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Créations instinctives. «Un pari qui se gagne avec de l'encre et du pinceau». À propos de la création par instinct dans les lettres et les arts.


par Grégory Jouanneau-Damance
Doctorant à l'Université Paris 8


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions






Créations instinctives.
«Un pari qui se gagne avec de l'encre et du pinceau».
À propos de la création par instinct dans les lettres et les arts.


La notion de «création par instinct» se rencontre pour la première fois chez Friedrich von Schelling en 1807, avec pour finalité l'articulation de l'esthétique à la Naturphilosophie. Elle est, originellement, employée par le philosophe pour caractériser les œuvres archaïques, antérieures au classicisme hellénistique, nées d'un besoin viscéral de produire et ne constituant que de simples ébauches, vouées à s'accomplir par la maîtrise d'une technique académique. Les créations instinctives seraient donc des œuvres à faible valeur artistique, puisque non-maîtrisées, peu travaillées, et proches en cela des créations de la nature elle-même, qui procède à d'incessantes cristallisations par «instinct d'art»[1]. Or, il est impossible, selon Schelling, que l'artiste prenne «son point de départ aussi bas que celui de la nature», et qu'il parvienne, en profondeur, à insuffler la vie à la matière. Puisque celui-ci est voué à se limiter à la surface des choses, puisqu'aucun cœur ne bat sous le marbre de la statue, il lui faut, tout au contraire, s'émanciper de la diversité inépuisable du sensible, «lutter contre la nature créatrice», et atteindre la perfection pour donner à entendre «l'harmonieuse mélodie de la beauté».


Toutefois, cet idéalisme transcendantal, prolongeant le néo-classicisme de Winckelmann, est, à la même époque, largement contredit par la théorie du Kunstchaos, telle qu'on la trouve exposée dans le fragment 389 de l'Athenaeum. Aux yeux d'August Schlegel, l'artiste romantique doit aspirer à rejoindre le principe originel, aveugle et germinatif, masqué par l'apparence des choses. Il convient, dès lors, comme celui-ci le note dans son Cours de littérature dramatique, d'opérer «une remontée mystérieuse vers le chaos en travail pour produire de nouveaux et merveilleux enfantements, ce chaos qui sous la création ordonnée et dans son sein même se tord»[2]. Les artistes sont, à ce titre, invités à faire retour aux racines de la puissance créatrice et à concevoir leurs œuvres comme des analogons des œuvres naturelles. À la croisée de l'achevé et de l'inachèvement, de la forme et de l'informe, elles ont pour horizon non l'idéal mais le possible et le perpétuel devenir, qui est au fondement de toute création. Le romantisme de Schlegel et de Novalis repose, par conséquent, sur une essentielle subversion, sur une désorganisation permettant d'échapper aux carcans des systèmes classiques et néo-classiques. Il demande aux artistes de désapprendre, de se déprendre des traditions, afin d'accomplir, selon la formule de Constable, cette tâche de «faire quelque chose avec rien». Pour parvenir à ce résultat, il est alors nécessaire de substituer à l'artificialité une naïveté spontanée, et d'accorder «l'instinct formel», qu'analyse Friedrich von Schiller dans ses Lettres sur l'éducation esthétique, à un «instinct sensible» afin que surgisse la liberté. En d'autres termes, l'œuvre d'art, telle qu'elle se trouve théorisée par les romantiques allemands, se présente comme une œuvre en mouvement, le témoignage d'un arrachement progressif aux codes et aux langages, avec pour dessein d'ouvrir la voie à des œuvres radicalement inédites. Et l'instinct, qu'Antonin Artaud qualifie «d'inconscient producteur de la vie», en ce qu'il relie l'homme à cette nature naturante dont il ne peut que partiellement s'extraire, est le moyen qui permet d'accomplir ce cheminement régressif vers l'origine première de ce qui est. Une telle œuvre correspond ainsi à ce que Bernard Vouilloux nomme une «œuvre en souffrance»[3], c'est-à-dire une œuvre dont la cohérence et la clôture sont sans cesse remises en cause par l'accidentel, l'involontaire et l'informel. Jean-Paul Richter sera, en ce sens, l'un des premiers à faire des rêves l'un des matériaux fondateurs de ses poèmes et à associer l'acte créateur à la «Selbstfreilassung», c'est-à-dire à une opération de déprise ou de «délivrance de soi-même» qu'il atteint par le sommeil, l'improvisation musicale ou la consommation d'alcool et de café.


Les créations instinctives, au regard de ces principes esthétiques formulés à l'orée du XIXe siècle, peuvent être tenues pour les produits de ce que Gérard Dessons appelle une «manière folle», affolant les manières académiques de concevoir l'art, pour permettre l'émergence d'un nouveau penser. Elles se trouvent, dès lors, situées dans le champ de l'art entre les deux bornes que sont les Kunstformen der Natur, ces «formes artistiques de la nature» produites par accident, et les œuvres de l'Art Brut, créées intentionnellement mais sans conscience de leur dimension esthétique intrinsèque. Les créations instinctives sont, pour leur part, le fruit d'une manière qui emploie de façon lucide et volontaire l'involontaire et l'irréfléchi, afin d'abolir toute manière et se confondre avec «l'évidence des choses», cette «manière naturelle» qui est «le degré zéro de la manière»[4].


Une telle notion recouvre, par conséquent, un ensemble, vaste et hétérogène, de pratiques artistiques et littéraires: écritures et dessins automatiques, peinture tachiste ou gestuelle, poèmes glossolaliques, logogrammes, récits de rêve ou encore cadavres exquis. Toutes en ont commun, néanmoins - et ce quelle que soit l'époque de leur réalisation - le rejet farouche du systématisme, de l'anthropocentrisme, de «l'humanisme intégral», et cherchent à retrouver le lien perdu avec la nature, l'enfance, la vie sauvage, en orchestrant de véritables itinéraires de «la désécriture» ou de la «défiguration». Ayant pour but d'explorer les limites du Moi et du non-Moi, «l'arrière-pays» de l'homme ou encore l'inconscient et ses ténèbres intimes, elles sont, en outre, souvent réalisées dans des états altérés de conscience, et privilégient, pour ce faire, le «dérèglement de tous les sens», la transe, les extases mystiques, les drogues hallucinogènes et enfin les pulsions et les sentiments extrêmes. Les peintres et les écrivains, par l'entremise de l'instinct, se livrent, par conséquent, à une expérience des «gouffres» ou des limites, que le philosophe Jacques Maritain, dans les années cinquante, nomme «l'intuition-émotion créatrice»: un ressaisissement de soi et du monde par l'œuvre d'art, et plus précisément par la violence projetée ou inscrite à même le subjectile. Aussi les toiles et les poèmes qui participent des créations instinctives engagent-ils tout le corps, qui agit directement sur les matériaux qui les composent: la matière est griffée, brûlée, étalée, les phrases déconstruites sous les assauts de pulsions incontrôlées. Le symbole de l'instinctif pourrait donc être cet humain acéphale, que l'on trouve photographié par Man Ray dans la revue Minotaure, et qui hante tant les dessins de Masson que les textes de Bataille. Reste que de telles œuvres ne sauraient se limiter à une «expression-purgation» des affects du peintre ou du poète. Elles témoignent également de l'émergence d'un nouveau regard porté sur le monde, que Bryen et Audiberti nomment par exemple «l'abhumanisme». L'univers, que saisissent les créations instinctives, cesse progressivement, en effet, d'être organisé par une conscience intentionnelle, et devient «chaosmos», monde flottant, mouvant, celui de la Phusis héraclitéenne, du Tao de Lao-Tseu, ou encore de la Khora derridienne, ce lieu de l'entre-deux où rien n'existe mais où tout advient. Créations métamorphiques, elles se veulent mimétiques du flux de la nature et trahir la réelle présence du «sentiment océanique» —à savoir la participation de tout l'être à un «élan vital», qui agit, pour reprendre la formule de Michaux « sans corps, sans formes, sans figures, sans contours, sans symétrie, sans un centre, sans rappeler aucun connu »[5]. Certaines d'entre elles correspondent, enfin, à ce qu'Umberto Eco, dans un livre célèbre, appelle des «œuvres ouvertes». Du fait de leur indétermination constitutive et de leur inquiétante étrangeté, elles peuvent être interprétées de multiples manières, à l'instar des écritures automatiques de Breton, de Soupault, ou encore des «images-potentielles» réalisées par Wols ou par Victor Hugo. Quelques peintres et écrivains, au premier rang desquels on compte Strinberg et Michaux, n'hésiteront d'ailleurs pas à comparer les signes sans signification qu'ils tracent aux hiéroglyphes énigmatiques que l'on trouve sur l'écorce des arbres ou à la surface des gamahés. Ils démontrent ainsi tout à la fois la pérennité et la fortune de la notion de Kunstchaos, plus d'un siècle après sa première formulation et illustrent parfaitement la jolie formule de Luc Dietrich dans le Bonheur des tristes: «Une chose belle, c'est quelque chose à laquelle on n'a pas touché, enfin, je veux dire que quelqu'un qui a fait une chose belle aurait pu faire une herbe, un arbre, un nuage»[6].


Bien entendu, une telle définition des créations instinctives demande à être nuancée, en particulier au regard de l'histoire de l'art, de la littérature, de leurs ruptures et de leurs évolutions. Il va de soi que l'ensemble des caractéristiques énumérées ne peuvent rendre compte de manière homogène des taches de Victor Hugo et de celles de Picabia. Entre-temps, le darwinisme, la philosophie bergsonienne ou encore la psychanalyse auront profondément modifié le regard porté sur la nature et sur l'instinct. Il est cependant frappant de constater que les pratiques mises en œuvre par les artistes qui se réclament de l'instinctif préexistent au désir rousseauiste de travailler «dans la chambre obscure» et au programme esthétique des romantiques allemands. L'histoire littéraire est, en effet, émaillée de textes monstrueux[7], subvertissant forme et langage et ce jusqu'à l'illisible: Les Cataractes de l'imagination de Chassaignon, les Contes hiéroglyphiques d'Horace Walpole ou encore les Œuvres poissardes de Jean-Joseph Vadé, que celui-ci affuble du curieux néologisme de «litternature». De manière similaire, l'histoire de la peinture tachiste s'enracine dans l'antiquité latine et débute avec l'anecdote fondatrice du chien de Protogène, «peint par le hasard», en jetant sur le tableau une éponge souillée de peinture. Le principal apport des théories de Schlegel et de Novalis est alors de donner un sens à ces pratiques de l'arbitraire et de la non-maîtrise, et d'orchestrer le passage d'une poétique à une esthétique, d'un faire à un pourquoi faire. Loin d'être réduit au rôle de «pétrisseurs paresseux», pour reprendre la formule de Gaston Bachelard, les artistes instinctifs —ou aspirant à l'être— engagent, à partir des dernières années du XVIIIe siècle, une véritable réflexion critique sur l'art, la création, et les rapports que l'homme tisse avec le réel et son environnement. Aussi, l'intérêt pour la notion d'instinct et les pratiques qui lui sont associées demeurera vive, tout au long du XIXe et ce jusqu'à l'émergence des mouvements de l'Art Informel et de l'Expressionnisme Abstrait. Il suffit, pour s'en convaincre de citer, dans le plus grand désordre John Ruskin —«il y a en moi un instinct puissant de dessiner»—, Odilon Redon —«se saturer de naturel aux sources initiales de l'instinct»—, Claude Monet —«Ma seule vertu réside dans la soumission à l'instinct»—, Elie Faure —«L'Homme se cherche aux profondeurs de son instinct»—, ou encore D.H. Lawrence —«Nous avons peur des instincts».


La permanence de ces pratiques et de cette esthétique continuée, la constance des artistes et des écrivains à vouloir faire retour au primitif ou à l'originel peut alors s'expliquer par la portée philosophique des créations instinctives. Ces dernières, s'inscrivent, en effet, dans un mouvement plus large de remise en cause non seulement de l'œuvre et des langages, mais également de la théorie cartésienne de «l'exception humaine» et du matérialisme progressiste. Elles explorent, par conséquent, cette schize des civilisations occidentales, partagées, comme la montré Aby Warburg dans Le Rituel du Serpent, entre le rationnel et l'irrationnel, la logique et la magie, la contemplation et la pensée. En faisant jouer le défaire contre le faire, le possible contre l'immuable, en déployant des styles de la désécriture et de la non-maîtrise, les créations instinctives inviteraient donc l'homme à se dépouiller de lui-même, de ses certitudes, et à s'inventer autre, au moyen d'un «pari qui se gagne avec de l'encre et du pinceau»[8].




Grégory Jouanneau-Damance, automne 2018




Pages associées: Penser par notions, Manière, L'oeuvre littéraire




[1] Voir sur ce point Friedrich von Schelling, Écrits philosophiques, Paris: Joubert, trad. Charles Bernard, 1847, p. 248.

[2] August Schlegel, Cours de littérature dramatique, cité in Alain Vaillant (dir.), Le Romantisme: dictionnaire, Paris: CNRS Éditions, 2012.

[3] Bernard Vouilloux, L'Œuvre en souffrance, Paris: Belin, 2004.

[4] Gérard Dessons, «Qu'est-ce qu'une œuvre folle?», in La Manière folle. Essai sur la manie artistique et littéraire, Paris: Manucius, 2010, extrait proposé dans l'Atelier de théorie littéraire: https://www.fabula.org/atelier.php?Oeuvre_folle.

[5] Henri Michaux, Sur les idéogrammes en chine, in Œuvres Complètes, III, Paris, Gallimard, 1998, p. 814.

[6] Luc Dietrich, Le Bonheur des tristes, Paris: Le Temps qu'il fait, 1995, p. 40.

[7] Voir sur ce point Mathieu Brunet, L'Appel du monstrueux. Pensées et poétiques du désordre en France au XVIIIe siècle. Louvain: Peters, 2008. https://www.fabula.org/acta/document5081.php

[8] Jacques Lacan, «Lituraterre», in Autres écrits, Paris: le Seuil, 2001, p. 16.



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