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Séminaire Modernités antiques. La littérature occidentale (1910-1950) et les mythes gréco-romains.
Séance du 14 mars 2008

Aux antipodes de Joyce, Par Jean-Louis Backès (Paris IV-Sorbonne).



Aux antipodes de Joyce.

On rencontre, dans la littérature de la fin du XXe siècle, au moins deux œuvres dont on pourrait dire qu'elles se situent aux antipodes de Joyce.

Publié en 1960, le roman Las Mocedades de Úlises, de l'écrivain galicien Álvaro Cunqueiro (1911-1981), possède en commun avec le long poème Omeros (1990), de Derek Walcott, poète né à Sainte-Lucie en 1930 et honoré en 1992 du prix Nobel de littérature, un trait caractéristique: le titre de l'œuvre comporte une allusion transparente à l'épopée homérique, les personnages de la narration sont souvent affublés de noms empruntés à Homère, mais la chaîne des événements où ils sont pris n'a de rapport immédiat ni avec la colère d'Achille ni avec les errances d'Ulysse. Tout au contraire, dans l'Ulysses de Joyce, si le titre apparaît comme un hommage à l'aède, aucun nom propre ne vient, au cours de la narration, rappeler les personnages qu'il a mis en scène, cependant que le «muthos» du roman, pour parler comme Aristote, suit d'assez près la fable de l'Odyssée pour que le lecteur puisse se sentir invité, entre autres tâches, à identifier l'épisode de l'épopée antique auquel est censé correspondre chacun des chapitres du roman moderne. Voilà de quel point de vue il est possible de dire, d'une métaphore largement hyperbolique, qu'Omeros et Las Mocedades de Úlises se situent aux antipodes de l'œuvre de Joyce.[1]

Las Mocedades de Úlises (Les Enfances d'Ulysse) porte un titre à coloration médiévale, propre à faire rêver quiconque a étudié Pierre Corneille et sa source espagnole, Las Mocedades del Cid, de Guilhem de Castro. De fait, le héros vit, bien après la fin de l'Antiquité, dans un monde ostensiblement chrétien. Pourquoi s'appelle-t-il Ulysse? A cause de Saint Ulysse, ermite, qui a en son temps «inventé la rame et le désir de revenir au foyer»[2]. Le père d'Ulysse s'appelle Laertes et sa mère Euryclée; on semble là tout près de l'Odyssée, mais la généalogie fort romanesque des deux personnages ne doit absolument rien à Homère. Un certain Jason, esclave, s'occupe d'instruire l'enfant Ulysse. Il n'a pas grand chose en commun, du moins au premier abord, avec celui que nomment l'Iliade et l'Odyssée.[3] On voit passer dans le récit un mendiant soupçonné d'être atteint de la lèpre; il sera lapidé pour cette raison. Il s'appelle Agamemnon, et nul ne sait pourquoi.

Le même phénomène, plus marqué encore si faire se peut, apparaît dans l'Omeros de Derek Walcott. On rencontre une femme très belle; elle a travaillé chez Dennis Plunkett, militaire anglais à la retraite, devenu éleveur de porcs dans l'île de Sainte-Lucie où se déroule l'essentiel d'une action à dire vrai assez lâche; plus tard, elle a été serveuse chez Ma Kilman, dans le bistrot qui s'appelle No Pain Café. Elle s'est fâchée avec son amant, un pêcheur, et s'est mise en ménage avec un autre pêcheur, devenu chauffeur de taxi. Elle ignore de qui elle est enceinte. Le chauffeur de taxi meurt dans un accident. Hélène rejoint Achille. On enterre Hector. Et la vie continue.

L'île où se déroule ces événements a longtemps été disputée entre la France et l'Angleterre, avant d'accéder, tout récemment, à l'indépendance. On l'a traditionnellement comparée à Hélène,[4] prise entre Ménélas et Pâris, et dont Ronsard, après Properce, disait:

Ménélas fut bien sage et Pâris, ce me semble,
L'un de la demander, l'autre de la garder. [5]

Dans le poème de Derek Walcott, aucun personnage ne porte le nom de Pâris ou celui de Ménélas. On se heurte en revanche, dès le début, à un certain Philoctète, qui vient de Sophocle ou d'Homère, comme on voudra[6]: comme son prototype mythologique, il boîte, à cause d'une vilaine blessure à la jambe; à la fin du poème, il sera guéri par Ma Kilman, experte en sorcellerie.

Certains lecteurs soutiennent que le personnage principal du poème n'est autre que l'île elle-même, lieu magique où se rencontrent et se superposent les cultures. On évoque les Aruacs, qui habitaient l'île avant l'arrivée de Christophe Colomb, et qui lui ont donné son premier nom: Iounalao, «Là où se trouve l'iguane». Mais leur langue n'est plus comprise. On parle l'anglais, langue officielle, et le créole. Chez les anciens esclaves, l'image de l'Afrique lointaine est parfois présente, autant que celle de l'Irlande chez Plunkett et sa femme. Ajoutons que le narrateur, qui se met lui-même en scène, ressemble à l'auteur; comme lui, il a beaucoup voyagé; il connaît Lisbonne, ville d'Ulysse, et bien d'autres villes, dont Dublin, où il semble avoir croisé «Mr. Joyce». Mais peut-être ne s'agissait-il que d'un fantôme:

Anna Livia!
Muse de l'Homère de notre temps, Maître que rien ne ternit,
Et vrai ténor du lieu! [7]

Si Joyce est Homère, pourquoi un autre Homère n'habiterait-il pas Sainte-Lucie? Pourquoi le nom de l'aède ne s'expliquerait-il pas par le créole? «O» serait une invocation, le «mer» de «notre patois antillais» se traduirait par «mother and sea», donc évoquerait la mère aussi bien que la mer, cependant qu'«os», dans les mêmes conditions, serait «a grey bone».[8] Mais pourquoi Homère, ou Omeros, ne serait-il pas identifié à Seven Seas, le viel aveugle dont il est dit:

Il voyait avec ses oreilles.[9]

Homère l'aède est pourtant présent comme tel, parce que le narrateur est savant. Comme dans n'importe quel livre, les épopées antiques servent de référence. Il est question, indépendamment du mendiant évoqué plus haut, de ce niais d'Agamemnon pris au filet ; il est question de Pénélope, [10] exemple d'épouse fidèle. Ces noms-là permettent des comparaisons. Ce sont des ornements, non des personnages. Homère est également présent, avec Hésiode, dans le récit d'Álvaro Cunqueiro.[11] On cite son texte. On observe savamment que le nom des Pléiades, astres, est aussi à peu de chose près celui des oiseaux dont l'Odyssée explique qu'elles n'échappent pas toutes aux Roches errantes, celles que Jason seul a évitées. Les héros du roman connaissent les récits antiques, les reprennent pour leur propre compte, au risque de choquer les membres du clergé. Car, ne l'oublions pas, nous sommes dans un monde assez imprécis, certainement postérieur à la chute de l'Empire romain. Sur la Méditerranée orientale règne un «basileus»; l'administration byzantine fait sentir assez indiscrètement son poids, ce qui n'empêche ni les allusions répétées à Shakespeare, ni, dès le début du récit, le passage d'un avion dans le ciel.

Ulysse, jeune homme, sait raconter les vieilles légendes; comme son homonyme, il est merveilleusement doué pour la fiction, c'est-à-dire, d'une certaine façon, pour le mensonge; il se donne les identités les plus diverses, comme si le nom qu'il porte le prédisposait nécessairement à l'éloquence, au déguisement, au théâtre. Donc Ulysse raconte l'histoire d'Hélène. Ce qu'on lit dans le livre est moins le compte-rendu de son récit que la description de la manière dont il entend le mener. Les indications de mise en scène priment sur tout. «Je détourne pudiquement des femmes mon regard pour célébrer les seins d'Hélène, et je trouve facilement de joyeuses comparaisons avec des pommes, des colombes, des poissons qui sautent dans l'étang et des pêches roses en septembre, et quand je regarde à nouveau celles qui m'écoutent, il s'en trouve toujours, parmi les plus jeunes, qui ont croisé leurs bras sur leur poitrine.»[12]

Mais Hélène est aussi un personnage du roman. Ulysse la rencontre à Sparte. Etrange coïncidence! Elle n'a pas quitté la ville. Comment le pourrait-elle? Elle est paralysée. Sa sœur, pour la divertir, lui amène ce jeune étranger qui a un remarquable talent pour le conte. Et il lui dit son histoire, sa propre histoire, l'histoire d'Amadis de Gaule. Car il est Amadis. Ne nous étonnons pas outre mesure. Nous savons que l'action se passe au Moyen Age, et que, s'il est vrai que l'Ulysse du roman est pourvu de la même imagination fertile que son illustre homonyme, on ne peut pas lui interdire de nourrir cette imagination avec les histoires que l'on raconte de son temps et les romans que l'on y compose.

L'Hélène du roman semble ravie d'avoir rencontré Amadis. Elle aussi, bien évidemment, appartient au Moyen Age, ce qui ne l'empêche pas de ressembler à son illustre homonyme, telle que l'évoque le chant IV de l'Odyssée. «Hélène sourit à Ulysse. C'était le sourire d'une femme mûre, maîtresse de sagesse.»[13] Mais le beau visage de cette Hélène-là est lié à un corps déformé. De l'Hélène de Derek Walcott, on pouvait dire: Nigra sum sed formosa. Hélène la blonde, celle d'Homère, métamorphosée en habitante de Sainte-Lucie, a pris les couleurs de l'ébène, mais elle a gardé cette allure inimitable qui fascine les vieillards sur le rempart de Troie. L'Hélène de Cunqueiro est incapable de se lever, de se mouvoir. Le mythe dévie.

Comme le dit Derek Walcott:

Le mythe à chaque siècle élargit ses anneaux. [14]

Et pourtant il semble parfois revenir sur lui-même. A force de comparaisons, de parallèles, d'analogies, il peut donner l'impression que va se perdre tout ce qui le caractérise: le nom «Hélène» pourrait être tristement réduit à une manière de parler; ce ne serait plus qu'une allégorie banale de l'idée de beauté.

D'autres analogies, cependant, se forment. Le jeune homme qui rencontre Hélène à Sparte, une Hélène plus belle d'avoir plus longtemps vécu, nous le connaissons: c'est Télémaque. C'est Télémaque et non Ulysse qui apparaît dans le chant IV de l'Odyssée. Le roman n'en dit rien. Mais il n'interdit nullement cette nouvelle association à ceux de ses lecteurs qui n'ont pas oublié leurs lectures. Et, de fait, il nous raconte, après avoir chanté la naissance du héros, les découvertes qu'il fait, enfant, sur son île, puis le voyage qu'il entreprend à la recherche conjointe du savoir et d'une épouse. L'Odyssée commence justement par un voyage de Télémaque; il est vrai que ce jeune prince ne se prend pas pour Amadis, et qu'il ne ramène aucune épouse de ses pérégrinations. Mais il a vu Hélène.

Le serviteur d'Ulysse, dans le roman de Cunqueiro, s'appelle Jason. Il raconte son histoire: né à Iolcos, il était cardeur de laine, et amoureux d'une certaine Médée. L'analogie, déjà vacillante, s'arrête là. Le récit se complique effroyablement, parce que Jason se rappelle l'avoir déjà raconté, et notamment à son premier maître, qui ne cessait de l'interrompre. Apparemment ce maître voulait lui faire dire qu'il avait tué Médée avant de s'enfuir. Jason nie. L'autre l'oblige à recommencer son récit, l'empêche de boire, le torture par la soif. L'autre, le maître, habite à Thèbes. C'est une manie, à Thèbes, que d'obliger les gens à raconter leur vie, dans les moindres détails. C'est une manie, dans cette ville où, comme on sait, le pouvoir a été quelque temps exercé par un certain Œdipe.

Ce personnage apparaît un peu plus loin. C'est un chanteur, aveugle, évidemment. Aveugle comme l'était Tirésias le devin. Aveugle comme l'était Homère. Aveugle comme le Démodokos que l'on entend chanter dans l'Odyssée. C'est à propos de cet aède que l'on a vu Ulysse inventer, pour ainsi dire, la théorie de l'hypotypose: le chanteur fait voir les choses, la mer, les villes, comme si elles étaient là; il semble avoir assisté lui-même, voyant de ses deux yeux, aux scènes qu'il raconte.

Une chaîne d'associations, dissimulée dans le roman de Cunqueiro, met en jeux bien des détails de l'épopée homérique, et conduit la rêverie dans mille directions, mais semble ne manquer aucune occasion d'en revenir au texte antique: somme toute, il est aussi question d'Œdipe, dans l'Odyssée, au moment où le héros est descendu chez les morts. Sans doute, le Thébain qui presse de questions son serviteur, qui le contraint à raconter sans répit sa vie, peut-il aussi faire penser à Freud, encore qu'on n'ait jamais ouï dire que Freud ait imposé à ses patients le supplice de la soif. Il est certain que la divagation chère à Cunqueiro, divagation dont serait un modèle les voyages imprévisibles qu'il impose à son héros, peut conduire dans bien des lieux, hors du monde qu'il semble d'abord lui avoir assigné pour cadre: cette Grèce byzantine, assez imprécise, mais toujours saturée de souvenirs antiques. Mais, dans ce monde même, et plus encore peut-être dans le monde plus restreint de la tradition homérique, il permet des trajets multiples, croisés, un véritable labyrinthe.

Il en va de même avec Derek Walcott. Hélène, on s'en souvient, est successivement la maîtresse de deux hommes: Achille et Hector. Installée avec Hector, il lui arrive de regretter Achille. Le lecteur de l'Iliade peut alors se rappeler l'épisode que raconte le chant III: poussée par Aphrodite, Hélène est allée sur le rempart pour voir le combat singulier qui doit décider de son sort; Pâris et Ménélas vont s'affronter, et l'issue de ce duel déterminera celle de la guerre. Hélène nomme à Priam les chefs grecs qu'elle aperçoit au loin dans la plaine. Elle distingue Ménélas. La déesse lui met alors au cœur un vif regret de ce premier mari. Elle retrouvera ce mari après la guerre, et ils connaîtront ensemble une paisible vieillesse, comme le raconte l'Odyssée. Il en va de même dans Derek Walcott, à ceci près qu'il n'y a ni duel ni guerre, et que si meurt celui qui porte le nom d'Hector, celui qui porte le nom d'Achille n'y est pour rien. Les noms des personnages sont inextricablement confondus, mais l'on voit assez bien revenir certains schèmes narratifs qui déterminent leurs rôles.

Ce n'est pas tout. Bien qu'Homère n'en ait jamais rien dit, on sait par divers auteurs, dont le plus illustre est sans doute Euripide,[15] qu'il doit exister une relation directe entre Hélène et Achille. Des poètes dont le texte est perdu ont imaginé une rencontre entre la plus belle des femmes et le plus vaillant des hommes[16]; on a même soutenu qu'ils s'étaient retrouvés, et pour jamais, après leur mort, dans certaine Ile Blanche, qui se trouve peut-être au bord du monde. Ces inventions de poètes, que nous avons peut-être tort de considérer comme de simples épigones, peuvent faire que dans l'Iliade, on observe une curieuse relation de confiance et d'amitié entre Hélène et Hector; après Andromaque, l'épouse, et Hécube, la mère, c'est Hélène qui prend la parole pour accomplir sur le cadavre d'Hector le rituel des lamentations. Son discours, très simple, se borne à rappeler qu'elle a toujours trouvé en son beau-frère, alors que Troie entière la déteste, un appui et un secours.

Certes, le poème de Derek Walcott ne donne aucune indication expresse sur ces prolongements possibles de son récit. Mais il ne formule pas non plus d'interdit. Ou plutôt, il hésite constamment entre deux attitudes; l'une consiste à parcourir toute l'histoire des mythes et des légendes à la recherche de séduisantes analogies; l'autre suppose au contraire que l'on renonce volontairement à porter le regard plus loin que le rivage d'une île.

Pourquoi ne pas voir Hélène
Comme le soleil la voyait, sans ombre venue d'Homère, Avec ses sandales de plastique qu'elle secoue, seule sur cette plage.[17]

Ou encore:

J'ai chanté un Achille tranquille, fils d'Afolabé,
Qui n'a jamais pris un ascenseur,
Qui n'avait pas de passeport, parce que l'horizon n'en demande pas.[18]

Un simple pêcheur, dans un monde où la pêche ne nourrit plus son homme. Il faut trouver un autre travail, s'occuper de cochons, ou servir les touristes. Pêcheur, un des plus vieux métiers du monde. Dans une hallucination, Achille, fils d'Afolabé, revient dans l'Afrique de ses ancêtres; il y est chez lui; et pourtant, il n'y est plus chez lui.

De même que le personnage ne cesse d'errer entre plusieurs mondes, parce que ces mondes sont eux-mêmes d'inimaginables superpositions de traditions hétéroclites, de même, dans chacune de ces traditions, qu'il est imprudent peut-être de croire soumise à une réelle cohérence, il se rattache par des liens divers à des repères que ne domine aucune force de synthèse. L'île polyglotte qui s'appelle aussi bien Saint Lucia que Sainte-Lucie n'a rien à envier à la Grèce quasi médiévale où erre un jeune homme au nom illustre. Dans un lieu comme dans l'autre, le monde homérique est un réservoir d'allusions possibles, un musée dont on ne saurait facilement donner le plan.

Ce qui caractérise au contraire l'intrusion du monde homérique dans l'Ulysses de Joyce, c'est la nette distinction des épisodes qui permet — ou devrait permettre — une mise en relation, une application bijective. A chaque épisode de l'Odyssée correspond un chapitre du roman et un seul. Certes, dans le détail, on rencontre des difficultés: Joyce a occulté certains épisodes; il n'a pas respecté les proportions entre ceux qu'il a conservés. Le schéma de la bijection demeure cependant, et domine l'ensemble. C'est une clef parmi autres pour aborder le roman. C'est le seul moyen de rendre compte de son titre.

La liste des épisodes peut être entendue comme une arborescence, soit que l'on rattache chacun d'eux au sujet de l'œuvre, soit que l'on envisage des paliers intermédiaires: aventures de Télémaque, récits d'Ulysse chez les Phéaciens, voyage depuis l'île de Calypso jusqu'à celle d'Ithaque, élimination des prétendants et retrouvailles avec Pénélope. Ce dernier ensemble est singulièrement réduit dans Ulysses. Mais peu importe. Il reste possible de comparer deux arborescences, deux schémas en arbre qui organisent deux tables des matières aux structures non seulement comparables, mais rigoureusement homologues.

Rien de pareil dans le rapport qu'entretiennent Omeros ou Las Mocedades de Úlises avec les épopées homériques. Les relations, nombreuses et diverses, ne sont pas organisées sur le modèle de l'arborescence. Peut-être faudrait-il parler, avec Deleuze, de «rhizomes». «Résumons les caractères principaux d'un rhizome: à la différence des arbres et de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l'Un ni au multiple.»[19]

Une lecture homérique d'Omeros et de Las Mocedades de Úlises est en droit infinie, ce qui peut vouloir dire deux choses différentes. Tout déchiffrement de ce type est naturellement infini, en ce sens qu'un texte, eu égard à l'irréductible polysémie des mots d'une langue, est, à bon droit, supposé inépuisable, et que le jeu sur deux ou plusieurs textes ne fait qu'accentuer le phénomène. Mais par ailleurs, à la différence de ce qui se passe dans le roman de Joyce, et peut-être dans tout parallèle qui met en jeu deux œuvres pourvues du même sujet, comme l'Hippolyte d'Euripide et la Phèdre de Racine, l'organisation en rhizomes du jeu de relations entre textes ne permet pas de déterminer un commencement absolu à l'enquête. Le nom propre semble offrir une entrée inévitable et efficace, mais ce n'est qu'un mirage. En réalité, l'Ulysse de Cunqueiro, l'Hélène de Derek Walcott, sont beaucoup plus loin de leurs homonymes homériques que ne l'est Leopold Bloom de «l'homme aux mille tours». D'une certaine manière, ils ont échappé à la généalogie; et l'on finirait par avoir l'impression que les relations supposées d'influence ou d'allusions fonctionnent dans les deux sens, qu'il n'y a pas d'œuvre-mère, et que le temps est réversible.


Jean-Louis Backès. Université Paris IV-Sorbonne.


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[1] Álvaro Cunqueiro, Las Mocedades de Úlises [1960]. Barcelone, Ediciones Destino, 1989. — Derek Walcott, Omeros, London, Faber & Faber, 1990. — Il ne semble exister de traduction française pour aucune de ces deux œuvres.

[2] «Inventó el remo y el deseo de volver al hogar.» (p.30)

[3] Iliade, 7, 469; le héros est nommé comme père d'un personnage tout à fait secondaire. — Odyssée, 12,72; Circé décrit les Roches errantes, auxquelles a autrefois échappé Jason; Ulysse prendra une autre voie.

[4] Le poème fait allusion à cette tradition. Plunkett dit à sa femme: «Paris gives the golden apple, a war is/fought for an island called Helen” (p.100); «Pâris donne la pomme d'or, une guerre est /menée pour une île appelée Hélène.»

[5] Ronsard, Sonnets à Hélène, II, 67.

[6] Iliade, 2, 718; il s'agit d'une mention dans le Catalogue des vaisseaux, mention assez détaillée pour constituer plus qu'une allusion.

[7] «Anna livia! /Muse of our age's Omeros, undimmed Master/and true tenor of the place!” (p.200)

[8] «And O was the conch-shell's invocation, mer was/ both mother and sea in our Antillean patois,/ os, a grey bone ». (p.14)

[9] «Il voyait avec ses oreilles»(p.11)

[10] Pp.152 et 153, où est également nommée Hélène, mais l'Hélène de Troie et non le personnage inventé par Derek Walcott.

[11] P.175. Allusion à la Théogonie, et citation de l'Odyssée, 12, 62-65.

[12] «Aparto mi mirada honesta de la mujeres para elogiar los pechos de Helena, y me salen fáciles alegres comparaciones con manzanas, palomas, peces que saltan en el estanque y melocotones rojizos de setiembre, y cuando me vuelvo a dirigir a ellas, siempre encuentro a algunas de las más jóvenes con los brazos cruzados sobre el seno.» (p.129)

[13] Helena sonrió a Ulises. Era la sonrisa de una mujer madura y enseñadora.» (p.167)

[14] «The myth widened its ring every century».

[15] Voir le prologue de son Hélène.

[16] On trouve dans la Chrestomathie de Proclos un résumé des Chants cypriens, où est évoquée cette rencontre. La légende de l'Ile Blanche est rapportée entre autres par un certain Ptolémée Héphestion.

[17] «Why not see Helen/ as the sun saw her, with no Homeric shadow, / swinging her plastic sandals on the beach alone »(p.271)

[18] «I sang of quiet Achille, Afolabe's son, / who never ascended in an elevator, / who had no passport, since the horizon needs none. » (p.320)

[19] Gilles Deleuze, Félix Guattari. Capitalisme et schizophrénie 2. Mille Plateaux. Paris, Minuit, 1980; p.31.



Jean-Louis Backès

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Dernière mise à jour de cette page le 25 Novembre 2008 à 17h01.