incident » dans le texte — un élément dont elle peine à rendre compte en fonction de ses propres catégories : doit-elle alors reconnaître la « difficulté » comme un trait textuel (un fait « objectif ») ou est-elle simplement renvoyée à une insuffisance des outils descriptifs et appelée à une refonte ou révision de ses catégories, voire à l'invention d'un nouvel outil ? L'alternative est rarement aussi nette : l'« incident » est bien souvent un effet qui tient à l'interaction du texte et de la méthode descriptive, et rares sont les « difficultés » auxquelles on peut reconnaître une existence pleinement « objective ».

De quels refus, l'ambition descriptive est-elle l'expression ?

Reste à s'interroger plus précisément sur la constance de la poétique moderne dans ce primat accordé à la description pensée comme « antonyme » de l'interprétation. Le privilège engage bien sûr une définition du « texte » — plutôt que de la « littérature ». Le principe d'une description « objective » fait l'économie de la notion de sujet, en se distinguant d'une phénoménologie de la lecture pour laquelle le sens n'existe que comme donation : le texte n'est pas pensé par la poétique comme un phénomène se donnant au sujet lisant.

La chose est assez évidente dans l'œuvre théorique d'un G. Genette : la théorie de la lecture reste pour lui à l'extérieur du champ de la poétique ; parce que l'ambition est seulement descriptive, la lecture est reversée du côté de l'herméneutique ; le poéticien ne cherche pas à dire comment il faut lire, ni même « ce qui se passe quand on lit » — pas plus que les théories scientifiques qui se vouent à décrire le monde ne nous disent comment il faut l'habiter. Jusqu'au tournant que constitue L'Œuvre de l'art, où Genette poursuit une réflexion délibérément esthétique plutôt que poétique, le texte est par lui considéré comme objet de savoir et non pas d'expérience.

Sur ce point encore, le texte fondateur de la discipline n'est pas exempt d'ambiguïté : on sait que la Poétique déduit explicitement les règles de la « bonne » tragédie de l'effet à produire (un mixte de terreur et de pitié qui doit favoriser la catharsis) ; Aristote ne cherche cependant en rien à expliquer pourquoi la tragédie doit produire cet effet-là plutôt qu'un autre (et d'ailleurs pourquoi deux émotions plutôt qu'une ?).

Les travaux de M. Charles forment dans ce paysage une exception notable : Rhétorique de la lecture (1977) et Introduction à l'étude des textes (1995) cherchent explicitement à théoriser l'interaction entre la logique du texte et la dynamique de la lecture. « L'analyse rhétorique » que préconise M. Charles se donne précisément pour objet de décrire — et d'exploiter dans un commentaire d'un nouveau genre — les effets de cette dialectique, jusque dans les incidents ou « dysfonctionnements » qu'induit la rencontre des deux dynamiques (dynamique du texte, procès de lecture) ; décrire les dysfonctionnements, c'est pour M. Charles, se tenir au plus près de ce qu'est un texte — un équilibre essentiellement instable de micro-structures.

Pourquoi décrire ?

Quelle finalité la poétique reconnaît-elle donc au geste qui substitue la description à l'interprétation ? Décrire, c'est tendre à élaborer un savoir (ou à mettre en œuvre un savoir préalablement élaboré) dont la validité déborde la sphère de l'expérience individuelle. Les catégories descriptives constituent un savoir capitalisable et susceptible d'être enseigné : ne cherchons pas ailleurs les raisons du succès de la narratologie auprès des pédagogues (Genette reconnaissait récemment cet engouement comme excessif et peut-être dommageable à l'avenir des études littéraires). De fait, la poétique jouit d'une manière de supériorité sur l'herméneutique : une interprétation se laisse mal évaluer ; sauf à supposer la prééminence d'un sens du texte sur un autre (ou à poursuivre l'illusion que l'on peut atteindre « le » sens du texte, stable et définitif), votre interprétation vaut la mienne — même si je préfère la mienne pour des raisons finalement intimes.

Toute interprétation vaut ce que vaut l'interprète, alors que les catégories descriptives peuvent être le bien commun de tous. Nous n'avons pas à partager nécessairement la même « vision » de Proust ou de Flaubert pour mobiliser le lexique commun de l'analyse narratologique. Le savoir descriptif jouit d'une pérennité dont les interprétations ne peuvent guère se prévaloir : toute interprétation est vouée à être remplacée tôt ou tard par une autre, qui formera série avec elle — quitte à la dénoncer dans les termes d'un « malentendu », en s'offrant à comprendre « mieux » le texte interprété. On renverra ici aux travaux d'un autre colloque récent : Le Malentendu. Généalogie des interprétations, P.U. de Vincennes, 2003, dont on peut également lire le compte rendu, "De la méprise à la reconnaissance".

Les conséquences sont ici plus directement institutionnelles : l'ambition descriptive introduit un clivage au sein des études littéraires qu'elle institue en champ agonistique. La « métatextualité » se trouve scindée entre deux types de discours qui peuvent bien avoir le même objet (les « textes littéraires ») mais diffèrent quant à leur finalité ; le face à face engage la question de l'autorité : s'en tenir à une approche descriptive, c'est prétendre s'exclure du conflit des interprétations ; c'est aussi n'accepter qu'un seul type de réfutation — celle qui relèverait d'une démarche du même ordre.

On admettra l'idée qu'une description puisse être meilleure qu'une autre, c'est-à-dire non pas plus « juste » mais plus efficace, plus complète, plus précise ou plus « économique » (au sens que revêt le terme pour les démonstrations mathématiques ou le jeu d'échecs) : autant de valeurs de validation qui ne sauraient prévaloir dans les mêmes termes pour les démarches herméneutiques.

Existe-t-il des descriptions qui ne soient pas déjà des interprétations ?

Mais, au fait : peut-on se situer en amont de toute interprétation — dans une position depuis laquelle il serait possible de rendre compte descriptivement des traits textuels qui conditionnent toute interprétation du texte ? C'est là sans doute l'une des convictions majeures de la poétique, encore que rarement affichée comme telle. Ses catégories se veulent sans contenu herméneutique implicite, et elle peut concevoir des gestes d'analyse qui soient un absolu préalable à la pratique du commentaire.

Nul doute qu'il entre dans ce programme une bonne part d'illusion — illusion « scientiste » qui a servi à donner à la discipline un semblant d'unité. Cette position d'extériorité en regard du champ de l'herméneutique et la constitution d'un savoir capitalisable a fait la force de la poétique depuis une trentaine d'années ; mais c'est aussi sa principale faiblesse : les descriptions qu'elle produit sont toujours suspectes, du fait même de l'ambiguïté de statut des outils descriptifs, de véhiculer un contenu herméneutique explicite.

Validation de la description

S'il faut conclure, on insistera ici sur la nécessité de concevoir solidairement description et validation de la description. La tâche actuelle de la poétique, si elle veut sortir de son insularité et des affrontements stériles dont l'institution universitaire est régulièrement le lieu, consiste à imaginer des procédures de validation. Au lieu de prétendre à une description « objective », pourquoi ne pas assumer clairement les limites de toute description qui tiennent toujours à la finalité qu'elle se donne : si une description doit être toujours suspecte de dissimuler une interprétation, renonçons à l'idée ou l'illusion d'une description « objective » des structures d'un texte pour mieux affirmer la fonction de l'entreprise descriptive ; je décris tel texte de telle façon parce que « ça m'arrange » — parce que ça me permet, par exemple, de le lire autrement — ou de le commenter d'une nouvelle façon, ou de l'imaginer autrement en donnant des « variantes » au texte.

Le problème n'est pas tant en définitive celui du partage toujours instable entre interprétation et description que du relais entre deux gestes également métatextuels. Il existe sans doute, pour un tel relais, une diversité de formules dont l'inventaire reste à faire ; et il n'est pas interdit de penser que l'invention de nouvelles procédures qui viendraient valider la description dans un commentaire susciterait très vite l'apparition de nouvelles formes de métatextes.

Marielle Macé

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Dernière mise à jour de cette page le 11 Novembre 2004 à 15h37.