Atelier

Cinéfable et « dramaturgie »

par Claire Mercier


La présente proposition est extraite de La cinéfable entre drame et récit (L'Harmattan, coll. «Le parti pris du cinéma», 2017, p. 18-22).



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire avec l'aimable autorisation des ayants-droits de l'auteure.


Dossiers Cinéma.





Cinéfable et « dramaturgie »


Il y a cent fois plus de cinéma, et du meilleur,

dans un plan fixe de Little Foxes[1] ou de Macbeth[2]

que dans tous les travellings en extérieur,

dans tous les envers du décor par quoi l'écran

s'était jusqu'alors vainement ingénié à nous faire oublier la scène.[3]


Un style cinématographique n'est pas un style pictural.

C'est une certaine façon de faire apparaître les choses.[4]



Le cinéma de fiction est, désormais la plupart du temps, compris et analysé dans les termes d'« un récit ». Il s'agit d'une hypothèse, qui est certes pertinente, qui ne nous paraît cepen­dant pas exclusive. Pour nous, la fable cinématographique ne saurait s'apparenter seulement et strictement au « récit », de plus l'expression de « récit cinématographique » nous semble même discutable. Pourquoi, en effet, la fable cinématographique serait-elle plutôt un « récit » qu'un « drame »? [5]


Nous dirons que la fable cinématographique est et « un récit » et « un drame », ou qu'elle se situe entre « récit » et « drame ». Nous dirons, avec plus d'exactitude peut-être, qu'elle n'est ni « récit » ni « drame », c'est-à-dire que la fable cinématographique, le muthos cinématographique peut prétendre légitimement – même si cette exigence n'est pas explicitement formulée ou demeure inconsciente chez de nombreux scénaristes-cinéastes – être un dépassement de la vieille et réelle opposition dans le domaine de la fiction entre ces deux modes poétiques différents et spécifiques que sont le « récit » et le « drame », dépassement effectif et de droit grâce à l'invention d'un autre mode poétique, nouveau, le mode cinématographique.


Aussi, chaque fable cinématographique ambitieuse ou testamentaire propose-t-elle, nous semble-t-il, une interprétation personnelle du dépassement du dualisme à la fois ancien et vivace entre « récit » et « drame ». Gardons-nous donc de confondre le contenu, l'histoire, la fable, le muthos et le mode de présence de cette fable. Récit et drame sont des modes d'être du muthos. Bien sûr, le changement de mode de présence de la fable, ce que l'on appelle « l'adaptation », ne va pas sans une redéfi­nition de l'allure de la fable et de ses parties.


Regarder, par exemple, dans cette perspective, le dernier film de John Huston, Les Gens de Dublin (The Dead, 1987) et le film ultime de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut (1999), nous paraît très fécond, en tant que ces fables cinématographiques testamentaires proposent avant tout un point de vue personnel sur cette question précise de savoir comment la présence cinématographique participe contradictoirement du « drame » et du « récit », et cherche, à partir de ce déséqui­libre essentiel, à développer un muthos qui lui serait propre.


L'un des objets de notre essai est donc de tâcher de dégager la spécificité de la fable (ou de l'histoire, du muthos) cinématographique par rapport au « récit » et au « drame ». En effet, tout comme le « drame » (tragédie et comédie) est, pour Aristote, une présence nouvelle de la poésie, qui dispose là de moyens originaux, est un nouveau mode poétique qui – tout en la poursuivant – rompt cependant avec cette forme plus ancienne de la poésie qu'est le récit épique et entraîne, en ce sens, l'élaboration progressive d'une fable proprement dramatique et non plus diègétique, le cinématographe est, pour nous, à son tour, une présence nouvelle de la poésie, qui vient à la fois prolonger et le récit épique et le drame, réfléchir leurs différences et leur opposition, et qui, en tant qu'elle correspond avec un mode original, implique une redéfinition cinématographique de la « fable ». Comment celle-ci rompt-elle et/ou prolonge-t-elle la forme du « récit » et la forme du « drame » ? Et surtout, ne parvient-elle pas à elle-même, à sa forme personnelle, en proposant un dépassement effectif de l'opposition cruciale, fondamentale, entre ces deux modes de présence de la poésie que sont « récit » et « drame » ? Nous refusons donc de parler d'emblée et sans examen de « récit cinématographique » comme nous refusons de condamner a priori le « ciné-drame » au nom d'un cinéma qui serait « pur ».


Pour nous, la poésie cinématographique n'exclut pas par nature le muthos, l'histoire, la fable – couramment dit le scénario ? Pas plus que dans une peinture l'erreur n'est le sujet, le scénario n'est pas l'erreur d'un film, mais cette nouvelle présence de la poésie qu'est l'écriture cinématographique suppose une sérieuse redéfinition de la fable, et même l'inven­tion progressive, d'un film à l'autre, et sans doute renouvelée à chaque film, d'une fable proprement cinématographique.


Pour André Bazin, le paradoxe esthétique du cinéma « réside dans une dialectique du concret et de l'abstrait, dans l'obligation pour l'écran de signifier par le seul intermédiaire du réel » et « il est <donc> d'autant plus important de discerner les éléments de la mise en scène qui confirment la notion de réalité naturelle et ceux qui la détruisent.[6] » Pour André Bazin deux hypothèques contradictoires semblent peser sur la fable du cinéaste-scénariste, celle du réalisme et/contre celle de la libre interprétation de l'artiste, désir qui ne peut, à un certain stade du développement historique du cinématographe, manquer de venir hanter à nouveau « l'objec­tivité » conquise. Bazin écrit, dans Le mythe du cinéma total[7] :

Le mythe directeur de l'invention du cinéma est donc l'accomplissement de celui qui domine confusément toutes les techniques de re-production mécanique de la réalité qui virent le jour au xixe siècle, de la photographie au phonographe. C'est celui du réalisme intégral, d'une recréation du monde à son image, une image sur laquelle ne pèserait pas l'hypothèque de la liberté d'interprétation de l'artiste ni l'irréversibilité du temps », mais il écrit aussi : « De ce que sa matière première est la photographie il ne s'ensuit pas que le septième art soit essentiellement voué à la dialectique des apparences et à la psychologie du comportement.[8]
Pour nous, le paradoxe de la fable cinématographique réside surtout dans une dialectique du « drame » et du « récit », et la question se pose de discerner en elle les éléments dramatiques et les éléments narratifs.



Claire Mercier (2017)


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en juin 2020.




[1] La Vipère (The Little Foxes), USA, 1941, de William Wyler sur un scénario de Lilian Hellman.

[2] Macbeth, USA, 1947 de Orson Welles sur un scénario de Orson Welles d'après Shakespeare.

[3] André Bazin, « Pour un cinéma impur », « Défense de l'adaptation », dans Qu'est-ce que le cinéma ?, Paris, Les Éditions du CERF, 2000, p. 99.

[4] Alexandre Astruc, « Notes sur la mise en scène », La Gazette du Cinéma, n°1, mai 1950, dans Du stylo à la caméra… … et de la caméra au stylo, Écrits (1942-1984), Paris, l'Archipel, 1992, pp. 348, 349.

[5] « Les frères Lumières ont appelé leur invention « cinématographe » < de graphein – A. primit. égratigner, écorcher ; B. par suite tracer des signes pour écrire ou pour dessiner, d'où I. graver (des signes sur une tablette) ; II. écrire, 1. écrire un message, une lettre, 2. écrire, rédiger, composer, 3. inscrire, enregistrer, 4. proposer par écrit, 5. assigner par écrit en justice d'où attaquer en justice ; III. tracer des lignes (droites, courbes, etc.) d'où dessiner, peindre (des images), et kinèma ) – I. mouvement, particulièrement mouvement de danse ou de pantomime ; II. fig. 1. mouvements de l'âme, 2. vicissitudes de la fortune, 3. agitation, trouble, soulève­ment, 4. terme de médecine : dislocation partielle >. À partir de la racine grecque, d'autres mots ont été proposés, cinégraphie, cinéplaste et cinéplastique (Elie Faure), cinémime (E. Faure), cinématisme (Eisenstein), cinématurgie (Pagnol)… », Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, Penser le Cinéma, Paris, Klincksieck, 2001, p. 13. Nous mentionnerons également les inventions de Horner, le « Zootrope » (1834), et de Reynaud, le « Praxinoscope » (1877).

[6] André Bazin, Théâtre et Cinéma (paru d'abord dans Esprit, juin et juillet-août, 1951), à lire dans Qu'est-ce que le cinéma ? Paris, Les Éditions du CERF, 2000, pp. 126 à 178, p. 164.

[7] Dans Qu'est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 23.

[8] Dans Pour un cinéma impur, op. cit., p. 90.



Claire Mercier

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Dernière mise à jour de cette page le 14 Juin 2020 à 21h07.