Atelier



Le présent texte de Marc Escola & Sophie Rabau constitue la version écrite des séances introductives d'un séminaire tenu à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth en 2007 et 2008. Il est d'abord paru sous le titre « Comme des cochons. La bibliothèque de Circé » dans la revue Acanthe (Publication de l'USJ-Beyrouth), 2008 (daté 2006-2007), vol. 24-25, p. 1-26. Il est ici reproduit avec l'aimable autorisation des auteurs et de la revue.



Comme des cochons. La bibliothèque de Circé[1]

Au vers 480 du chant X de l'Odyssée, Ulysse fait à Circé des adieux qu'il peut croire définitifs; c'en est fini des amours du héros et de la magicienne.

Ces deux-là devaient pourtant se retrouver, mais dans d'autres textes et à la faveur de nouvelles métamorphoses, plus étonnantes peut-être que celle qui donna un temps aux compagnons d'Ulysse figure de cochons: c'est toute une bibliothèque qui désormais abrite leurs amours. Hier comme aujourd'hui, les écrivains sont assez nombreux à les y recevoir: d'Ovide à Cortázar, de Plutarque à Gelli et La Fontaine, d'Apollonios de Rhodes et Lycophron à James Joyce ou Margaret Atwood, sans oublier Fénelon, Rousseau, Sandra Petrignani ou Giorgio Pascoli. Les commentateurs ne sont pas en reste, qui hébergent les deux héros en des refuges souvent plus vastes ou accueillants qu'une simple note de bas de page: interprétations allégoriques, gloses philologiques, lectures géographiques, analyses narratologiques, et cela sans solution de continuité de l'Antiquité au XXe siècle (pour l'heure), de Porphyre, du pseudo-Héraclite ou d'Eustathe jusqu'à Bérard, Cuisenier, De Jong, Lamblin, en passant par Racine, Mme Dacier, Pierron[2]

Bref, le séjour d'Ulysse et ses compagnons chez Circé a été réécrit, il a été commenté. La chose n'a rien d'exceptionnel:nombre d'épisodes odysséens ont connu le même sort et pour certains une «fortune» plus riche encore— à l'instar de l'épisode des sirènes ou de celui du Cyclope. Et l'on pourrait se contenter de mettre cette bibliothèque en ordre, d'en dresser le catalogue, d'en établir la chronologie et les filiations, d'en souligner la diversité, d'y repérer ruptures et évolutions, soit: d'étudier ce qu'il est convenu d'appeler la «réception» d'Homère[3]. L'entreprise aurait le charme de la variété, et aboutirait à coup sûr à un tableau contrasté: Circé y serait, au choix, l'emblème de la volupté, l'allégorie de la métempsychose, une femme galante, une épervière, une courtisane, voire une mère maquerelle; quant aux compagnons métamorphosés, on les dirait satisfaits de leur sort avec Plutarque, Gelli et La Fontaine, goinfres avec Lycophron, voluptueux et intempérants avec le pseudo-Héraclite, Mme Dacier ou M. Atwood, alcooliques et impuissants avec Joyce, sauf à les regarder avec Bérard et Cuisenier comme des esclaves soumis à un rite d'affranchissement. Ulysse, pour lui, apparaîtrait tour à tour comme un sage, un chef despotique, un macho méditerranéen, ou encore un disciple de Sader-Masoch. On se situerait alors en aval du texte pour en scruter les métamorphoses et faire l'histoire de son protéiforme destin.

On voudrait ici prendre le problème par l'autre bout, en postulant que ces variations ne viennent pas au texte seulement du dehors, en vertu des aléas de l'Histoire, mais que les multiples versions de l'épisode proposées par les commentaires et récritures, se trouvent en quelque façon dans le texte, où il est peut-être loisible de les observer ab ovo. En d'autres termes: on n'opposera pas l'identité du texte à la pluralité de ses lectures, mais on posera que, dans le texte apparemment unique, se cachent déjà d'autres textes. Si cet épisode de l'Odyssée a pu donner lieu à autant d'interprétations et de réécritures différentes, c'est peut-être parce qu'en dépit de l'unité matérielle de la page, le texte même serait fait de plusieurs textes. Du coup, ce n'est peut-être pas toujours au même texte que s'attacheraient les commentateurs ou auteurs de réécriture.[4]

La démarche ne visera donc pas à ajouter un commentaire à une liste déjà longue, mais à décrire le texte comme «pluriel». Cela ne va pas sans quelques postulats théoriques.


Pluraliser le texte

Poser la pluralité du texte, c'est d'abord prendre le contre-pied du préjugé qui commande pour un temps encore l'exercice du commentaire: la croyance en l'unité et la nécessité du texte[5], le commentateur se vouant à justifier le texte «tel qu'il est», c'est-à-dire à interpréter tout phénomène textuel comme résultat des choix d'un auteur; «expliquer» un texte, c'est alors montrer que ces choix sont les meilleurs possibles, et que le texte ne pouvait pas être autrement. «Pluraliser» le texte consistera a contrario à reconnaître sa contingence, à confronter ce qu'il est à ce qu'il aurait pu être, à admettre aussi bien qu'il peut suivre plusieurs lièvres à la fois — et non qu'il obéit à une unique intention qui déterminerait le moindre de ses détails. Plus concrètement, on mettra d'abord à profit la lettre de la diégèse, dans tous ces moments, plus nombreux qu'on le croit, où se manifestent par exemple les indécisions des personnages, leurs anticipations sur la suite des événements que le texte peut bien infirmer, leurs souhaits ou leurs regrets quant au cours de l'histoire qu'ils vivent; on s'attachera aussi sur un plan syntagmatique aux marques qui signalent le passage d'une micro-structure locale à une autre; on s'arrêtera enfin à ce que le texte ne dit pas et dont il appelle la restitution[6]. «Pluraliser» le texte, c'est donc substituer le préjugé de l'hétérogénéité à celui de la cohérence: dans un cas comme dans l'autre, le texte n'est jamais un pur «donné»; il est toujours le résultat d'une élaboration, et l'on ne fera pas comme si le mode de description ici proposé pouvait rester sans effets sur le texte; on acceptera que la description «aggrave» la pluralité supposée du texte comme le commentaire académique renforce une cohérence également supposée.

La démarche peut paraître irrévérencieuse et iconoclaste mais, dans le cas d'Homère au moins, elle peut se réclamer d'une longue tradition: celle des «analystes» et «néo-analystes» qui, refusant de voir dans l'Odyssée l'œuvre d'un unique auteur, ont voulu distinguer des strates attribuables à différentes mains ou à différents états du mythe; pour les «analystes» aussi, le texte n'est jamais absolument cohérent, ni tout à fait homogène: il recèle assez de contradictions pour mériter d'être scindé en plusieurs textes[7].

Au demeurant, les philologues les mieux convaincus de l'existence d'un unique Homère contribuent, et malgré qu'ils en aient, à pluraliser le texte: des savants d'Alexandrie aux modernes éditeurs critiques, éditer Homère, c'est opter entre les différentes leçons des manuscrits; c'est tenter de retrouver le texte unique effectivement écrit par «Homère», en ramenant la pluralité des versions à l'unicité du «bon» texte. Mais ce faisant, on aggrave le mal que l'on prétend soigner: loin de donner le texte définitif, c'est-à-dire originel, chaque éditeur n'en produit qu'une nouvelle version; en outre, nul ne renonce tout à fait aux variantes du passé, dont le souvenir se glisse comme un regret dans les sigles mystérieux de l'apparat critique. Chaque édition peut être considérée comme une variante du texte qui garde très concrètement la mémoire de ses versions antérieures.

On en dira autant de la dernière étape de la transmission savante: la traduction; songeons que pour le seul XXe siècle français nous disposons d'une Odyssée en prose, d'une autre en vers libre et d'une version dialoguée voire théâtralisée — les traducteurs s'efforçant, parfois de justifier ces choix en signalant en note ou en préface les choix divergents opérés par ses prédécesseurs[8].

Autant de «variantes» du texte homérique, et l'on ne fera ici qu'étendre le sens de cette notion.


Les variantes, mode d'emploi

On distinguera donc, dans ce qui suit, cinq types de variantes, qui toutes ont en commun d'offrir une alternative au texte que nous lisons et d'appeler, au même titre, le travail du commentaire ou la passion de la réécriture.

—On parlera, d'abord, de variantes matérielles pour désigner les différents états du texte produit par l'édition critique et le travail de la traduction: pour lire ces variantes-là, il n'est que d'ouvrir un autre volume, une autre édition ou une autre traduction de l'Odyssée, ou d'en chercher la trace dans les notes ou l'apparat critique de l'édition que nous lisons.

— Pour un épisode donné, une deuxième catégorie de variantes se rencontre encore hors des limites de l'extrait considéré, si l'on veut bien admettre que toute séquence textuelle s'inscrit dans une catégorie englobante où elle n'est que l'élément d'une série. Dans le cas de l'Odyssée, on peut regarder l'épisode de Circé comme l'une des aventures maritimes d'Ulysse, et l'envisager dès lors comme une variation du schéma mobilisé par exemple dans l'épisode du Cyclope ou dans celui des Lestrygons; de plus, le texte épique réputé «oral» mobilise par nature des effets de variations autour des vers formulaires ou des scènes typiques[9]. Le lecteur perçoit la singularité de tel épisode en regard de ce qui s'y répète ou non des épisodes précédents— dont les personnages eux-mêmes gardent parfois la mémoire. La chose vaut aussi pour les effets génériques: Manon Lescaut convoque simultanément les codes du roman picaresque et du roman courtois, et nombre de ses épisodes se laissent envisager comme des variations sur des scènes typiques de ces deux genres. Plus largement, toute scène stéréotypée (tempête, enlèvement, amour au premier regard…) mobilise la mémoire architextuelle du lecteur qui l'inscrit dans une série. La chose est plus évidente encore dans le cas d'une vraie série, des romans-feuilletons aux modernes séries télévisées. Au reste, dire de tel passage d'un roman ou d'une épopée qu'il constitue un épisode, c'est déjà entériner la variation comme principe de composition.

— On peut ensuite traquer dans la lettre même du texte des variantes moins concrètes mais néanmoins disponibles et immédiatement lisibles, du moins à l'état d'ébauches ou d'esquisses: ce sont les récits possibles, prolepses non réalisées ou révisions de l'histoire quand s'exprime un regret, le plus souvent à l'irréel du passé, ou lorsque s'engage une délibération; indépendamment des considérations des personnages ou du narrateur sur ce qu'aurait pu ou dû être l'aventure, ces variantes peuvent aussi résulter de la présence d'un ensemble d'éléments dont la diégèse ne fait rien, mais qui restent disponibles pour former une autre histoire. Nous nommerons textes possibles ce troisième type de variantes.

— Mais il existe aussi des variantes non encore écrites, du moins par Homère, et présentes uniquement en creux dans le texte: tel silence sur le point de vue d'un personnage, telle piste ouverte incidemment mais jamais exploitée, tel oubli surprenant de la part d'un personnage de son expérience passée, telle explication incomplète ou confuse sur un fait de mythologie ou de géographie voire de botanique ou de zoologie, qui sont au même titre des «lieux» ouverts aux spéculations herméneutiques et des incitations à de possibles réécritures. Appelons textes absents cette quatrième catégorie de variantes, et indiquons d'avance que, dans le cas du chant X de l'Odyssée, ces textes absents revêtent le plus souvent une dimension encyclopédique, si bien qu'ils méritent aussi bien le nom de «dossiers».

— L'épreuve du résumé nous découvre une cinquième et dernière classe: un même épisode peut faire l'objet de plusieurs sommaires différents selon le privilège accordé à telle ou telle ligne du programme narratif; on postulera que le texte raconte plusieurs histoires à la fois: Le Cid est à la fois le drame des amants ennemis, la geste d'un héros, un conflit d'autorités et la tragédie solitaire de l'Infante. Il y a certes une hiérarchie entre ces différentes lignes (en quoi il y a des résumés plus «fidèles» que d'autres), mais cette hiérarchie est plus fluctuante qu'on ne croit au sein même du texte qui accentue tour à tour tel ou tel scénario, qui les superpose parfois ou hésite entre deux programmes. Le texte en quelque sorte est à lui-même sa propre variation — ce qui revient à dire qu'il est protéiforme; chaque interprétation, chaque réécriture est susceptible de bouleverser sa hiérarchie ou de favoriser telle ligne au détriment de telle autre. On parlera ici de variables[10].

Dans cette perspective, un texte n'est pas d'un seul tenant, mais réunit plusieurs scénarios, variantes, variables, récits possibles, qui viennent tour à tour et avec plus ou moins de netteté sur le devant de la scène en sollicitant différemment l'attention du lecteur.


Où l'on aborde à l'île de Circé: variables, récits possibles et textes absents

Muni de ce viatique, on entrera maintenant dans le texte d'Homère[11] pour aborder avec Ulysse au rivage de l'île d'Aiaié où demeure Circé aux beaux cheveux. Soumettons d'abord le texte à l'épreuve du résumé: qu'arrive-t-il donc à Ulysse et ses compagnons chez Circé? La mémoire collective semble surtout avoir retenu la métamorphose des compagnons en cochon, Ulysse échappant au sort commun grâce à l'intervention d'Hermès, lequel l'équipe de bons conseils et d'un antidote — la fameuse moly préservant des drogues de la magicienne. Mais d'autres résumés sont néanmoins possibles, car le séjour d'Ulysse et ses hommes dans l'île de Circé conte également l'histoire d'une union sexuelle entre un mortel et une déesse, non sans danger pour la virilité du héros; mais cela pourrait être aussi bien l'histoire de marins errants auxquels les charmes du séjour font oublier le retour, et qui en viennent à confondre Aiaié et Ithaque; c'est encore, lorsqu'Ulysse doit faire face à l'influence d'Euryloque sur ses hommes, l'histoire d'un capitaine qui se heurte à l'insubordination d'un de ses lieutenants. Nous n'oublions pas cependant que, contrairement à toute attente, les choses se passent plutôt bien chez Circé: les compagnons reviennent de l'état porcin «plus jeunes, plus beaux et plus grands» (395), alors qu'Ulysse retrouve grâce aux indications de la magicienne le chemin d'Ithaque — finalement, le séjour fut assez profitable, l'une des rares aventures maritimes où Ulysse n'a à déplorer la perte d'aucun compagnon, sinon celle, quasi-comique, d'Elpénor, tombé du toit de Circé alors qu'il était pris de boisson —ce que l'on n'apprendra d'ailleurs qu'au chant XI (50-83), quand Ulysse rencontre son âme aux Enfers. Cela nous fait déjà cinq scénarios ou variables, sans préjuger d'autres résumés possibles: scénario de la métamorphose, de l'oubli du retour, de la séduction sexuelle, de la mutinerie, du séjour profitable. La démarche académique voudrait que l'on subordonne les différents scénarios à l'un d'entre eux seulement ou que l'on cherche à les subsumer au sein d'une unique ligne de lecture: on montrera à l'inverse que cette hiérarchie est fluctuante, qu'une ligne domine puis l'autre, laquelle ne se perd pas pour autant mais demeure comme une harmonique, que les programmes sont parfois incompatibles au point de semer le texte de quelques contradictions.

Mais à ces scénarios disponibles dans la lettre du texte, il faut ajouter celui suggéré à plusieurs reprises par le personnage le plus indiscipliné et l'un des rares compagnons singularisé: si l'on en croit Euryloque, le prudent lieutenant d'Ulysse, tout pourrait en effet se passer beaucoup plus mal; c'est qu'Euryloque, s'il n'a pas lu l'Odyssée, l'a vécue, s'en souvient, et sait rappeler à l'occasion telle ou telle mésaventure pour projeter un récit possible qui est aussi une variation: quand Ulysse au terme d'un premier séjour chez Circé prétend ramener chez la déesse le reste de la troupe resté sur le rivage, Euryloque prophétise que la magicienne va les emprisonner en sa demeure à la manière du Cyclope, mettant ainsi à profit la mémoire de la série («comme fit le géant quand vinrent à sa bergerie nos compagnons avec l'audacieux Ulysse», 434-435). Euryloque n'est pas le seul à se souvenir d'autres monstres précédemment rencontrés; déjà plus haut, les compagnons d'Ulysse ont «senti leurs cœurs se rompre» en pensant «aux exploits d'Antiphatas le Lestrygon, aux violences du valeureux Cyclope mangeur d'hommes» (199-200), autant de figures anthropophages auxquelles Circé pourrait bien ressembler. Euryloque est toutefois, et dès la première heure, le plus pessimiste: comme Ulysse veut partir au secours de ses éclaireurs, il prédit rien moins que la mort de son chef, c'est-à-dire la fin de l'Odyssée: «je sais que tu ne reviendras ni ne ramèneras aucun des nôtres» (267-268). Euryloque nous donne ainsi à entrevoir qu'il aurait pu se faire que cet épisode fût le dernier de l'Odyssée.

Nous voici donc déjà avec cinq variables et un récit possible — à quoi on ajoutera quelques textes absents, surtout d'ordre encyclopédique, soient: des «questions» que le texte suppose mais auxquelles il ne répond pas. Énumérons-les avant d'entrer dans le détail du texte: dossier zoologique d'abord (première question et premier mystère: quelle est la nature exacte des animaux rencontrés dans l'île de Circé? sont-ce des hommes métamorphosés en bêtes? des bêtes dotés d'une âme par l'effet de quelque charme? et question corollaire: que ressent-on quand on a pris l'apparence d'un cochon); dossier géographique ensuite (où donc au juste est située l'île d'Aiaié, et quelle en est la topographie?); un peu de botanique encore: quelle est cette étrange plante nommée moly par les dieux qu'Hermès offre à Ulysse en guise de contrepoison?; curiosité mythologique enfin: qui peut bien être le «pernicieux Aiétès» (137) dont Circé est la sœur?


Terra incognita

Tout commence d'ailleurs par un double mystère géographique et mythologique:

«Nous atteignîmes l'île d'Aiaié, où demeurait

Circé aux beaux cheveux, la terrible déesse

à voix humaine, sœur du pernicieux Aiétès.

Tous deux sont les enfants du soleil brillant pour les hommes

et de Persé, l'une des filles d'Océan.

Là le vaisseau nous fit aborder en silence

au fond d'un port de bon mouillage,

un dieu nous conduisait.»

La vocation informative de cette ouverture est assez évidente; elle est d'autant plus frappante que la narration est ici focalisée sur le narrateur: nul suspens donc, on sait d'emblée où l'on arrive et chez qui; le lecteur apprend le nom de l'île de Circé, et l'ascendance de la déesse; mais si ces informations sont détaillées, elles ne sont pas pour autant complètes: d'abord, où donc est située cette île dont on nous donne le nom? Un lecteur (très) cultivé supposera ensuite que cet Aiétès dont il est fait mention n'est autre que le père de Médée, se demandera comment concilier l'ascendance de Circé avec la chronologie du mythe (la toison d'or est censée avoir été conquise il y a longtemps) et comment une déesse immortelle peut être la sœur et la tante de deux mortels.

Or ce même lecteur restera sur sa faim, car malgré cette profusion de détails l'Odyssée n'est ni un manuel de géographie ni un traité de mythologie, mais bien une épopée où s'ouvre une nouvelle aventure; cette péripétie est d'emblée l'objet de prolepses indirectes qui semblent pointer vers un danger certain: la déesse est «terrible», son frère est «pernicieux», et l'emploi de l'article indéfini dans la locution «un dieu nous conduisait» n'est guère rassurant: ce dieu est inconnu, on n'est donc pas dans le monde des dieux olympiens identifiables —l'expression figurait d'ailleurs dans le récit de l'arrivée chez le Cyclope de triste mémoire (IX, 142). Dire de la déesse qu'elle a «voix humaine» (audèéssa) l'apparente en outre à Ino, que le lecteur a déjà rencontrée au chant V (334) où elle sauve Ulysse de la tempête qu'a déclenchée contre lui Poséidon; le même adjectif sera appliqué à Calypso (XII, 449) qui certes retarde le retour d'Ulysse, mais ne veut pas non plus sa perte: finalement, le lieu où abordent Ulysse et ses hommes n'est peut-être pas si dangereux qu'il semble. Les Grecs y passent d'ailleurs deux jours à dormir sans courir le moindre danger, comme ce fut le cas au chant IX, lors d'une paisible étape entre l'épisode des Cicones et celui des Lotophages (74-75).

La même ambivalence s'attache à la description de l'accostage : la formule « un dieu nous conduisait» est employée au moment de l'arrivée chez le Cyclope (IX, 142), mais c'est à Ithaque ou tout au moins un îlot fort proche (IV, 846) que l'on trouve un «port de bon mouillage »[12]. On voit ici s'amorcer deux scénarios également plausibles: une variation sur la péripétie cyclopéenne ou un danger d'un autre ordre — celui de l'oubli du retour.

Or le récit des deuxième et troisième jours semble plutôt indiquer que la seconde option est la bonne. Certes, Ulysse et ses compagnons sont rongés d'angoisse et de fatigue, mais c'est peut-être en raison de ce qu'ils viennent de vivre chez les Lestrygons, et par ailleurs, ils passent ces deux jours «couchés»: l'île de Circé est donc un lieu où l'on demeure en repos assez longtemps et sans courir de danger, à la différence du séjour chez le Cyclope où le monstre survient assez vite dans la grotte (IX, 216-232) alors que les Grecs n'ont eu qu'une nuit de répit sur la grève (IX, 151). Toutefois, à partir du quatrième jour, le danger réapparaît avec l'exploration du lieu et une chasse. Le passage juxtapose deux motifs précédemment rencontrés: ici Ulysse explore et chasse seul, alors que chez les Lestrygons il se contentait d'explorer seul sans chasser et que chez le Cyclope la chasse était collective. Va-t-il donc rencontrer un monstre doublement anthropophage? Mais même si l'on reconnaît des motifs déjà vus, les choses ici se compliquent vite; première complication: à peine Ulysse a-t-il vu des signes d'habitation qu'il formule une question qui sera récurrente dans l'épisode—faut-il retourner au rivage ou s'enfoncer dans les terres à la rencontre de ses habitants?

«Je grimpais donc sur une roche pour guetter

et vis une fumée montait du sol aux grandes voies,

du palais du Circé dans les bois dans les chênes denses.

alors je réfléchis dans mon âme et dans mes entrailles:

irai-je m'informer, ayant vu la fumée du feu?» (148-152)

On a là une typique scène de délibération permettant un récit possible, où Ulysse se rendrait seul chez Circé sans rien savoir de ce qui l'attend. Mais le héros décide de regagner le navire et, après avoir nourri ses hommes, de «les envoyer aux nouvelles».

«Tout compte fait ce qui me parut le meilleur

fut de gagner d'abord le prompt navire et le rivage

et, mes hommes nourris de les envoyer aux nouvelles» (153-155)

C'est alors que survient un élément nouveau et une seconde complication: en l'espèce un cerf, qu'Ulysse pense être envoyé par quelque divinité compatissante et qu'il met à mort sans autre forme de procès — le texte fournissant ici un remarquable luxe de détails (156-184). Quelle est exactement la relation entre l'irruption de ce gibier inattendu et le projet de nourrir les compagnons arrêté à l'issue de la délibération? La chose n'est pas si claire: est-il besoin de chasser pour nourrir les hommes? Et le cerf sera-t-il effectivement consommé? Les Grecs disposent apparemment de nourriture, on peut penser qu'Éole leur en a fourni, et de surcroît il est explicitement précisé (56) que l'équipage a fait provision d'eau fraîche, dix jours auparavant, sans qu'aucun problème de ravitaillement soit alors évoqué. Nous ne les avons toutefois pas vu manger depuis leur arrivée, soit depuis trois jours; rien n'interdit certes de penser que des marins ont envie de chair fraîche, même si leur bateau regorge de provisions. Néanmoins, quand Ulysse a décidé de nourrir ses hommes, il a pris la direction de son navire (156): il ne semblait pas alors nécessaire de chasser quoi que ce soit, et le dieu qui fait surgir le cerf a eu pitié de la «solitude» d'Ulysse (157), non pas de son dénuement. Enfin et surtout, lorsqu'il invite ses hommes à se nourrir (175), il précise bien que la nourriture est dans les soutes, alors même qu'il vient de jeter l'animal au pied du bateau:

«Ayant jetée [la bête énorme] au pied du bateau, j'éveillai mes hommes,

puis allai de l'un à l'autre avec ses douces paroles:

“Amis, nous ne descendrons pas encor, malgré nos peines,

aux demeures d'Hadès; le jour fatal n'est pas venu.

Allons! tant qu'il y a de quoi dans le bateau,

pensons à nous nourrir et à ne pas mourir de faim.”» (172-177)

Quant au festin aussitôt préparé (182), il n'est pas dit de quoi il est fait. Bref, rien n'empêche de penser que le cerf a servi à nourrir les hommes, qui mangeraient alors du gibier fraîchement chassé comme dans l'épisode du Cyclope (IX, 159-162), mais rien ne l'indique non plus clairement. Ce non-dit incite peut-être Jacottet à une surtraduction où il réintroduit l'idée de manger le cerf, en écrivant (181) que «les yeux» des compagnons «se rassasient de la bête» (le grec étant ici beaucoup plus littéral[13]). Pourquoi ce silence sur la consommation du cerf? La chose n'est pas indifférente si l'on songe que la nature de l'animal est elle-même problématique. Sa taille d'abord est exceptionnelle: c'est un «terrible monstre» (168: deinoio pelôrou), une «très grosse bête» (171: mala mega thèrion); or, les compagnons après leur métamorphose seront aussi de très gros porcs, «semblables sous leur graisse à des porcs de neuf ans» (390). Surtout ce cerf a une «âme» (thumos), et plus généralement, sa mort est décrite (161-166) dans les termes typiques auxquels recourt l'Iliade pour dire la mort des héros. Enfin, ce cerf est doublement associé à Circé: il est «terrible» (deinos) comme Circé est terrible (deiné), et il sent sur lui la force du soleil, alors qu'il paît sur l'île de la fille d'Hèlios… Ici apparaissent à la fois un texte absent et un texte possible: et si ce cerf était un homme métamorphosé par Circé (texte absent)? Et si Ulysse avait en fait tué un homme (texte possible)? Mieux vaut alors ne pas savoir avec précision si oui ou non les Grecs ont mangé cette chair ambiguë et peut-être taboue… Ce récit possible fait lui-même signe vers deux variations: dans la première, Ulysse et ses compagnons rejoindraient la famille des ogres dont ils ont été précédemment les victimes; l'autre variation, effectivement réalisée dans l'épisode postérieur des bœufs du Soleil (XII, 260-390), serait celle de la consommation d'une nourriture interdite.

Ce récit restera seulement possible, car le cinquième jour active une autre variable: la métamorphose, avec un discours d'Ulysse invitant ses hommes à explorer l'île comme il est d'usage en pareil cas. Ce discours ramène d'abord un texte absent déjà convoqué au début de l'épisode — la géographie de l'île de Circé:

«Amis, nous ne voyons où sont l'ombre ni l'aube,

où le soleil brillant pour les hommes va sur la terre

ni où il reparaît; examinons donc au plus vite

s'il demeure une issue: pour moi, je n'en vois pas.

En effet, en grimpant sur une roche haute,

j'ai vu une île couronnée par la mer infinie.

Elle est basse, et j'ai aperçu une fumée

en son milieu, parmi des bois et d'épaisses chênaies.» (190-197)

Les différents éditeurs signalent ici deux problèmes philologiques: le v. 189 serait à athétiser pour cause de répétition[14]; le v. 193 appelle un amendement, selon Bérard au moins, qui propose cette correction reprise en note par Jaccottet: «voyons s'il est quelque autre avis; pour moi, voici le bon»; littéralement, le grec porte: «voyons s'il y aura encore une ruse (métis); moi, je crois qu'il n'y en a pas»; la difficulté vient sans doute de l'emploi d'un mot abstrait, métis, au milieu d'une description géographique assez concrète. Jaccottet atténue élégamment le heurt, «issue» pouvant avoir un sens moral aussi bien que topologique.

Ces problèmes philologiques contribuent à brouiller une description en elle-même énigmatique; on retrouve ici ce qui faisait la singularité du début de l'épisode: le luxe de détails ne lève pas l'opacité de la topographie. Les deux points cardinaux sont évoqués (190-192), mais de façon métaphorique et par la négative: c'est un lieu où ni l'Ouest ni l'Est ne sont visibles. On ne sait pas où l'on est, mais on sait pourtant que l'île est basse, et comporte des bois et des chênaies. C'est la conjonction de ce non-dit et de cette précision qui appelle un complément d'information, surtout pour un lecteur soucieux d'exactitude géographique — à l'instar d'Eustathe, Mme Dacier, Bérard ou Cuisenier qui tentent tour à tour de colmater ce qui est bien une brèche du texte. Cette curiosité encyclopédique est d'autant mieux frustrée que l'on quitte comme précédemment la description pour l'action. Les compagnons d'Ulysse réagissent à ses paroles, en ravivant le souvenir des deux épisodes antérieurs qui mettaient les Grecs au contact de monstres anthropophages: Cyclope et Lestrygons. Ce rappel vaut prolepse, en activant donc une variable pessimiste au sein du scénario de la métamorphose, et pointe vers un événement qui ne sera pas raconté, mais convoqué à plusieurs reprises: aller chez Circé, c'est être promis à la dévoration…

Ulysse ne veut apparemment pas songer à cette variante; tirant au sort, il divise ses troupes en deux groupes, dont l'un est envoyé en exploration sous la conduite d'Euryloque «égal aux dieux.» Jusque là le chef a toujours accompagné ses compagnons dans ce type d'exploration; or, la station d'Ulysse personnage au rivage conduit Ulysse narrateur à une quasi paralepse: il semble savoir tout ce qui s'est passé lors de cette première visite à Circé, sans que le texte à aucun moment n'explique comment il l'a appris dans le détail. Le savoir d'Ulysse, justifié dans toutes les variantes de ce type de péripétie, est ici conservé comme si la fidélité à un dispositif général l'emportait sur la vraisemblance ponctuelle. La variante ne joue pas là comme un texte possible, c'est la mémoire de la série qui vient parasiter la cohérence locale.


Des loups, des lions et des cochons

Au cours de l'exploration (210-243), ce n'est pas une ogresse que les éclaireurs vont rencontrer, mais une magicienne, surtout versée en métamorphoses animales. De fait, les vingt-trois hommes tombent d'abord non sur la déesse mais sur des loups et des lions que Circé «avait su ensorceler avec ses drogues.»Proches cousins du cerf? Voilà rouvert le texte zoologique absent. Ces loups et ces lions ont un comportement pour le moins inhabituel: loin d'attaquer les hommes, ils les «flattent», «comme lorsque des chiens flattent leur maître qui revient d'un banquet». De surcroît, comme le cerf, ce sont des «monstres» (pelora). Que peut bien signifier le fait que Circé les a ensorcelés — et d'ailleurs comment Ulysse l'a-t-il appris ou compris? A-t-elle seulement adouci le comportement de vrais lions et de vrais loups en les domestiquant? Ou ces «affreux fauves» sont-ils d'infortunés humains dont le sort préfigure la métamorphose prochaine des compagnons, bientôt transformés en cochons? Quoi qu'il en soit de leur nature, ils annoncent peut-être aussi une autre menace, et réactivent par là même un autre scénario — celui de l'oubli du retour: ces chiens qui flattent leur maître au retour nous laissent songer au chien d'Ulysse, le premier à fêter le roi d'Ithaque revenu. Or, au premier abord, Circé elle-même est un peu trop rassurante: elle tisse, comme Pénélope à ses heures, mais «un de ces fins ouvrages tels qu'en font les déesses» —ce que Politès se sent tenu de souligner au v. 236 en une superbe paralepse (il sait que ce que fait Circé alors qu'il est encore à l'extérieur de la demeure), qui compliquer encore la question de la focalisation dans ce passage; le même Politès se demande d'ailleurs si le palais abrite une femme ou une déesse. Bref, cela ressemble à un retour à Ithaque, et cette fausse apparence nourrit le scénario de l'oubli de la patrie.

À compter du vers suivant (233), cette variable va venir parasiter le scénario de la métamorphose. Observons comment nos Grecs se retrouvent à l'état de cochons. En fait, ce n'est pas un mais deux maléfices que Circé exerce— un pour chaque variable; du côté de l'oubli: elle les attire par son chant, à l'instar d'une sirène, figure de l'oubli du retour, et surtout elle verse dans un mélange un pharmakon; est-ce là le poison qui va les transformer en cochons (après tout, c'est bien avec des pharmaka qu'elle a ensorcelé lions et loups)? Rien n'est moins sûr, car le texte est très clair sur la fonction de cette drogue: il doit «leur faire oublier la patrie» (236). Du côté de la métamorphose, ce n'est que peu après que, d'un «coup de baguette», elle les enferme, littéralement, «dans les tects des porcs». La question est alors de savoir quel est le rapport entre l'oubli de la patrie causé par la drogue et la métamorphose elle-même[15]. À ce stade, on peut penser que l'oubli est la condition de la métamorphose, voire que la potion entre comme ingrédient dans l'opération. Mais les choses se compliquent aussitôt (240), car ces cochons ont bien des groins et des soies, mais leur «esprit reste esprit de mortel», et d'ailleurs «ils larmoyaient» (241). Résumons: les compagnons ont oublié leur patrie, ont pris l'apparence de porcs mais savent qu'ils sont des hommes. On peut admettre la chose, et plaindre ces créatures qui se sachant hommes se voient cochons sans plus savoir où ils sont nés. On peut aussi se demander si nous n'avons pas là deux affirmations à la limite de la contradiction — ce que M. Charles nommerait un dysfonctionnement: tout se passe comme si le texte cherchait ici à suivre deux programmes à la fois: on perçoit comme un bruit au point de contact —pour peu qu'on ne cherche pas à instaurer trop vite une cohérence univoque.

Mais dans ce qui suit, le texte ne choisit pas vraiment entre ces deux scénarios et va même leur en adjoindre un troisième, voire un quatrième. Revenons vers Ulysse avec Euryloque qui, «flairant l'embûche», n'est pas entré chez Circé, et voyons comment le rescapé peut informer son chef de ce qui s'est passé. C'est là de la part du poète un choix pour le moins dispendieux: le prudent Euryloque n'a pas grand chose à raconter, sinon son inquiétude (il n'a pas vu la métamorphose des vingt-deux autres, et peut seulement dire «aucun n'est ressorti»), et c'est de toutes façons à Hermès qu'il reviendra d'informer Ulysse du sort exact de ses compagnons. Certes Euryloque donne l'alerte, mais Ulysse inquiet de ne pas voir revenir ses hommes ne serait-il pas parti à leur recherche tôt ou tard? Bref, Euryloque n'est peut-être pas très utile comme agent de liaison. Il est en revanche un excellent agent de pluralisation du texte. Grâce à lui, le scénario pessimiste est à nouveau réactivé dans sa version la plus sombre : il supplie Ulysse de ne pas aller au secours de ses compagnons car il pourrait bien y laisser la vie et par là même nous priver de la suite de l'Odyssée. Euryloque ouvre ce faisant un nouveau récit possible: celui de la fuite («avec ceux-ci [i.e la moitié de la troupe restée près d'Ulysse sur le rivage], fuyons», 268-269), scénario aussi bien d'un Ulysse déserteur ou cynique (mieux vaut perdre vingt-deux hommes que l'ensemble de la troupe, et la suite de l'épopée). Cette même intervention d'Euryloque appelle encore sur le devant de la scène une quatrième variable, celle qu'on peut nommer «combat des chefs» ou scénario d'insubordination. Il a beau «supplier» Ulysse, il ne l'en affronte pas moins, se dérobant aux ordres — Ulysse renonçant pour finir à user de son autorité («Reste si tu veux… moi j'irai…», 271-273).

Il est vrai qu'il n'est nul besoin d'Euryloque pour montrer le chemin et prodiguer à Ulysse les bons conseils: Hermès s'en charge aussitôt, au bénéfice de deux nouveaux textes absents et d'une cinquième variable (il n'aura pas fait le déplacement pour rien); le dieu a tous les attributs nécessaires pour combattre une magicienne (une «baguette» et une drogue, pharmakon, 287) et l'on peut imager dès lors, mais sans pouvoir toutefois s'autoriser de la lettre de l'Odyssée (ce qui nous a fait parler de texte absent plutôt que de texte possible), un combat de dieux dont Ulysse serait le jouet ou l'enjeu[16] ; le dieu a surtout avec la fameuse Moly de quoi ouvrir un nouveau dossier botanique: là encore, l'abondance de détails s'accompagne d'un silence sur l'essentiel— on sait tout de l'aspect de la plante dont Hermès décrit la nature (sa racine est noire, sa fleur blanche, les mortels l'arrachent avec difficulté mais les dieux y parviennent sans peine); on sait même le nom que lui donne les dieux, mais on ignore cependant comment les hommes la nomment, et rien n'est dit de l'usage précis qu'Ulysse est invité à en faire: faut-il l'ingérer ou la garder simplement par-devers soi comme un talisman? La variable quant à elle tient dans l'esquisse d'un scénario sexuel: Hermès rappelle d'abord le scénario sombre d'Euryloque («crois-moi, …tu resteras avec les autres») pour mieux le désactiver («Néanmoins, je veux… te sauver… Prends cette bonne herbe… son pouvoir t'évitera le jour fatal…, 284-285); son intervention vise ensuite à annuler successivement les deux temps désormais prévisibles de l'action de la magicienne: la Moly préservant de l'«ensorcellement» (sans doute faut-il penser: oubli de la patrie), la baguette échouant à opérer la métamorphose. Mais en lieu et place de la métamorphose, Hermès pronostique une nouvelle épreuve — une histoire cochonne chassant l'autre: Ulysse aura à coucher avec Circé au risque de se voir «ôter sa virilité» (anénôr, littéralement «non homme», 301)[17]— de quoi il faut se préserver en exigeant d'elle le grand «serment des dieux». L'union sexuelle est ici donnée comme condition à la libération des compagnons («ne refuse pas… si tu veux délivrer tes compagnons»), ce qui peut sembler étrange si l'on a noté qu'Ulysse est préalablement invité à tenir Circé en respect avec son «glaive»; le serment et le glaive font un peu double emploi, sauf à considérer, avec quelque vraisemblance, que l'acte sexuel suppose de baisser la garde…


Dans le lit de Circé

Le lecteur aborde donc avec quatre scénarios la demeure de Circé sur les pas d'Ulysse: oubli de la patrie, métamorphose, mort d'Ulysse, union sexuelle— ce dernier garanti par l'autorité d'Hermès. Le texte réalise d'ailleurs scrupuleusement, et mot à mot, la prédiction du dieu (310-329), mais au moment où Ulysse tire son épée la situation se complique: comment Hermès a-t-il pu négliger d'informer Ulysse qu'il avait lui-même «toujours» (aiei, «à plusieurs reprises», «depuis longtemps») annoncé à Circé la venue du héros grec? À en croire les premiers mots de la magicienne, c'était même entre eux un sujet courant de conversation.

«Tu es sans doute cet Ulysse de ressource dont toujours

Hermès à la baguette d'or m'annonçait qu'il viendrait, à son retour de Troie,

Sur son prompt vaisseau noir.» (310-313)

Le dieu n'a peut-être pas tout dit — il a au moins passé sous silence une menace ou un possible pari au sujet d'Ulysse. La chose est d'autant plus notable que cette scène où Ulysse est reconnu comme Ulysse, anticipe sur son retour à Ithaque, lieu de la reconnaissance par excellence — la péripétie entrant également en résonance avec l'épisode des Sirènes, seules figures monstrueuses à identifier spontanément Ulysse dans le temps de ses aventures maritimes. Ulysse pourrait se croire revenu chez lui, mais la reconnaissance de Circé comme celle des Sirènes est un leurre: le danger de confondre l'étape et la patrie revient ici sur le devant de la scène[18].

Du fait de ce silence, Hermès ne peut plus être considéré comme un pur adjuvant: l'accueil de Circé rejoue à l'envers l'épisode de Calypso qui cachait à Ulysse le rôle d'Hermès dans sa délivrance (chant V); ici Hermès se trouve avoir caché à Ulysse les informations qu'il a données à Circé. On est du coup tenté de lire l'épisode comme une variante générique, sur le thème de l'homme jouet des dieux. Toutefois, Ulysse s'émancipe en partie du programme tracé par Hermès, qui suggérait de partager la couche de Circé afin de l'amadouer avant d'évoquer le sort des compagnons ; or le héros semble faire de la délivrance la condition de son dévouement sexuel.

«…Comment oses-tu faire appel à ma tendresse

lorsque tu as changé mes gens en porcs dans ta maison

et que, m'ayant ici, toute à tes ruses, tu m'invites

à entrer dans ta chambre, à monter sur ton lit

afin de m'enlever, étant nu, ma virilité!

C'est pourquoi je ne monterai pas sur ton lit

avant que tu ne m'aies juré, par le serment majeur,

que tu n'as pas ainsi sur moi d'autres desseins!» (337-344)

La question de la métamorphose et celle de la virilité se trouvent ici réunies, mais cette conjonction se défait immédiatement (342-345): Ulysse ne semble plus s'inquiéter que de lui, si bien qu'après l'acte sexuel, il aura à redemander la délivrance des compagnons non plus en monnayant ses charmes mais en troublant le déroulement d'une variante typiquement odysséenne — la scène d'hospitalité ; à partir du v. 348, les séquences s'enchaînent classiquement[19]: entrée des servantes, préparation d'un bain, bain, don d'un vêtement et offre de nourriture, mais Ulysse refuse de manger :

«Si c'est loyalement que tu m'invites à manger

délivre-les d'abord, que je revoie mes compagnons!» (386-387)

La séquence des questions à l'hôte qui devrait intervenir au terme du repas vient alors en lieu et place de la collation («qu'as-tu Ulysse… à te ronger le cœur sans toucher au pain ni au vin?»); Circé, toute magicienne qu'elle est, a apparemment du mal à distinguer les variables: elle peut croire qu'Ulysse craint encore pour sa virilité («redoutes-tu quelque autre tour? Tu n'as plus de raison d'avoir peur, puisque j'ai juré le grand serment», 380-381), quand celui-ci ne songe plus qu'au sort de ses compagnons. Pourtant le texte ici distingue bien les deux scénarios: en effet, l'union sexuelle (333-347) constitue un épisode autonome, comme interpolé dans le propos sur la métamorphose (on pourrait aller sans hiatus majeur du v. 332 au v. 348).

Pourtant, dans toute la suite du texte et contrairement à ce qu'on était en droit d'attendre, le scénario de la métamorphose ne passe pas vraiment au premier plan. Certes, les compagnons retournent à l'état humain (388-399), mais s'ils reconnaissent bien Ulysse une fois le sort levé, mais rien n'est dit de leur état d'esprit à l'état de cochons : le mystère qui entoure le dossier zoologique s'épaissit. Mais que penser du fait qu'ils reviennent à la condition de mortels «plus jeunes, beaucoup plus beaux encore et plus grands» qu'ils n'étaient? Si le scénario de l'épreuve bénéfique semble à ce moment-là subsumer celui de la métamorphose, la variable de l'oubli de la patrie s'impose finalement: la locution «tous sentaient le désir des pleurs» se retrouvera d'ailleurs au moment du retour à Ithaque[20]. On observera encore que les premiers mots de Circé à l'issue de son beau geste sont pour inviter Ulysse à «tirer le navire sur la grève» au contraire du dénouement habituel des scènes d'hospitalité où il s'agit de mettre l'hôte sur le chemin du retour. Ce troisième trajet entre la demeure de Circé et le rivage est raconté dans des termes qui rappellent encore le retour à Ithaque: au v. 420, les compagnons délaissés «exultent» en revoyant Ulysse «autant que [s'ils] retrouv[aient] Ithaque», et déjà au v. 415-417 («ils semblaient à leur âme qu'ils avaient retrouvé leur pays, leur cité, dans la rocheuse Ithaque…»); Ulysse leur ordonne de dissimuler leurs biens et leurs agrès dans des grottes, comme lui-même le fera à Ithaque (XIII, 362-370). Le sortilège qui fait oublier la patrie a-t-il été complètement levé? Ce n'est pas si sûr, et par un effet de contamination le danger de la métamorphose semble encore planer: les compagnons retrouvant Ulysse ne gémissent-ils pas «comme des veaux des parcs qui vont bondissant au devant des vaches» (410-411)? Certes la comparaison animale est courante dans l'Odyssée mais elle prend ici une saveur singulière sinon ambiguë — Racine comme Mme Dacier fronceront le sourcil devant cette assimilation d'Ulysse à une vache, et certains éditeurs dont Bérard n'hésitent pas à athétiser l'ensemble des vers qui portent la comparaison et le verbe «gémir» (409-417). Comparaison et métamorphose, d'un point de vue logique, ne sont pas tout à fait sans rapport, et d'ailleurs Hermès n'a-t-il pas dit des compagnons qu'ils étaient « parqués comme des porcs» (283)?

L'intervention d'Euryloque, qui tente en vain de réactiver deux voire trois des scénarios abandonnés, prend alors tout son sens: peut-être parce qu'il est le seul à avoir été dit «prudent», il est apparemment le seul à ne pas confondre Ithaque et l'île de la magicienne; et pour conjurer ce qui reste pour lui un danger, il mobilise à nouveau le scénario-catastrophe confondu désormais avec celui de la métamorphose, en aggravant en outre la variable de l'insubordination ou de la mutinerie[21] :

«Où allez-vous malheureux? Désirez-vous votre perte?

Descendons chez Circé, elle nous changera

Tous en cochons, ou en lions ou bien en loups

Pour que nous lui gardions bon gré mal gré son beau palais,

Comme fit le Géant, quand vinrent à sa bergerie

Nos compagnons, avec l'audacieux Ulysse:

C'est à cause de lui, de ses fureurs, qu'ils ont péri!» (431-437)

Trois coups de force au moins sont ici à relever. Le premier tient dans la paralepse: le texte n'explique pas comment Euryloque a appris la métamorphose des compagnons — Ulysse s'est contenté d'inviter les hommes restés au rivage à rejoindre les autres chez Circé (423-427). Euryloque complète en outre un texte absent, affirmant brutalement que les lions et les loups (seuls animaux par lui aperçus) sont bien des hommes métamorphosés. Surtout, il réécrit l'épisode du Cyclope, lui prêtant le comportement de Circé — alors même que le Géant n'a métamorphosé personne.

Le scénario d'insubordination est entendu par Ulysse qui projette un instant de «trancher la tête» du lieutenant — variante cornélienne ou plutôt aristotélicienne, puisqu'Euryloque est son «proche parent»[22]. Mais les compagnons retiennent le bras du chef, et les «menaces» d'Ulysse étant apparemment pour Euryloque plus «effrayantes» (448) que son scénario-catastrophe, tous prendront le chemin du palais de Circé, la suite de l'épisode mobilisant surtout la variable de l'oubli du retour.

Avec la réunion des deux troupes chez la déesse (453-455), on assiste à une nouvelle scène de retrouvailles où pleurs et gémissements semblent préfigurer un retour heureux. Circé ne s'adresserait pas autrement aux compagnons si elle voulait leur signifier le terme de leur périple — comme s'ils étaient redevenus des habitants d'Ithaque:

«… “je sais bien [oida] moi aussi,

quels tourments vous avez soufferts sur la mer aux poissons,

quel mal, sur terre, vous ont fait des hommes sans justice.

Mais allons! mangez donc ce pain, buvez ce vin,

Jusqu'à ce que vous retrouviez ce même cœur

Que vous aviez quand vous quittiez votre patrie […]”.

En entendant ces mots, notre âme fière obtempéra.» (457-466)

Circé joue alors les Sirènes: pour garder les compagnons dans ses rets, elle met en avant sa connaissance de leurs aventures odysséenne employant le même verbe oida que les Sirènes — qui pour leur part évoquaient plutôt le souvenir de l'Iliade[23].

On peut alors s'interroger sur les ingrédients qui entrent dans la composition du pain et du vin qu'elle leur offre: un nouveau pharmakon propre à faire oublier la patrie? Tel sera en tous cas l'effet sur Ulysse de ces agapes et du «retour» à la couche de Circé, sans nouveau serment, si bien qu'au terme d'une année, les compagnons auront à lui «rappeler» l'existence d'une autre patrie… Singulière métamorphose d'un chef qui partout ailleurs est le premier à remettre les Grecs dans le sens de la marche et le droit chemin du retour.

Ce scénario de l'oubli s'impose-t-il in fine au détriment des autres variables? Voire: à peine Ulysse a-t-il demandé son congé à Circé qu'elle obtempère et, loin de s'opposer au départ de son amant, lui donne des indications indispensables à la suite du périple. Décidément, il fait bon s'arrêter chez Circé: nulle perte n'y est à déplorer, et on y gagne une cure de jouvence et de beauté, une année de plaisirs qu'on peut supposer divins, et une excellente feuille de route[24].


* * *

Une telle description mérite-t-elle encore le nom de commentaire? Quelles vertus reconnaître à un exercice qui, loin de douer l'épisode d'un sens univoque, a surtout consisté à distinguer différents textes dans le texte? Le mode de lecture adopté ne cherchait pas à reconstituer en amont du texte le projet par définition unique de l'auteur, mais voulait traquer dans le texte les voies multiples de son devenir — les récritures et les commentaires dont il a fait l'objet — à la faveur d'une manière de pari théorique: si la diversité des interprétations à laquelle un même texte peut donner lieu est diachroniquement attestée, on doit pouvoir en rendre compte synchroniquement. Non que nous pensions que le texte «enferme» ou contient en puissance toutes les lectures dont il est passible: on ne niera pas l'arbitraire des interprétations, leur inscription dans l'Histoire, et l'inaliénable inventivité des créateurs, mais on posera que les opérations de réécriture ou de commentaire répondent chacune à leur façon à la pluralité, aux incohérences locales et aux silences du texte. La diversité de ces «appropriations» ne tient pas pour nous seulement aux aléas de l'Histoire: elle est en partie un effet de la pluralité du texte.

Qu'on en juge maintenant par ces quelques aperçus sur la postérité critique et littéraire de ce même épisode de l'Odyssée:

—dans la bibliothèque de Circé, le rayon «textes absents» est, si l'on peut dire, bien rempli: veut-on lire quelques versions détaillées de ce que nous avons appelé le «dossier géographique»? Il n'est que d'ouvrir les récits de croisière que nous offrent Strabon, Bérard ou tout près de nous Cuisenier, relayés par Mme Dacier ou Racine tout autant passionnés par la localisation de l'île d'Aiaié. Préfère-t-on la botanique, et entend-on percer le mystère de la Moly? Rien de plus simple: c'est la sagesse d'Ulysse pour le pseudo-Héraclite, une figure de la grâce divine soit un «préservatif» contre la tentation de la volupté pour Mme Dacier[25], une pomme de terre faisant office de talisman selon Joyce, à moins que l'on ne préfère consulter la compilation de traités botaniques et autres études sur la flore méditerranéenne réunie par le secourable Bérard. Quant à la zoologie et à la question de savoir si les compagnons gardent leur conscience d'homme au temps de leur métamorphose animale, ou si les animaux sont doués d'une âme, on confiera à un spécialiste le soin d'y répondre: La Fontaine éclairé par Plutarque, qui rendra la parole aux animaux homériques.

—Qui préfère les textes possibles aux textes absents trouvera chez le même La Fontaine un Ulysse prompt à monnayer ses charmes pour libérer ses compagnons. Et si l'on veut regarder encore le motif de l'émasculation du héros comme un texte possible, on trouvera chez Joyce un Ulysse-Bloom exactement métamorphosé en femme.

— Au rang de nos variables figurait un « roman d'Euryloque» que d'aucuns ont su lire mieux que nous : Mme Dacier en isole quelques fragments, et J. Rouré en commet une version à l'usage de la jeunesse dans son adaptation de l'Odyssée. Le scénario bénéfique tient quant à lui la vedette chez Apollonios de Rhodes: on repart de chez Circé purifié de ses crimes et sans subir aucun dommage; mais aussi chez Cuisenier, et Bérard avant lui, qui nous apprennent à lire la métamorphose comme un rituel d'affranchissement. La variable « oubli de la patrie» a, si l'on ose dire, accouché d'un texte bien réel chez Hésiode et Hygin qui font naître un fils de l'union d'Ulysse et Circé, un Télégonos qui finira par tuer son père faute de le reconnaître.

Dénombrer les variantes, c'est aussi savoir repérer leur contamination chez des lecteurs mieux doués: Joyce a su trouvé le biais pour confondre toutes les histoires cochonnes, l'acte sexuel ne faisant qu'un chez lui avec la métamorphose en cochon au sein d'un rituel de soumission sado-masochiste. Il est vrai que Mme Dacier y avait un peu songé avant lui, qui menait Ulysse dans une « maison de débauche» où, grâce à Dieu, il résistait encore à la tentation et où l'acte sexuel avait rang de sacrifice; mais la thuriféraire des Anciens jugeait mieux séant de séparer les scénarios: seul les compagnons intempérants sont des cochons, Ulysse ne faisant que son devoir dans le lit de Circé; elle ne pouvait savoir que, dans un monde sans Dieu, tous les hommes, même les héros épiques, sont des cochons — certaines maisons s'étant même fait une spécialité de recevoir ceux qui aiment ça.

Ce rapide parcours pourrait laisser penser que notre description a procédé à rebours et que, péchant par téléologie, nous n'avons cherché dans l'épisode que ce que la postérité y avait déjà trouvé. Qu'on se rassure: il y a encore bien de la place dans les rayons de la bibliothèque de Circé, bien des possibles à notre connaissance encore inexploités, et qui restent donc à écrire; nul n'a encore songé à raconter quel pari engagé entre Hermès et Circé a pu conduire Ulysse dans l'île d'Aiaié; on aimerait lire aussi cette scène terrible où les compagnons comprendraient après coup qu'ils digèrent avec le cerf une chair toute humaine, à moins qu'Ulysse, nouveau Thyeste, ne se voit servir par Circé une viande dont rien ne lui indiquerait la nature antérieure (on comprendrait mieux qu'il puisse refuser de manger).

Un possible attesté dans la postérité du texte valide-t-il mieux qu'un possible encore vierge le travail descriptif ? Nous pensons très exactement l'inverse: la pluralisation du texte appelle moins une vérification par les faits qu'une appréciation en termes de productivité; ce qu'il s'agit de produire, ce sont des nouveaux parcours dans la bibliothèque — par exemple cet étrange chemin qui va de Mme Dacier à Joyce, et des textes encore à venir[26].

La découverte d'un commentaire ou d'une réécriture qui signalerait un aspect négligé par notre description n'invaliderait pas la démarche, mais viendrait l'étoffer; tout commentaire étant incomplet, on sera durablement attentif aux pistes aperçues par ceux qui avant nous ont su pluraliser ce texte. Lycophron par exemple a ouvert un intéressant dossier alimentaire que nous n'avons pas fait figurer au menu de notre lecture. La Fontaine attire pour sa part notre attention sur la question de la dénaturation qui autorise à nouer l'une à l'autre la trop grande douceur des loups et des lions, l'animalité des compagnons et même la possible féminisation du héros. Quant au fait même de la métamorphose, ne faudrait-il pas avec Racine et Mme Dacier décider une bonne fois pour toutes si les compagnons sont cochons par figure (ils sont «comme des cochons» dit Hermès) ou par transsubstantiation[27]; la question trouve son épilogue chez Joyce qui écrit un fantasme: quand on veut être traité comme un cochon, on rêve qu'on est un porc. À moins que comme Cuisenier, on ne cherche à faire la part des choses, en traitant la métamorphose comme un malentendu: les compagnons drogués croient être transformés en cochons alors qu'ils subissent seulement un rite symbolique.

Si l'on veut donc nous reprocher d'avoir lu comme des cochons, c'est en aval et non en amont du texte qu'il faudra se placer. Nous sommes prêts à admettre toutes les insuffisances de notre commentaire, pourvu qu'elles nous soient signalées, non depuis le passé de l'Odyssée, mais depuis son futur.


Marc Escola, Université de Paris 8, groupe Fabula.
Sophie Rabau, Université de Paris 3, groupe Fabula.


Pages associées: Textes possibles, Intertextualité, Intertextualité et métatextualité, Bibliothèque, Modernité et antiquité.


Bibliothèque de Circé


Hypertextes

Antiquité

Apollonios de Rhode, Argonautiques, Texte établi et traduit par F. Vian, Paris, Belles Lettres, 1981.

Lycophron, Cassandre, Traduction, notes et commentaire de Pascale Hummel, Chambéry, Éditions Comp'Act, 2006.

Ovide, Métamorphoses, livre XIV, Texte établi et traduit par Georges Lafaye, Paris, Belles Lettres, 1966.

Plutarque, «Gryllos» in L'Intelligence des animaux, traduit du grec et présenté par Myrto Gondicas, Paris, Arlea, 1991.

16ème et 17ème siècles

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Gelli, G. B., «La Circe» in Opere a cura di Delmo Maestri, Unione Tipografico Torinese, 1562.

Gillot de Saintonge, Circé, Pièce représentée en 1694, livret publié la même année à Paris, in 4°.

La Fontaine, J. de «Les Compagnons d'Ulysse», livre XII (1694) in Fables, LGE, coll. "La Pochothèque", 1995. [Une première version des "Compagnons" était parue dans le Mercure galantde déc. 1690.]

La Selle, Ulysse et Circé, Pièce en trois actes jouées en 1691 in Gherardi, Le théâtre italien, Paris, 1700, 6 vol., in 8°, t. III,pp. 535-614.

18ème siècle

Fénelon, François de Salignac de La Mothe, «Ulysse et Grillon» in Dialogues des morts. Trente dialogues choisis et commentés par Jacques Gaillard. Arles, Actes Sud, 1994 [1712]

Guichard, Ulysse, Tragédie lyrique, musique de Rebel, représentée en 1703, le livret publié la même année, à Paris, in 4°. [Alors qu'Ulysse est rentré à Ithaque, Circé le poursuit pour le reconquérir]

Pellegrin, La Mort d'Ulysse, Tragédie jouée en 1705 à Paris, publié en 1707, in 12. [Circé envoie Telegonos tuer Ulysse]

Rousseau, J.J. Emile, livre V, in Oeuvres complètes, Gallimard, t. III, "Biblioth. de la Pléiade", 1964.

19ème siècle

Pascoli, G. «L'isola Eea» in L'opera poetica, Firenze, Alinari, 1980.

20ème siècle

Atwood, M. “Circe/Mud Poems” in Selected Poems, New York, Simon and Schuster, 1976.

Cortazar, J. “Circe” in Cuentos completos/1, Madrid, Alfaguara, 1994.

Joyce, J. «Episode de Circé», Ulysses, Penguin Books, 2000 [Shakespeare and Company, 1922].

Petrignani, S. Navigazioni di Circe, Theoria, 1987.

Welty, E. «Circe» in The Bride of the Onnisfallen, New York, Brace and company, 1949.


Métatextes

- Lecture allégoriques

Anonyme «Exposé résumé sur l'errance d'Ulysse d'après Homère, élaboré avec une spéculation théorique, et purgeant ce que le mythe a de malsain pour l'utilité des lecteurs» [Anonumou Epitomos eis tas kath'Omèron planas tou odusseôs, meta tinos theôrias èthikôteras philoponètheisa kai tomuthou sathron ôs oion te therapeuouda tès avagignoskonton eneken ôpheleias] in Westerman, A. Mythographoi, Scriptores Poeticae Historiae Graeci, Brunschwig, 1843, p. 329-344.

M. Psellos, “Allegoria in Circen», Oratoria Minora, ed A. R. Littlewood, Leipzig, 1985, p. 128 et sqq.

Porphyre «Fragment sur Circé et l'immortalité de l'âme» cité par Stobée, Eclogues, 1.41.60.

Pseudo-Héraclite, Allégories d'Homère, Texte établi et traduit par F. Buffière, Paris 1962.

- Commentaires

Antiquité

Dindorf G. Scholia graeca in Homeri Odysseam, Oxford, 1855.

Moyen âge

Eustathe Commentarii ad Homeri Odysseam, ad fidem exempli romani editi, [Texte imprimé], Lipsiae : J. A. G. Weigel, 1825-1826.

16ème siècle

de Sponde, J. Homeri quae extant omnia graece et lat. in Iliad. et Odyss. J. Spondani commentarii. Item Pindari epitome iliadas latinis versibus et Daretis libri de bello troiano versi carmine latino a Cornelio Nepote, Basileae ex off. Hervagiana, 1583.

17ème et 18ème siècles

Dacier, A. Remarques sur l'Odyssée d'Homère traduite en français avec des remarques, Paris, Rigaud, 1716, t. II.

Racine, J. «Remarques sur l'Odyssée» in Racine, J. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1952.

Rocherfort, M. de L'Odyssée d'Homère, traduite en vers, avec des remarques, suivie d'une Dissertation sur les voyages d'Ulysse, Paris, chez Brunet, 1777,

19ème siècle

Pierron, A. L'Odyssée d'Homère, revu et corrigée d'après les diorthoses alexandrines accompagnées d'un commentaire explicatif, Paris, Hachette, 1875.

20ème siècle

Bérard, V. «Circé et les morts» in Calypso et la mer de l'Atlantide. Les navigations d'Ulysse, Vol. III., Paris, Armand Colin, 1929.

Bérard, V. L'Odyssée, «poésie homérique», chant VIII-XV, texte établi et traduit par Victor Bérard, Paris, Belles Lettres, 1992 [10ème tirage].

Cuisenier, J. «La magie de Circé: philtre, envoûtement, métamorphoses, rituels et méprises» in Le Périple d'Ulysse, Paris, Fayard, 2003.

De Jong, I. A Narratological, commentary on the Odyssey, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

Heubeck, A. et alii A commentary on Homer's Odyssey, Oxford, Oxford University Press, 1990-2002.

Lambin, G. «La magicienne» in Homère le Compagnon, Paris, CNRS, 1995.



[1] Cet article s'est écrit grâce à l'accueil, à l'écoute critique et chaleureuse de nos étudiants et collègues du Département de Lettres de l'Université Saint Joseph Beyrouth. C'est avec plaisir que nous leur dédions cette «bibliothèque de Circé».

[2] On se reportera, pour l'ensemble des réécritures et commentaires cités, à la bibliographie qui fait suite à cet article.

[3] C'est cette tâche qu'a entreprise Judith Yarnall à propos précisément de l'épisode de Circé: Yarnall, J., Transformations of Circe. The History of an Enchantress, Urbana and Chicago University of Illinois Press, 1994. Sur les interprétations allégoriques de l'épisode, on peut aussi consulter Clarke, B., Allegories of Writing. The Subject of Metamorphosis, SUNY Press, 1995, pp. 122-128. Voir aussi, sur l'épisode des sirènes: Rabau, S. «Homère dans le texte: poétiques de l'intertextualité» in: L'Intertextualité, Flammarion, coll. «GF-Corpus», 2002; et Samoyault, T. Le Chant des sirènes. De Homère à H.G. Wells, Librio, «Imaginaire», 2004. On pourra également consulter la page consacrée à cette question sur le site Homerica: http://w3.u-grenoble3.fr/homerica.

[4] D'un texte, on ne commente jamais que des fragments isolés en fonction d'une visée herméneutique déterminée, si bien que chaque interprète se trouve traiter d'un objet différent; la démonstration en a été faite à la fois par: Charles, M., Introduction à l'étude des textes, Seuil, coll. «Poétique», 1995; et par Bayard, P., Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourd, Minuit, coll. «Paradoxe», 2002.

[5] Sur les présupposés qui régissent la pratique du commentaire, nous faisons nôtre ici la description proposée par M. Charles, op. cit..

[6] Sur les interactions entre phénomène structurels des textes narratifs et dynamique de la lecture, nous suivons les analyses de: Iser, W., L'Acte de lecture [1976], trad. fr. Bruxelles, Mardaga, 1985, sur les lieux d'indétermination ou Leerstellen; et Eco, U., Lector in fabula [1979], trad. fr. Grasset & Fasquelle, 1985(rééd. Le Livre de Poche, coll. «Biblio-Essais»), sur les trajets inférentiels.

[7] Pour une première approche de l'école «analyste» ou «néo-analyste», voir: Saïd, S. Homère et l'Odyssée, Paris, Belin, 1998, pp. 15-31, que nous suivons ici, et Fowler, R. «The Homeric Question» in: The Cambridge Companion to Homer, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, pp. 220-232.

[8] La version théâtrale est due à Victor Bérard; Mérédic Dufour et Jeanne Raison ont proposé une version en prose et Philippe Jaccottet, notre traduction de référence, d'une version en vers libres (en majorité des vers de quatorze pieds. Bérard, V., Odyssée, Paris, Belles Lettres, 1924. Dufour, M. et Raison, J., Homère, L'Odyssée, Paris, Flammarion, 1968. Homère, L'Odyssée, Traductions, notes et postface de P. Jaccottet, Paris, La Découverte, 2004 [1955].

Voir notamment la postface de Jaccottet où il justifie ses choix de traduction.

[9] Depuis les travaux de Parry et de son disciple Lord, le caractère oral du texte homérique et les effets de variations sur les vers formulaires sont reconnus et sont devenus un lieu commun de la critique homérique: Parry, M,. L'Epithète traditionnelle chez Homère. Essai sur un problème de style homérique, Paris, 1928 et Les formules et la métrique d'Homère, Paris, 1928; Lord, A. The Singer of Tales, Cambridge, 1960. On doit à Arend l'étude des scènes typiques (d'armement, ou, comme dans le cas de l'épisode de Circé, d'hospitalité) qui pour une même action mobilisent le même enchaînement de séquences présentées dans le même ordre: Arend, W.,Die Typischen Szenen bei Homer, Berlin, 1933. Voir Saïd, S., op. cit., pp. 40-60.

[10] La présente typologie n'a de fonction qu'heuristique, et distingue pour la clarté de l'exposé des catégories qui admettent des recoupements ou des chevauchements réciproques; comme on le verra, une variante est souvent l'occasion d'un texte possible, il n'y a parfois qu'un pas du texte possible au texte absent (et réciproquement), et un texte possible constitue aussi bien parfois une manière de ramener le récit à un scénario qui ne se réalisera pas mais dont la lettre est néanmoins porteuse

[11] L'analyse porte au sein du chant X de l'Odyssée sur le seul séjour chez Circé, de l'arrivée dans l'île à l'annonce du départ, tel qu'il est raconté du v. 133 au v. 495 (notre lecteur est invité à garder ces pages sous les yeux): isoler ainsi «l'épisode du séjour chez Circé» est déjà une décision de lecture sur la composition du texte homérique, où l'on postule l'existence d'une «série» d'aventures liées aux différentes étapes du voyage d'Ulysse. Autre décision de lecture, qui est déjà une manière de statuer sur le genre du texte, nous utilisons la traduction en vers proposée par P. Jaccottet: Homère, L'Odyssée, Traductions, notes et postface de P. Jaccottet, Paris, La Découverte, 2004 [1955].

[12] Naulochon limena. Cf. Naulochoi limenes en IV, 846. Dans l'épisode du cyclope, c'est un autre adjectif, euormos, qui est utilisé pour exprimer la qualité du port (IX, 136).

[13] Thèèsant'elaphon: ils regardent le cerf.

[14] Le vers 189 comporte en effet une adresse aux compagnons —« keklute meu muthôn, kaka per paschontes etairoi»: «écoutez mes paroles, compagnons qui avez beaucoup souffert»— dont on peut considérer qu'elle fait doublet avec le vocatif du vers 190 —« Philoi»:« mes amis». Toutefois, l'adresse n'est pas exactement la même dans les deux cas, car le deuxième vocatif ne reprend pas l'ordre d'écoute présent dans la première adresse, ce qui explique peut-être que Bérard tout en athétisant 189 le traduise en partie, en forçant le sens de 190: «Camarades, deux mots!».

[15] Judith Yarnall (op. cit., p. 12) est manifestement gênée par cet enchaînement d'actions qu'elle tente de réduire à un seul geste magique: elle pose d'abord que c'est la drogue qui est la cause de la métamorphose (ce que ne dit pas le texte), pour ensuite nier tout pouvoir magique à la baguette: «She had added a pinch of “vile drug” that robs them of human form. Then she raises her wand, her rhabdos, and herds the newly made swine to her sty. Her transformative magic seems to reside in the drug rather than the rod, which may well be an ordinary driver's stick.» Elle pose alors que la baguette est un symbole, peut-être phallique, du pouvoir de Circé. Elle cite à l'appui de sa thèse une représentation iconographique de la scène sur une amphore grecque trouvée à Nola. Mais sur cette amphore où Circé tient sur ses genoux la mixture et à la main, dressée, sa baguette, le compagnon qui lui fait face n'est pas encore totalement métamorphosé, tandis que son visage, comme effacé, pourrait bien indiquer que l'oubli de la patrie est déjà intervenu.

[16] Or ce combat des dieux autour d'Ulysse existe bien en d'autres lieux de l'Odyssée. C'est toute l'épopée, d'abord, qui peut se lire comme le résultat d'une opposition entre Poséidon, qui veut la perte du héros et les autres dieux olympiens, au premier chef Athéna, qui veulent le voir revenir à Ithaque. Les chants I et V s'ouvrent ainsi sur une assemblée des dieux qui discutent du sort du héros. Surtout, le débat «absent» entre Hermès et Circé fait penser à la rencontre entre Hermès et Calypso (V, 55-149) où le dieu ordonne à la nymphe de laisser partir le héros. On pourrait dire, dans notre optique, que cette rencontre est une variation sur un texte absent…

[17] De surcroît, dans l'Odyssée, le substantif anèr, «l'homme», est régulièrement utilisé comme un équivalent du nom propre d'Ulysse: la menace viserait aussi dans cette optique une perte d'identité pour le héros.

[18] On peut noter qu'à Ithaque personne ne reconnaîtra Ulysse aussi spontanément que Circé, qui semble ainsi mieux le connaître que ses proches. Toutefois la formule employée par Circé est ambiguë car la particule h\ qu'elle emploie peut soit signifier la certitude (tu es assurément Odysseus), soit au contraire la probabilité, voire le doute (tu es peut-être Odysseus). Voir Rabau, S. «L'homme qui dit s'appeler personne: Ulysse et son nom propre dans l'Odyssée», Lalies, 2007, à paraître.

[19] Sur la scène d'hospitalité et la scène de banquet, voir Saïd, S., op. cit., pp. 54-60.

[20] Voir XVI, 216;XIX, 249; XXIII, 231.

[21] Le scénario de l'insubordination et de la remise en cause de la hiérarchie sont d'autant plus appuyés que le terme employé pour désigner la «folie» d'Ulysse, astasthalièsin, caractérise, dans le proème de l'Odyssée (I, 7), la folie des compagnons que leur chef, Ulysse, n'a pu sauver. Les rôles ici sont véritablement inversés.

[22] Il y a bien là la matière d'un conflit tragique si l'on considère que les meilleurs sujets de tragédies tiennent dans le «surgissement des violences au sein des alliances», avec Aristote (Poétique, 14, 53 b 14-21) ou Corneille (second des Trois Discours sur le poème dramatique, éd. GF-Flammarion, 1999, p. 105 sq. (et n. 30, p. 176).

[23] Voir à ce propos, Pucci, P., Odysseus Polutropos. Intertextual Readings of the Odysssey and Iliad, Ithaca, 1987, IV, 19.

[24] On peut, dans cette optique, s'interroger sur la paralipse dont est l'objet la mort comique d'Elpénor. Cette mort n'est pas racontée dans l'épisode ce qui semble renforcer le scénario euphorique d'un épisode bénéfique. Mais on peut aussi la considérer comme une compensation comique à un récit possible qui reste inexploité: le projet d'Ulysse de tuer Euryloque. Elpénor meurt-il à la place d'Euryloque?

[25] C'est d'ailleurs à propos de la Moly que se rencontre, dans le corpus des textes grecs parvenus jusqu'à nous, le premier emploi du terme allègoria, sous la forme adverbiale «allègorikôs». Apollonios le Sophiste (1er siècle) dans son à l'article molude son Lexique d'Homère rapporte l'interprétation du stoïcien Cléanthe (4ème siècle avant J.C.): «Cléanthe le philosophe dit que ce mot a une signification allégorique: le môlu affaiblit (môluontai) les impulsions et les passions». Cité par Calvié, L., «Notes sur la théorie de l'allégorie chez les rhéteurs grecs» pp. 77-95 in Gardes-Tamine, J. (ed) L'Allégorie corps et âme, Publications de l'Université de Provence, 2002, p. 81.

[26] Voir les actes d'un récent colloque de l'équipe Fabula, La Case blanche. Théorie littéraire et textes possibles, textes réunis par M. Escola & S. Rabau, La Lecture littéraire, 8, 2006.

[27] Sur cette question, voir aussi Clarke, B., op. cit (supra note 3).



Marc Escola et Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 18 Avril 2010 à 15h20.