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Comment ne pas décourager le lecteur? À propos de Pierre Bayard, Senancour, Marivaux, par Jean-François Perrin.

Réponse à un article de Pierre Bayard publié dans l'Atelier de théorie littéraire: Comment ennuyer le lecteur?

Dossier P. Bayard sur Fabula.




Comment ne pas décourager le lecteur?
(à propos de P. Bayard, Senancour, Marivaux)


L'Atelier de théorie littéraire de Fabula a publié au début de l'été 2013 un article de Pierre Bayard intitulé: «Comment ennuyer le lecteur?» dont le propos se définit comme suit: «Que devons-nous donc faire, quand nous écrivons sur la littérature, pour éviter d'être ennuyeux, ou, si nous avons fait le choix inverse, pour nous donner les meilleures chances de l'être?». Cette interrogation paraît supposer le public incapable d'accorder le moindre segment de temps cérébral à l'attention requise pour d'authentiques analyses littéraires, et prétend en outre attester la décision perverse d'ennuyer le lecteur qu'impliquerait souvent, volens nolens, la vocation d'écrire.

S'il ne s'agissait que d'une provocation de plus, il n'y aurait pas là de quoi fouetter un chat de Schrödinger. J'admets d'ailleurs que la question de l'ennui (celé au geste d'écrire et/ou signalé par indubitable KO du lecteur) puisse être constituée en objet de théorie littéraire (quoique selon de plus sérieux considérants que ceux à ce jour avancés par P. Bayard): en ces matières spéculatives, ma bonne volonté est presque infinie — quoique dubitative. En revanche, ce qui m'incite à réagir énergiquement à cet article, c'est que les trois quarts du propos sont dévolus à mettre à mal une œuvre — Obermann de Senancour — que j'apprécie fort quant à moi, au seul prétexte de l'ennui que provoquerait universellement sa lecture. D'où cette conséquence pour le travail du critique, supposé comparable (bien à tort selon moi) au travail artistique: «un texte théorique, surtout dans le domaine de la réflexion sur la littérature est d'abord un texte littéraire, et […] ce qu'il communique tient à son écriture et à la manière dont le lecteur s'y trouve impliqué.» Or, malheureusement, «plus l'écrivain parle de ce qui l'intéresse, et moins il a de chances d'intéresser le lecteur». Et inversement bien sûr: CQFD.

Voire… En réalité, s'agissant des grands artistes et des œuvres qu'ils ont laissées, le vrai sujet me semble le suivant: «ceux qui ne peuvent plus recevoir n'ont jamais cessé de donner» (Tomas Tranströmer)[1]. Demandons-nous, par conséquent, ce que nous devons faire, quand nous écrivons sur la littérature, pour éviter de fausser les textes que nous interprétons en faisant primer notre goût actuel (ou supposé tel) sur la chance qu'ils nous offrent, puisqu'ils sont parvenus jusqu'à nous, de modifier notre perspective profonde sur notre propre vie — une meilleure chance d'être, au bout du compte. Pour cela, je donnerai une lecture autrement orientée de l'intérêt, pour nous, d'Obermann, suivie d'une comparaison éclairante de la réception critique de Marivaux par tel docte d'outre-temps, avec celle dont Senancour fait aujourd'hui les frais.


Une étrange beauté


Il est difficile, quand on lit Obermann, d'apprécier convenablement ses variations sur le thème de l'ennui si l'on se fixe sur elles seules, tant le narrateur y traque autre chose, au fil des pages, mine de rien, selon une atonalité subtilement inidentique à elle-même — air ou chant sous le texte — en ce livre qui n'a pas de fin car il n'a, en un sens, jamais commencé: c'est son étrange beauté. L'ennui ici engage le fond intime de l'expérience humaine du temps, pour autant que son nevermore se laisse étrangement saisir, selon le fil d'écrire, au bord de n'être pas:

«Je revois le triste souvenir des longues années perdues. J'observe comment cet avenir qui séduit toujours change et s'amoindrit en s'approchant. Frappé d'un souffle de mort à la lueur funèbre du présent, il se décolore dès l'instant où l'on veut jouir; et laissant derrière lui les séductions qui le masquaient et le prestige déjà vieilli, il passe seul, abandonné, traînant avec pesanteur son spectre épuisé et hideux, comme s'il insultait à la fatigue que donne le sentiment sinistre de sa chaîne éternelle: lorsque je pressens cet espace désenchanté où vont se traîner les restes de ma jeunesse et de ma vie; et que ma pensée cherche à suivre d'avance la pente uniforme où tout coule et se perd; que trouvez-vous que je puisse attendre à son terme, et qui pourrait me cacher l'abîme où tout cela va finir?»[2]

Comme un désamour fati en somme. Ces lignes extraordinaires, les premières citées par P. Bayard comme emblématiques de son propos, viendraient à point pour illustrer sa fameuse théorie du «plagiat par anticipation»[3] car cette langue va tout droit aux Mémoires d'outre-tombe. Mais cette lassitude d'exister expérimentée «à un degré exceptionnel de pureté»[4] dans ce lent duo avec la mort qu'est l'écriture d'Obermann est le prix à payer, sans doute, pour que parfois le sentiment de l'inexistence théâtrale de tout se transmute en fulgurante intuition de la beauté:

«Si les fleurs n'étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient encore; mais quelquefois leur parfum entraîne, comme une heureuse condition de l'existence, comme un appel subtil, un retour à la vie plus intime. Soit que j'aie cherché ces émanations invisibles, soit surtout qu'elles s'offrent, qu'elles surprennent, je les reçois comme une expression forte, mais précaire, d'une pensée dont le monde matériel renferme et voile le secret.»[5]

On songe ici au Baudelaire d'Élévation trouvant le coup d'aile mental qui soudain dévoile «le langage des fleurs et des choses muettes» à l'esprit englué dans le spleen. Il s'inscrit là dans une filiation au romantisme allemand dont Senancour est précisément un passeur de premier ordre: on le sait depuis Albert Béguin, ce n'est pas le lieu d'y revenir. En revanche, Senancour semble avoir connu avec un autre poète qui est encore notre contemporain, la singulière expérience du «plagiat réciproque» imaginée par P. Bayard à propos d'autres écrivains[6]. Voici:

«J'ai éprouvé très tôt que les fleurs, et pas seulement les fleurs bien sûr, ne pouvaient pas être ‘rien que belles', c'est-à-dire que leur beauté, que la beauté ne pouvait pas être un simple ornement (encore moins un masque). Mon émotion, mon bonheur, l'éveil de mon attention, mon retour à une vie plus intime, en particulier à certains moments et dans certains lieux, il était impossible, il eût été incompréhensible, la profondeur de ces réactions m'en assurait, qu'elles ne fussent pas liées à une “pensée dont le monde matériel renferme et voile le secret”».

Et Philippe Jaccottet poursuit, en ce passage de Paysages avec figures absentes[7], dans la direction du même chemin d'expérience intime du temps qui ne passe pas, parfois, dont Senancour nous entretient: «ces lieux, ces moments, quelquefois j'ai tenté de les laisser rayonner dans leur puissance immédiate, plus souvent j'ai cru devoir m'enfoncer en eux pour les comprendre; et il me semblait descendre en même temps en moi.»


Fontainebleau ou la dérive


À cet égard, il est dans Obermann bien d'autres moments de pure épiphanie, pour autant que le lecteur se montre assez endurant pour y accéder, puisque l'expérience de l'ennui radical est aussi un lent labyrinthe en forme de jardin aux sentiers qui bifurquent, et c'est par exemple à la lettre XII, dans le récit des errances du héros en forêt de Fontainebleau:

«Je ne m'oriente point; au contraire, je m'égare quand je puis. Souvent je vais en ligne droite, sans suivre de sentiers. Je cherche à ne conserver aucun renseignement, et à ne pas connaître la forêt, afin d'avoir toujours quelque chose à y trouver. Il y a un chemin que j'aime à suivre; il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu'il ne va ni aux plaines ni à la ville; il ne suit aucune direction ordinaire; il n'est ni dans les vallons ni sur les hauteurs; il semble n'avoir point de fin; il passe à travers tout, et n'arrive à rien; je crois que j'y marcherais toute ma vie.»[8]

La vérité c'est qu'il y a réellement marché toute sa vie, car c'est terre gaste. L'errance en forest d'ennuyeuse tristesse, certain poète du temps passé encore nôtre —ne sommes-nous pas toujours «l'homme esgaré qui ne scet où il va»[9]?—, l'a dite comme il fallait: Senancour ne fait ici que croiser son chemin, tacitement s'entretenant de la mélancolie d'exil dans un ici-bas sans au-delà. À moins que l'au-delà ne soit immanent à cette vie… car sur cette terre, il advient parfois Merveille si l'on fait patience et si chance s'en mêle. Senancour a pu le lire chez Chrétien de Troyes ou (par anticipation?) chez André Breton, qui s'y entendait en pas perdus parisiens lors de ces «après midi désœuvrés et très mornes» dont il détient, écrit-il dans Nadja,«le secret»:

«On peut […] dans Paris […] ne pas passer plus de trois jours sans me voir aller et venir, vers la fin de l'après-midi, boulevard Bonne-Nouvelle entre l'imprimerie du Matin et le boulevard de Strasbourg. je ne sais pourquoi c'est là, en effet, que mes pas me portent, que je me rends presque toujours sans but déterminé, sans rien de décidant que cette donnée obscure, à savoir que c'est là que se passera cela (?)».[10]

Car «l'éternel ennui» (Baudelaire)[11] est une ressource profonde de la création, cela vaut pour les œuvres comme pour la vie à réinventer, et l'on connaît la suite: c'est l'invention du point de vue surréaliste sur le monde qui s'est jouée là dans la rencontre d'une passante, à la croisée de chemins parisiens aussi labyrinthiques qu'aimantés qui ne sont, de ce point de vue, que l'exact envers de ceux de Brocéliande ou du Fontainebleau d'Obermann en dérive. Ce qui s'y éprouve à longueur de temps? c'est l'infini qu'il y a «entre ce que je suis et ce que j'ai besoin d'être»[12]. Et voici une merveille:

                                                                                                         «Fontainebleau, 18 octobre
[…] Longtemps avant l'équinoxe, les feuilles tombaient en quantité, cependant la forêt conservait encore beaucoup de sa verdure et toute sa beauté. Il y a plus de quarante jours, tout paraissait devoir finir avant le temps, et voici que tout subsiste par-delà le terme prévu; recevant, aux limites de la destruction, une durée prolongée, qui, sur le penchant de sa ruine, s'arrête avec beaucoup de grâce ou de sécurité, et qui, s'affaiblissant dans une douce lenteur, semble tenir à la fois et du repos et de la mort qui s'offre, et du charme de la vie perdue.»[13]

Allez soutenir après cela que chez Senancour, «l'imagination […] ne sauve pas de l'ennui, mais y plonge»[14] ou que «la lutte contre l'ennui sera une lutte contre l'imagination», alors qu'on lit encore, dans la lettre suivante, que «l'automne est délicieux parce que le printemps doit venir encore pour nous».

La classique méthode d'approche des textes littéraires consistant à ne pas éluder les tensions et contradictions qui sont leur propre en tant que tels — et leur meilleure ressource: «nous travaillons dans les ténèbres avec l'oxymore et le paradoxe.» (A. Tabucchi) —, vaut certainement mieux que celle consistant à tirer à vue sur ce qui nous déplaît en eux sous prétexte d'ennui et de les défigurer par là, au risque d'en dégoûter ceux qui pourraient y trouver de quoi tenir dans l'irrespirable de la vie qu'on nous fait.

Que madame Verdurin n'aime pas les ennuyeux, c'est son affaire, pas la mienne.

Et comme mon propos, aujourd'hui, est simplement de faire entendre ce qu'à suivre P. Bayard tel lecteur actuellement possible de Senancour risque de ne jamais rencontrer s'il s'en tient à son point de vue, ou que, à supposer qu'Obermann lui tombe sous la main, il n'ait pas la patience d'y chercher son bien, voici encore une merveille:

                                                                                                                        «Paris, 7 mars, III
Il faisait sombre et un peu froid; j'étais abattu, je marchais parce que je ne pouvais rien faire. Je passai auprès de quelques fleurs posées sur un mur à hauteur d'appui. Une jonquille était fleurie. C'est la plus forte expression du désir: c'était le premier parfum de l'année. Je sentis tout le bonheur destiné à l'homme. Cette indicible harmonie des êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi; jamais je n'éprouvai quelque chose de plus grand et de si instantané […]. Je ne concevrai point cette puissance, cette immensité que rien n'exprimera; cette forme que rien ne contiendra […]. Cette lueur céleste que nous croyons saisir, qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n'est qu'une ombre indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme.»[15]

Ici, l'art de Senancour aura été de saisir la fulgurance de l'illimité dans le fini — ou plutôt dans le naissant toujours déjà finissant — c'est son côté Verlaine, à moins que ce ne soit son côté Tu Fu (cet ennuyeux poète chinois du VIIIe siècle):

Au bord du fleuve, miracle des fleurs sans fin.
À qui donc se confier? On en deviendrait fou!
[…]
Non que j'aime les fleurs au point d'en mourir
Ce que je crains: beauté éteinte, vieillesse proche!
Branches trop chargées: chute des fleurs en grappes.
Tendres bourgeons se concertent et s'ouvrent en douceur.[16]


La loi du préjugé


Obermann est donc «un monument d'ennui» aux yeux de P. Bayard, selon «la quasi-unanimité des réactions suscitées par cet ouvrage». Bien, bien… Voilà qui vous classe un texte: au fond de la salle, près du poêle refroidissant, loin des premiers rangs où s'alignent les chouchous du prof: Flaubert, Moravia, Beckett... qu'il n'est pas question, mais alors là pas du tout, de trouver ennuyeux. Il admet cependant qu'il n'y a «guère de sens à qualifier en soi un livre d'ennuyeux, sans prendre en compte la subjectivité de chaque lecteur», mais vous savez, la rumeur, la foule, tout le monde, «la quasi-unanimité» que de bons esprits flétrissaient naguère comme philistine, a tranché: m'intéresse pas, illisible, pas que ça à lire, pas le temps…

Désormais, l'on aligne le travail critique sur le goût commun: étonnez-vous ensuite qu'on se demande pourquoi les études littéraires paraissent aujourd'hui à l'agonie (je parle bien des études littéraires, non de la création qu'elle sont censées apprécier), si chacun n'y rencontre que ce qu'il pense déjà — pour autant que cela s'appelle penser!

Mais il y a de l'inédit (ou censé tel) tout de même: certains textes, nous dit-on, sont des «machines à ennuyer», susciter l'ennui du lecteur est dans leur intention, consciente ou non. Comme si un artiste authentique n'avait pas déjà assez de mal à se colleter avec ce qui le cherche dans la langue et dans sa sensibilité… Il n'y a pas d'œuvre facile d'accès, sauf par illusion ou rare connivence spirituelle. Quant à nous, lecteurs ordinaires, nous savons très bien comment face à tel poète ou romancier réputé ‘illisible', telle remarque d'un autre écrivain, tel enseignant parfois ou tels amis plus fins que d'autres nous ont montré, presque par hasard souvent, à quel point nous ne savions pas lire, tout simplement.

Qu'en dit Mallarmé (encore un illisible patenté…)? «Je préfère devant l'agression rétorquer que des contemporains ne savent pas lire»[17]; il supposait avec sa générosité foncière, que des lecteurs ultérieurs sauraient un peu mieux… Las! Et Marivaux? (autre ‘machine' à couper le cheveu en quatre selon les académiques de son temps…); eh bien, lui aussi avait du mal avec la critique:

«Je crois pour moi, qu'à l'exception de quelques génies supérieurs qui n'ont pu être maîtrisés, et que leur propre force a préservés de toute mauvaise dépendance; je crois, dis-je, qu'en tout siècle, la plupart des auteurs nous ont moins laissé leur propre façon d'imaginer, que la pure imitation de certain goût d'esprit que quelques critiques de leurs amis avaient décidé le meilleur; ainsi, nous avons très rarement le portrait de l'esprit humain dans sa figure naturelle: on ne nous le peint que dans un état de contorsion […]; il va toujours une marche d'emprunt qui le détourne de ses voies…»

Il faudrait citer l'intégralité de cette feuille VII du Spectateur français du 21 août 1722[18] car elle explore à fond l'extraordinaire difficulté qu'il y a pour un écrivain authentique à simplement parler sa langue, lorsque le terrain médiatique de la réception des œuvres est entièrement régi par le discours de ceux qui tranchent de tout puisqu'ils ont le pouvoir d'énoncer le bon goût. Ce qui pousse Marivaux à s'écrier: «ah! que nous irions loin! qu'il naîtrait de beaux ouvrages! si la plupart des gens d'esprit qui en sont les Juges, tâtonnaient un peu avant que de dire, cela est mauvais, ou cela est bon; mais ils lisent […] Et que lit-on? sont-ce les idées positives de l'auteur? non, il n'y a plus moyen…»[19].

Ah! que nous irions loin, qu'il renaîtrait de beaux ouvrages critiques, si nos gens d'esprit tâtonnaient un peu avant que d'écrire que l'on a affaire à un «monument d'ennui», que l'auteur n'a «rien à dire», qu'il «ne se passe rien» dans son récit[20] et autres affabilités justifiées par un appareil psychanalytique qui ne vaut pas mieux – s'agissant de littérature je m'empresse de le préciser – que la science académique des doctes de jadis, qui reprochaient déjà la même chose à Marivaux: abus des réflexions, défaut d'action, façons de parler insupportables de complications, et bien sûr intenable distillation d'ennui:

«La seconde partie de La Vie de Marianne n'a pas été reçue du public comme la première. Les réflexions ont paru trop recherchées, trop longues et trop fréquentes. Enfin Marianne est aussi ennuyeuse dans cette seconde partie qu'elle avait été agréable dans la première. Qu'est-ce qu'une personne qui s'interrompt à chaque instant elle-même, sur la plus petite circonstance, pour moraliser sans nécessité? N'est-il pas contre l'essence de la narration de faire ainsi à chaque instant de longues réflexions? Si la brochure était purgée de ses moralités il n'en resterait pas six pages.» (Compte-rendu de l'abbé Desfontaines dans Le Pour et Contre»)[21]

L'approche de Desfontaines (plagiaire de P. Bayard par anticipation?), a été délicieusement moquée par Crébillon dans Le Sopha, qui met en scène un sultan qui n'attend qu'une chose des récits qu'on lui fait: de l'action et surtout pas de réflexions: raconter la pensée prend forcément du temps (c'est précisément l'aventure littéraire qui s'engage de Marivaux à Joyce, en passant par Senancour évidemment!), a fortiori lorsque cela prend forme conversationnelle:

«Mon cher ami, dit Schah-baham, en bâillant, cette conversation m'est mortelle; pour l'amour de moi, ne l'achevez pas. Ces gens-là m'excèdent à un point que je ne puis dire. En conscience, cela ne vous ennuie-t-il pas vous-même? En grâce, faites qu'ils s'en aillent.» [22]

«Mon cher ami Senancour, dit notre critique postmoderne: il est remarquable qu'il ne se passe rien pendant les centaines de pages d'Obermann, ce qui apparente votre livre à un exercice de sadisme narratif. Cette absence d'événements plonge le lecteur dans une temporalité mortifère, analogue à celle de la mélancolie.»

Textuellement![23]


Mieux que rien?


Ah! si Senancour avait lu Freud et Lacan! (d'ailleurs tellement guillerets…), il nous aurait délivrés d'Obermann par anticipation ou l'aurait conçu autrement: peut-être avec plus d'action…? moins de longueurs… de répétitions…? Car P. Bayard rêve aussi de récrire les livres qu'il n'aime pas, qualifiés pour l'occasion de «livres ratés»: il en a d'ailleurs fait un livre plutôt amusant car il est sans doute un écrivain rentré[24]. Mais voici comment il annote le manuscrit du sieur Senancour: «Non seulement il ne se passe rien, mais vous semblez vous ingénier à n'utiliser aucune des possibilités offertes par la situation romanesque. Ainsi croise-t-on plusieurs personnages féminins dans votre livre, dont une passante en cabriolet à laquelle Obermann donne un moment le sentiment de s'intéresser. Mais la piste est vite abandonnée. Et il en va de même pour la femme qu'Obermann a aimée et qu'il laisse repartir — alors qu'elle est enfin libre — comme toutes les idées virtuelles du livre.»[25]

Des idées virtuelles… mais pas de suite dans les idées… Peut mieux faire, ou ferait mieux de se taire! On en était là au mois de juillet 2013, et c'était comme si Desfontaines était encore là à tirer l'oreille de Marivaux à propos de sa piètre invention narrative: «Marianne va à l'église, elle y attire les regards, elle se blesse le pied en sortant, on la panse, elle est conduite chez elle, ce sont tous les faits du livre»; mais il y en a encore trop, puisqu'il faudrait aussi supprimer la querelle homérique de la lingère qui héberge la jeune fille avec le cocher de fiacre qui réclame son dû: «les vils et indignes objets ne se présentent que trop souvent devant nos yeux malgré nous; ils ne nous apprennent autre chose, sinon que le peuple est fort sot: qui en doute?»[26]

C'est devenu un des morceaux de choix du lecteur actuel. Une œuvre authentique trouve toujours les lecteurs qu'il lui faut pour pour cheminer vers ce qu'il est convenu d'appeler l'avenir, malgré les mauvaises critiques. Mais le parallèle s'arrête là puisque P. Bayard absout l'ennuyeux cancre qu'il a eu la générosité de lire malgré tout à sa façon, en l'inscrivant dans une doxa qui serait nôtre: «l'idée que la littérature devrait servir à raconter des histoires va à l'encontre de notre modernité, qui aurait plutôt tendance à considérer, après Flaubert et son projet d'un livre sur rien, que la littérature commence précisément quand on n'a rien à dire.»[27]

Ce que n'aurait certes pas signé Desfontaines! Mais Marivaux, très probablement si! ne serait-ce que par goût de la provocation, si l'on en croit son fameux éloxe du Rien à la VIe partie de son roman Pharsamon ou les folies romanesques:

«Quelle étrange histoire, dit un certain critique sérieux!…
Voyez, je vous prie, le grand sujet de surprise, monsieur le critique… Vous vous étonnez qu'un rien produise un si grand effet; et ne savez-vous pas, raisonneur, que le Rien est le motif de toutes les plus grandes catastrophes qui arrivent parmi les hommes?… Que c'est toujours le Rien qui commence les plus grands Riens qui le suivent, et qui finissent par le Rien? Ne savez-vous pas vous-même, puisque je suis sur cet article, que vous n'êtes rien vous-même; que je ne suis rien; qu'un Rien a fait votre critique, à l'occasion du Rien qui me fait écrire mes folies.»[28]

Voilà «notre modernité» littéraire plagiée par anticipation, et de main de maître! Reste que cela paraîtra quelque peut délayé tout de même, au regard de ceci:

«Farai un vers de dreit nien. non er de mi ni d'autra gen. non er d'amor ni de joven. ni de ren au. qu'enans fo trobatz en durmen. sus un chivau» (Guillaume IX d'Aquitaine)

Je ferai un vers de pur rien. il ne sera de moi ni d'autres gens. il ne sera ni d'amour ni de jeunesse. ni de rien d'autre. sinon qu'il fut composé en dormant. sur un cheval (Trad. J. Roubaud)[29]

Ainsi court le furet du secret de l'art, celui d'une solitude aussi infinie qu'exactement égale à rien au regard de l'absolu. On revient alors vers Senancour avertissant d'une œuvre désœuvrée («ce n'est pas un ouvrage»), d'un recueil «sans art, sans intrigue» adressé à une communauté dispersée dont «les individus qui la composent, sont pour la plupart inconnus»[30], et que sa dernière phrase dit voué à la quête de «quelque chose de l'illusion infinie». Lisant cela, on se dit que Sainte-Beuve l'avait assez finement approché en ne le ramenant qu'en partie au fameux mal du siècle:

«Si Obermann ne répondait que vaguement à la biographie de l'auteur, il répondait en plein à sa psychologie, à sa disposition mélancolique […] à son étreinte de l'impossible, à son ennui. Ce mot d'ennui, pris dans l'acception la plus générale et la plus philosophique, est le trait distinctif et le mal d'Obermann; ç'a été en partie le mal du siècle, et Obermann se trouve ainsi l'un des livres les plus vrais de ce siècle.»[31]

Vers l'«étreinte de l'impossible» latente en l'incessant de l'ennui: écrire en filigrane du temps intime, de l'aléatoire de ses rythmes et de ses flux, de ses plages vides, de ses temps morts – de ses accélérations, ses fulgurances et ses épiphanies aussi… Quelque chose d'autre s'ouvrait là, comme un sentier frayé dans les broussailles (Rousseau, Isabelle de Charrière, Jean-Paul y travaillaient déjà…) vers ce qu'allait explorer l'écriture narrative moderne, depuis, disons, Proust et Joyce jusqu'à Blanchot ou Sarraute; quant à la solitude d'écrire, c'est par exemple vers le Rilke des Cahiers de Malte ou des Lettres à un jeune poète qu'on devrait se tourner, pour ce qui s'y trouve dit de la solitude des œuvres et de la somme absolument unique d'expérience du monde et des êtres que contient un seul vers authentique. Obermann demeure ainsi l'un des livres les plus définitivement vrais qui soient: gageons qu'il y a là du pain sur la planche pour mille ans!


D'un vif souci


«Il n'y a pas d'œuvre d'art qui ne fasse pas appel à un peuple qui n'existe pas encore», avait dit Deleuze dans une conférence de 1987 sur l'acte de création. Il y a tel critique du XXIe siècle qui nie apparemment qu'un peuple puisse exister pour l'œuvre de Senancour parce qu'il érige son propre dégoût en critère esthétique, reconduisant là un tropisme académique invétéré sous couvert de théoriser l'ennui celé aux pratiques littéraires. Plus largement, il fait symptôme: il y a une doxa critique contemporaine qui a perdu tout conscience de la profondeur de champ véritablement sans limites du phénomène artistique qu'on nomme l'œuvre littéraire – laquelle invente indéfiniment ses passeurs, parfois à très amples échéances et non sans intermittences très prolongées. Tout ce que nous avons à faire avec les œuvres dont la transmission nous est une chance, c'est d'ouvrir grands les oreilles et les yeux à ce qui survient là, et de passer le relais selon nos moyens. La création littéraire le fait selon les siens propres: assimilation, destruction, invention; elle le fait avec des fortunes diverses, mais elle le fera tant qu'il y aura des langues et que vivra le désir «d'une terre promise qui n'existe pas» (Marina Tsvétaieva). En ce sens, il me paraît incongru de prononcer un «Adieu à la littérature»[32]: à bien lire William Marx, c'est d'ailleurs plutôt un adieu aux études littéraires qu'il a composé: le risque existe en effet aujourd'hui pour ces études, d'une sorte de suicide par dissolution de la réalité de leur objet — je veux parler des œuvres —, par oubli de sa poéticité et des enjeux d'affect qu'elle emporte (lisez Obermann à voix basse, écoutez sa phrase dans votre bouche, et voyez si l'ennui vous gagne…), ainsi que par dénégation de son rapport singulier à l'expérience du monde, puisque la littérature en participe autant qu'elle l'excède, particulièrement dans l'approche du temps. Le méconnaître serait proprement ignorer l'universel de la question littéraire: «Entre ciel et sable, entre le Tout et le Rien, la question est brûlante. Elle brûle et ne se consume pas. Elle brûle pour elle-même, dans le vide.» (Edmond Jabès, Le Soupçon le Désert).



Jean-François Perrin



[1] T. Tranströmer, «Palimpseste», in Baltiques (1954-2004), Poésie/Gallimard, 2011, p.263.

[2] Senancour, Obermann, Lettre XLI, Gallimard, coll. «folio», 1984, p.194.

[3] P. Bayard, Le plagiat par anticipation, éd. Minuit, coll. «Paradoxe», 2009.

[4] Béatrice Le Gall (Didier), L'Imaginaire chez Senancour, José Corti, 1966, t.I, p.400. Citation utilisée en un autre sens par P. Bayard.

[5] Obermann, «Dernière lettre», op. cit., p.466.

[6] Sur cette catégorie critique, voir P. Bayard, Le plagiat par anticipation, Minuit, 2009.

[7] Ph. Jaccottet, Paysages avec figures absentes, Gallimard, 1976, p.124-125.

[8] Obermann, op. cit., p.111.

[9] Charles d'Orléans, Ballade LXIII, in Ballades et rondeaux, Livre de poche, «Lettres gothiques», 1992, p.200.

[10] A. Breton, Nadja, Gallimard, (rééd.1964), p.69.

[11] Baudelaire, «La chambre double», in Le Spleen de Paris.

[12] Obermann, Lettre XVIII, op. cit., p.123.

[13]Obermann, Lettre XXIII, ibid., p.139.

[14] P. Bayard, article cité.

[15] Obermann, Lettre XXX, op. cit., p.148.

[16] Dans François Cheng, Entre source et nuage. Albin Michel, 1990, p.37.

[17] S. Mallarmé, Variations sur un sujet, Œuvres complètes, éd. Mondor-Aubry, Gallimard, «Pléiade», 1961, p.386.

[18] Marivaux, Journaux I (éd. M. Escola, E. Leborgne), GF-Flammarion, 2010, p.100.

[19] Ibid., p.98.

[20] P. Bayard, article cité.

[21] Cité dans l'édition Deloffre de Marivaux, La Vie de Marianne, Classiques Garnier, 1990, p. LXVIII.

[22] Crébillon, Le Sopha, ch.3, éd. F. Juranville, «GF», 1995, p.51.

[23] «Et, surtout, il est remarquable qu'il ne se passe rien pendant les centaines de pages d'Oberman, ce qui apparente le livre à un exercice de sadisme narratif. Cette absence d'événements plonge le lecteur dans une temporalité mortifère, analogue à celle de la mélancolie.» P. Bayard, art. cité.

[24] P. Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées? Minuit, coll. «Paradoxe», 2000.

[25] «Non seulement il ne se passe rien, mais Senancour semble s'ingénier à n'utiliser aucune des possibilités offertes par la situation romanesque. Ainsi croise-t-on plusieurs personnages féminins dans le livre, dont une passante en cabriolet (O, p134) à laquelle Oberman donne un moment le sentiment de s'intéresser. Mais la piste est vite abandonnée. Et il en va de même pour la femme qu'Oberman a aimée et qu'il laisse repartir – alors qu'elle est enfin libre – (O, p.414) comme toutes les idées virtuelles du livre.» P. Bayard, art. cité. Il renvoie à l'édition GF-Flammarion, 2003.

[26] La Vie de Marianne, op. cit., p. LXVIII.

[27] P. Bayard, article cité.

[28] Marivaux, Œuvres de jeunesse, Gallimard, «Pléiade», 1972, p.562.

[29] Guillaume IX d'Aquitaine, Faray un vers de dreit nien in J. Roubaud, Les Troubadours, Seghers, 1971, p.70.

[30] Obermann, «Observations», op. cit., p.51.

[31] Préface de Sainte-Beuve, in Obermann, par De Senancour, IIe éd., t. I, Libr. Abel Ledoux, Paris, 1833, p. v.

[32] W. Marx, Adieu à la littérature, éditions de Minuit, coll. «Paradoxe», 2005.



Jean-François Perrin

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Août 2013 à 18h06.