Lecture contrauctoriale: "Auteur contre Auteur Des appareillages critiques", par Julia Peslier.
Séminaire "en résidence" organisé par l'équipe Fabula du 7 au 11 septembre 2009, à Carqueiranne (83), en partenariat avec le projet HERMÈS (Histoires et théories de l'interprétation).
(proposition de communication suivie des notes prises durant la communication)
La querelle est ancienne et le propos, diabolique. C'est la drôle de guerre des fils qui se joue au XXe siècle: la créature s'émancipe, monte au créneau contre son créateur, le défie de son autorité nouvelle. L'affaire était jusqu'alors entendue. Mais qu'advient-il, quand ce sont des auteurs de papiers - des figures et des fictions d'auteurs - qui partent en guerre contre leur auteur, celui en personne dont on lit la biographie?
Que diable fera-t-on de Pessoa qui se veut ou se rêve - «littérature à soi seul», c'est-à-dire le composé d'une pluralité d'auteurs où lui devient, à l'égal de ses poètes et prosateurs fictifs, Caiero, Soares, Reis, Campos, Mora, un simple auteur parmi d'autres ? (Notes en souvenir de mon maître Caiero) Et Valéry, lui qui veut malicieusement retourner à Goethe et tout contre lui dans «Mon Faust», ses deux célèbres comparses Faust et Méphistophélès? Ne serait-il allé trop vite en besogne à son tour ? Aurait-il compté sans sa propre postérité littéraire, dont le fort énigmatique Monsieur Teste, qui lui donnera bien du fil à retordre, en matière de réception, tant sa figure vient s'imprimer en lieu et place du visage de l'écrivain? Le même sort échouerait-il également à Arno Schmidt, lui qui s'amuse, auteur contre auteur, à jouer et à miser sur Arno Schmidt le contemporain face à Goethe l'ancêtre réveillé un jour dans le très drôle dialogue Goethe et un de ses admirateurs? Quant aux grands maîtres de l'imposture littéraire et du dispositif auctorial complexe que sont Nabokov avec Kinbote (Feu pâle), et Mann avec Serenus Zeitblom (Le Docteur Faustus), sont-ils si sereins que leur créature ne viendrait-elle pas, un jour, subtile et subreptice, les détrôner de leur paternité littéraire et de leur droit de regard?
L'auteur qui dispatche et signe des droits d'auteurs préférant le pluriel au singulier, dans l'appareil critique, la pseudonymie ou l'hétéronymie, risque la critique. Il la met à l'épreuve et la désoriente. Pour rassembler cette étrange mise en boîte auctoriale, on investiguera en priorité du côté des appareillages critiques. Critiques? le mot vaut dans toute son extension entendre par là qu'ils sont limites, borderlines, qu'ils nous mèneront sur les rives conflictuelles de l'auctoritas et de ses jeux spéculatifs. L'auteur portugais Gonçalo Tavares et son uvre en cours du Quartier d'auteurs (O Bairro) sera notre compagnon de route pour mieux décrypter les jeux et les troubles qui consiste à se placer contre l'auteur. Or, se placer tout contre l'auteur, ne serait-ce, au final, qu'une autre manière d'être à ses côtés? Avec Tavares, ou contre lui, c'est selon, on côtoiera une belle côterie d'auteurs: O Senhor Valéry (2002), O Senhor Henri (2003), O Senhor Brecht (2004), O Senhor Juarroz (2004), O Senhor Kraus (2005), O Senhor Calvino (2005), O Senhor Walser (2006).
[1] Paul Valéry, « Au lecteur de bonne foi et de mauvaise volonté», dans «Mon Faust» (Ebauches), uvres, T.II, Paris, Edition Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», p. 276.
Principe de l'exposé: se demander comment: «tuer les morts», selon la parole prononcée par le Disciple dans Mon Faust de Valéry.
D'où lui vient un semblable projet, c'est de là que nous partons. La scène a lieu dans la demeure de Faust, là même où "s'exhausse, de siècle en siècle, l'édifice monumental de l'ILLISIBLE", c'est-à-dire dans la bibliothèque du maître. Le Disciple, écarté par Faust dans ses velléités de savoir, s'est endormi au pied de ces "tombes littéraires", quand Méphistophélès en bon parodieur (réincarné cent ans après son précédent grand rôle, il est aussi ce lecteur du Faust I et II de Goethe...) décide de rejouer la scène de la tentation. Le jeune homme est voué à l'écoeurement, à la frayeur du "silence éternel de ces volumes éternels"; c'est ainsi qu'il en vient à esquisser un tel programme, tant belliqueux que criminel: "Immense est ce charnier spirituel... Tous ces livres à vaincre... Tous ces morts à tuer..."
Il s'agit pour nous alors de dire quelque chose de l'intertextualité depuis le paradigme faustien de la réécriture, paradigme alchimique où l'on brûle et fragmente les autorités littéraires, procédé également généalogique grâce auquel on conquiert en son heure la scène littéraire. L'intertextualité sera ici entendue selon la belle expression de Tiphaine Samoyault comme "la mémoire que la littérature a d'elle-même". Le projet consiste ainsi à déplacer le lire contre l'auteur vers une lecture serrée du dispositif auctorial et de ses puissances sur la fiction d'auteurs.
L'appareillage critique apparaît comme un lieu privilégié de l'analyse, lieu conflictuel et ludique où s'inventent, s'instaurent, se modalisent et s'institutionnalisent les jeux de l'auctoritas. Placé en quelque sorte à l'école de Pessoa et de la constellation hétéronymique au XXe siècle, tout dispositif fictionnel de partage de l'autorité entre des auteurs fictifs, des auteurs réels mais réinventés par le roman et l'auteur en personne participe à cette drôle de guerre qui est aussi une lecture critique des Auteurs reconnus et un essai positif pour passer maître à son tour.
Jouer sur le mode "Auteur contre auteur", en ce sens, devient une certaine façon de côtoyer l'oeuvre d'un précédesseur en lecteur critique (que l'on soit assidu, exigeant, pointilleux ou que l'on pose en flâneur désinvolte à la manière d'un Paul Valéry revisité par Richard Jorif, prélevant ça et là quelques citations bien choisies). C'est accueillir en son oeuvre "la part de l'autre" (d'après la formule de Jean-Michel Rey) afin de la reconfigurer en propre et d'y prendre appui en écriture pour s'arroger l'autorité au présent. C'est dire alors combien, dans ce lire-écrire contre l'auteur, on apprend à travailler la préposition contre au double sens du versus latin : être contre, c'est aussi se tenir tout contre, dans une étrange proximité à celui que parfois l'on aime autant que l'on dézingue avec tout le respect, la reconnaissance, mais aussi le fiel et l'ironie savamment distillés du lecteur qui reçoit dans la postérité et l'oeuvre géniale du prédécesseur et le monument imposant, contraignant que la critique lui a érigé en hommage.
Il est ici question d'une guerre des fils contre les pères que l'on examinera suivant les quatre mouvements suivants:
1) Prologue: rouvrir les Dossiers A ou l'enquête criminelle
2) Paradigme faustien - Les pères
3) Paradigme faustien - Les fils (de la même famille)
4) O Bairro: le village d'auteurs (Gonçalo M. Tavares).
1) Enquête criminelle
Rouvrir les dossiers de quelques meurtres perpétrés contre l'auteur
Les Dossiers A sont composés sur le modèle du Dossier H de Kadaré et de son acronyme H.O.M.E.R.E., ce sont des Dossiers A., A. comme A.U.T.E.U.R.
La meilleure manière de jouer contre est de tuer l'auteur de la façon la plus économique possible.
Plusieurs types de criminel:
a. Les radicaux
Prendre le mal à la racine ou tuer l'auteur dans l'uf c'est-à-dire opérer avant publication. Tel est le modèle fictif proposé par Umberto Eco dans Pastiches et postiches qui invente des lettres de rejet reçues pour un certain nombre d'auteurs des grandes uvres de la civilisation occidentale, selon la formule consacrée "Nous sommes au regret de vous annoncer que..." Sont égratignés au passage dans cette maison d'édition dont Eco ou l'un de ses alters ego serait le difficile lecteur quelques uns de nos meilleurs classiques : L'Iliade et L'Odyssée, La Bible, Don Quichotte, La Recherche du Temps perdu (une "oeuvre asthmatique") et bien d'autres, en une sorte de contre lecture possible du Pourquoi lire les classiques? de son contemporain Calvino...
b. Les chacals
Ce sont ceux qui viennent ronger la dépouille : récupérer les manuscrits, devenir l'ayant droit majoritaire, et reformer l'oeuvre à leur gré, la refaire par le jeu de l'interprétation, de l'édition, du commentaire et des notes en bas de pages, arguant souvent du rôle du témoin, de l'ami intime et de contemporain direct de l'artiste pour s'autoriser de l'opération confiscatoire. Ce serait un modèle parodique accru des Conversations avec Eckermann de Goethe, où le biographe finit par détrôner son auteur pour prendre toute la place, dans un délire narratif jubilatoire. Il s'agit de tuer l'autorité, d'opérer en vue de la publication, de confisquer d'emblée - avant tout autre premier lecteur potentiel - le discours sur l'oeuvre et donc le discours même de l'oeuvre. une question de territoire où l'on marque de son sceau la réception de l'oeuvre. Dans son Docteur Faustus, Thomas Mann s'amusait d'un tel biographe sérieux, humaniste et fidèle compagnon du génial Adrian Leverkhun, dont la Vie racontée devient de plus en plus placée sous l'autorité sévère de Serenus Zeitblom, également prolixe sur sa propre personne (ne deviendrait-il pas d'ailleurs, subrepticement, le héros même de l'oeuvre?). Nabokov outre le modèle avec Kimbote dans Feu pâle. Face à un poète qui meurt dans des circonstances violentes non élucidées, Kinbote s'improvise critique et montre qu'il était lui-même le sujet du poème. Il vole sciemment l'autorité (voire l'auctorialité) en volant les manuscrits, et recourant à un appareil critique immense et constamment fondé sur l'extrapolation, qui multiplie par dix et davantage encore la taille du poème. Ainsi, peut-être, y aurait-il à l'oeuvre, de façon toujours latente et par le biais des notes en bas de page, un dispositif possible de récupération auctoriale, un crime virtuel et en lettres minuscules contre l'autorité.
c. Les commentateurs trop savants
Le paradigme suivant serait celui de la note en bas de page qui tue ou le livre dont le critique est le héros - imaginez un dispositif un peu à la manière des Dix petits nègres : l'hôte qui vous invite à entrer dans la discussion, aussi invisible que partout présent et omniscient, a déjà prémédité le crime auquel vous vous apprêtez naïvement à assister. Il s'agit de tuer le lecteur dès l'incipit, parce qu'en matière de lecture, on est par trop savant: par exemple dans un grand chef d'uvre classique, prenons au hasard La Peau de chagrin de Balzac. Le procédé, rudimentaire et diantrement efficace, consiste à faire une note qui élucide dès la page 9 ou 10 la raison pour laquelle Raphaël est un peu pâle, en le portant carrément pâle, annonçant par là la fin de l'histoire et rendant dorénavant inutile toute poursuite de la lecture. Accessoirement c'est un suicide du critique ou du moins un risque qu'il prend en dévoilant la chute du récit (il s'expose ainsi à ce qu'un lecteur, seulement avide de la trame narrative et curieux du dénouement, décide de ne pas lire la suite du texte, et qu'ainsi il ne lise pas davantage la suite de ses notes!). Bien sûr, il s'agit là d'un jeu sur les horizons d'attente et sur les différentes éditions : une édition scolaire ou universitaire a souvent l'habitude de devancer l'intrigue dans ses notes en bas de page pour éclairer l'esthétique de l'auteur, puisque sa visée n'est pas de préserver la fraîcheur d'une première lecture.
Une variante consiste à faire une digression en note qui a pour effet de sortir le lecteur de l'immersion fictionnelle par un discours référentiel. Il y a là une confiscation de l'autorité redoutable.
Par exemple dans Le Livre de l'Intranquillité de Pessoa : on trouve une mention sur la mère de Pessoa, qui vient se superposer à la mère fictive du semi-hétéronyme Bernardo Soares, héros du livre. Le critique associe la déclaration de Soares: "Je ne me souviens pas de ma mère. J'avais un an lorsqu'elle est morte." à ce commentaire qui rectifierait une lecture biographiste de ce texte et ce faisant la postule:
A la mort de sa mère, qu'il adorait, Fernando Pessoa avait en réalité 37 ans. Mais sa mère, devenue veuve, se remaria alors que Pessoa était tout enfant, ce qu'il assimila peut-être à une "mort" affective.
La note consiste à faire disparaître le personnage de fiction que vous êtes en train de lire, pour le remplacer par le personnage de l'auteur fantasmé par le critique (la correction "en réalité" fait supposer que le passage en prose de Soares introduisait de la fiction). A la même page, la note suivante redouble le dispositif : après maman, voici la correction de ce que papa a pu devenir: à la déclaration de Soares "Mon père, qui vivait au loin, se tua lorsque j'avais trois ans, et je ne l'ai jamais connu" fait écho la note "Pessoa, en fait, avait cinq ans à la mort de son père, qui vivait à Lisbonne avec sa famille" (allant jusqu'à en respecter la syntaxe, en forme de répons).
Ainsi, la note informative, qui veut faire connaître la vie de Pessoa, fait entrer dans une telle conjonction l'"aubiographie sans événéments" de Bernardo Soares avec son auteur réel qu'elle nous invite implicitement à y lire, entre les lignes et via l'appareil critique, une autobiographie sans événements, des Confessions, de Fernando Pessoa, qui serait signée par son semi-hétéronyme (un comble de la fiction d'auteur, si on veut!). C'est, au-delà, une réception que l'esthétique même de Pessoa a pu configurer: dans ses portraits d'hétéronyme, l'écrivain dérive et décline ses hétéronymes à partir de lui-même, par des modifications légères, mais qui constituent de véritable autres, différents par le local, le corps, la formation, la famille. Par exemple les dates de naissance de Caiero, Campos et Reis sont à une année ou deux près de la sienne, soit en amont, soit en aval. Et il en va de même pour la taille, la physiologie, etc.
Rien n'empêche d'ailleurs de prendre cela comme un jeu: cela permet de lire un autre livre que celui que vous pensiez lire. On applique alors à l'appareil critique d'une édition sérieuse le paradigme inventé par Nabokov de Feu Pâle et du commentateur Kinbote. Vous pensiez lire un roman traditionnel et vous avez grâce aux notes un nouveau roman à peu de frais, une sorte de roman policier ou de contre-enquête où le critique déjoue, corrige, reformule les énoncés de fiction sur le narrateur selon la biographie officielle de l'auteur.
d. Les demi-savants
Appel à la barre du général Stumm (L'Homme sans qualités) qui va nous offrir un nouveau paradigme, celui des Demi savants, des Catalogueurs et des Bibliothècaires mal compris du lecteur idiot et pressé de tirer profit du produit livre. Quel est le programme? Tuer la lecture. La méthode : les traités de stratégie militaire. Parce qu'un auteur sans lecteur est un auteur mort, on veillera à réduire la lecture à une pensée: essayer de penser et de décanter de la bibliothèque la meilleure pensée possible. Gain de temps, d'efficacité utile à la société, il y a en jeu dans ce geste un remarquable pragmatisme, une volonté avouée de servir au bien commun. Hélas la mise en pratique ne pourrait être guère plus redoutable pour la lecture, lui portant un coup décisif. Dans le roman de Musil, ce personnage demande comment il est possible d'extraire la meilleure pensée possible de tous les livres, il veut réduire la lecture à une seule phrase et élabore un plan d'action qu'il mène en partant à la rencontre des bibliothècaires, nouvels aides de camp pour ce combat d'un autre ordre. Borges, par La Bibliothèque de Babel, renoue avec une telle figure du désherbeur semi-érudit, en quête d'une utilité manifeste du livre, lorsqu'il fait le portrait des hygiénistes nommés également Purificateurs. Ainsi, face à l'expansion de la bibliothèque qui contiendrait tous les livres:
D'autres, en revanche, estimèrent que l'essentiel était d'éliminer les oeuvres inutiles. Ils envahissaient les hexagones, exhibaient des permis quelquefois authentiques, feuilletaient avec ennui un volume et condamnaient des étagères entières: c'est à leur fureur hygiénique, ascétique, que l'on doit la perte insensée de millions de volumes.
Dans cette recherche de réduire drastiquement la tâche de la lecture, on place des fragments de livres en vitrines, et non plus des oeuvres entières en rayonnage, et ces citations, ces specimens exemplaires sont autant d'insectes épinglés pour leurs plus belles couleurs, et sans souci de connaître leur anatomie, sinon celui de dresser un beau paysage de la pensée comme faune. Borges déploie d'ailleurs dans une parenthèse la figure des "bibliothécaires barbares" placée sous la polarité extrême opposée, quand l'activité de lecture serait dénouée de tout enjeu d'extrapolation du sens:
(Je connais un district barbare où les bibliothécaires répudient comme superstitieuse et vaine l'habitude de chercher aux livres un sens quelconque, et la comparent à celle d'interroger les rêves ou les lignes chaotiques de la main... Ils admettent que les inventeurs de l'écriture ont imité les vingt-cinq symboles naturels, mais ils soutiennent que cette application est occasionnelle et que les livres ne veulent rien dire par eux-mêmes.)
e. Les manuels scolaires ou les "mains invisibles"
Il s'agit enfin de lire contre l'auteur en agissant sur la masse de ces auteurs. Le manuel scolaire est le lieu par excellence de la transmission et de la disparition des autorités. Relisons avec un oeil critique le Lagarde et Michard par exemple, avec cette petite question perfide: non plus qui y figure et comment est-il présenté, mais bien qui n'y figure pas? Quels sont les grands absents? Qui a disparu?... L'exercice qui veut repérer les absents est souvent ardu d'ailleurs que celui qui consiste à commenter les présents! Suivre aveuglément, obstinément et fidèlement le manuel scolaire pour enseigner la littérature, c'est ne donner à lire que les autorités que leurs auteurs ont jugé bon pour la chose scolaire, ce panthéon souvent habilement composé selon les programmes, les instructions officielles, les objets d'études à l'ordre du jour. Or leur effet est de mettre en pleine lumière certaines oeuvres selon leurs esthétiques et leurs capacités à transmettre les points clés du programme scolaire, et peut ainsi faire sombrer dans l'oubli ou dans la notule d'autres auteurs, moins en vogue et fort peu propices à exemplifier ces mêmes notions. Alors, l'opération consiste en un faire lire contre l'auteur en faisant disparaître certains d'entre eux, dans le même temps que l'auteur du manuel anthologique est souvent ommis comme l'instigateur du choix. Cette discrétion est d'autant plus insidieuse qu'elle reconfigure comme "une main invisible" à l'origine de la galerie fameuse d'auteurs autorisés. Dans le jargon des salles de professeurs, de nombreux manuels scolaires ne sont pas en effet surnommés selon leur auteurs (au contraire du Lagarde et Michard), mais bien selon des maisons d'éditions, des collections, des titres, des niveaux de classe.
2) Les pères: écrire contre l'auteur pour devenir soi-même auteur
Les fils vont détrôner les pères pour prendre leur place.
Paradigme faustien sur les pères. Programme alchimique: celui de la palingénésie de la bibliothèque et de l'oeuvre.
Mouvement: généalogie, monarchie, changement d'échelle.
Goethe a écrit un UrFaust, un Faust I, un Faust II.
Question: quel est le lien entre les différents Faust?
On pourrait imaginer un modèle monarchique: une suite des rois, où les continuateurs de Goethe écriraient à sa suite un Faust III puis, pourquoi pas Faust IV? Il existe d'ailleurs déjà une variation, imaginée par les auteurs de science fiction Robert Sheckley et Robert Zelazny : le titre anglais If at Faust you don't succeed a été traduit en français par ce nouveau compte A Faust, Faust et demi.
Or en un sens, l'intrigue du Faust I est plus anecdotique que celle du Faust II: sa relecture par le Faust II, lui ajoute une complexité qu'elle n'avait pas seule. Dans les Conversations avec Eckermann, Goethe donnait cet indice de l'architecture de ses Faust, fondé sur les deux sabbats, la Nuit sur le Mont Blocksberg et la Nuit du Walpurgis classique respectivement situées dans chacune des parties de l'oeuvre :
La première Nuit de Walpurgis, dit Goethe, est monarchique. Partout le Diable y est respecté comme chef et souverain. La seconde, entièrement républicaine: tout y est placé côte à côte sur le même plan, de sorte que tout y prend la même valeur et que nul ne se subordonne à son prochain ou ne se préoccupe de lui.
Ou alors serait-ce une résurrection, à projeter sur le modèle de la monarchie absolue (comme le reformule Pessoa dans son Faust, tragédie subjective, dans la scène de la taverne: "Faust est mort! Vive Faust!") ou sur celui du Phoenix ( Ex me ipso renascor, "Je renais de moi-même" ou Moriens revivisco, "En mourant je revis"). Comme Pessoa l'écrit dans ses plans :
Faust est le Phoenix
Ce nom pourrait être titre
d'un des drames
Tous ces Faust sont de plus savants, ressassant des sommes exponentielles de savoirs, en héritant de la mémoire des autres Faust et où chaque nouvelle génération faustienne s'enrichit des sciences neuves ajoutées aux anciennes et créées par spécialisations successives et articulations entre différentes branches encyclopédiques. Ils sont donc amenés à fragmenter la bibliothèque et à accélérer par leur rumination le mouvement intrinsèque aux oeuvres et à leur survie dans le temps, mouvement que Barthes a décrit comme devenir fragment de la littérature dans La Préparation du roman.
Dès lors pour battre Goethe, il suffirait d'écrire un Faust III en suivant la même logique : inventer un Faust plus vieux, c'est-à-dire rajeuni à la génération n+1, doté de la mémoire de toutes ses précédentes incarnations littéraires, dramatiques, musicales. Ce Faust-là rassemble ainsi la puissance de pensée du Faust I et II goethéen, qu'il cumule avec celle du nouvel écrivain, comme lecteur critique de Goethe et contemporain d'une époque qui a déjà réduit et extirpé les fragments les plus efficients de la pensée de Goethe.
Or l'histoire de Faust est une histoire entre dieu et diable, il n'y a pas de dieu sans diable. A ceci s'ajoute au XXe siècle, dans la réception de Goethe, une nette contamination entre Goethe et son personnage : Faust devient ce personnage qui incarne le poète (et plus seulement le savant, le philosophe et le médecin). Faust est engoncé par sa bibliothèque et la vanité de ces savoirs accumulés, dont la compilation et l'articulation ne suffisent à produire une vérité nouvelle. C'est grâce à l'invocation du diable qu'il va apprendre à dépoussiérer et produire une vérité en propre de la pensée. Faust est au début un corpus, devient un cortex c'est-à-dire un corps qui est devenu quelque chose de consistant, un crâne de pensées que nous commençons à côtoyer, nous autres lecteurs de ses péripéties.
Cette collision entre Goethe et Faust n'a pas échappé à Boulgakov, Valéry, Mann, Pessoa.
Par transfert d'autorité: à chaque fois, on joue dans la cour des grands tout de suite.
Valéry, dans ses brouillons: «remettre Goethe en jeu, 100 ans après, l'heure est excellente». Il envisage un temps de mettre Goethe à la place de Faust: façon de faire en sorte que le meilleur de Goethe soit réuni dans un livre plus court. Réduction et devenir fragments de la littérature. Le disciple lui-même d'ailleurs devait tuer Faust
3) Les fils
a) La dette
Le Temps du crédit (Jean-Michel Rey)
Faire revenir les morts
Cf. Arno Schmidt, dans Goethe et un de ses admirateurs, va faire revenir Goethe. L'époque a inventé un procédé révolutionnaire:
Enfin on avait réussi à ramener les morts à la vie; ou, pour être plus précis: rappeler pour un court laps de temps des gens qui avaient subi l'épreuve de leur première vie et de leur première mort (jesaisjesais; pour être exact je devrais dire: leur n-ième vie; et à la présent ils se trouvent dans n plus 1. - Naturellement il n'y avait pas la moindre relation avec les théories du Christianisme sur l'immortalité; une fois encore, c'était tout autre).
Mais à quoi bon de longues explications; la chose elle-même est connue de tout enfant, surtout depuis que Knaur y a consacré une édition grand public (sans même parler du "Bonjour immortalité" de cette Parisienne de 11 ans. Et du livre de poche chez Rororo).
C'est au tour d'Arno Schmidt en personne de faire revenir celui qu'il choisira sur catalogue, écorchant au passage ses précédesseurs en voyant les noms de ceux avec lesquel ils n'ont pas voulu se risquer:
Et là, les listes: cocasse, cocasse. (Et typique: mes collègues, les lâches!!). Tous ces tire-au-flanc avaient bien sûr choisi systématiquement des gens comme Hölty; notoirement doux de caractère et aux "Oeuvres complètes" minuscules: ce qui leur évite d'en savoir beaucoup. (...)
Ils étaient tous devenus prudents, depuis que Johan Christian Günthert avait encore avant midi donné un coup de pied au cul à ce jeune homme du Groupe 47, en beuglant de rage et d'ivresse (...)
Donc, continuer à feuilleter -- les listes --; (...)
"On ne peut pas me donner Pape? - Samuel, Christian P a p e ?" leurs mines s'allongèrent ils vérifièrent dans leur fichier: Pa; Pa (Papageno?)---: il n'était même pas prévu! (...)
Bon sang!: Là!! (Et j'enfonçai involontairement ma main dans la poche du pantalon. Ricanai. Je me sentais mentalement exceptionnellement décidé et scélérat). Je fis glisser la pointe de ma langue sur une molaire (pour avoir une prononciation encore plus désinvolte!) et montrai du menton et avec la rallonge du crayon; en lâchant un "here" anglais"! (D'un air très froid. Attendre).
Il vise Goethe pour rire un peu, par provocation et aussi pour tirer de celui-là son autorité en propre. Pour que la commission accepte le nom proposé, il fallait quelques points communs entre ces deux-là, le vivant et le déjà mort. Quels sont-ils? à en croire Aarno Schmidt, un certain sens du "blasphème", l'épineuse question de l'athéisme, les mathématiques. Il fallait aussi pouvoir retenir quelque chose contre lui, et c'est alors qu'il oppose sa défense de Wieland, pour qu'on l'autorise à faire revivre Goethe pour quelques 24 heures.
Toutefois, dans cette conversation menée à bâtons rompus entre les deux auteurs, il faudra s'avérer plus fort que Goethe, effriter quelque peu l'effigie du grand écrivain, égratigner le savoir du maître pour y assurer le sien, usant au passage de toutes les ficelles que le contemporain aura face à un Goethe projeté et désorienté dans ce XXe siècle Schmidtien. Et le rendre au passé, enfin : Arno Schmidt, par le choix même de son dispositif, tue littéralement Goethe en le rendant à son inexistence. Ce dernier, nouveau Phoenix ou nouvelle Eurydice transformée, meurt ainsi de sa seconde mort à la fin du roman - cette fois, non plus comme personne, mais comme personnage.
Jorif, Une journée particulière
Via Valéry, il va tirer sur Anatole France. Cette journée bien particulière est celle où l'écrivain s'impose de rédige son discours pour entrée à l'Académie française où il succède à France. En exergue, Jorif place le sigle P.V. = «notation commode» comme Valéry l'a écrit de Dieu. Plus avertissement: tout est de Valéry. Nouvelle exergue, de nouveau une citation détournée via le dispositif auctorial de Valéry: «je ne suis pas toujours de mon avis».
Boulgakov: Le Roman de Monsieur de Molière et donc Gemma Salem a pu écrire par la suite Le Roman de Monsieur Boulgakov (édition L'Âge d'Homme) ou comme d'autres critiques ont imaginé des vies romancées dans des articles de présentation de l'auteur. Ainsi Graham Roberts, dans "Lire Boulgakov aujourd'hui A quoi bon? Ou bien "Je parle avec l'accoucheuse" (suite et fin...)", fait suivre le titre de cette note :
L'auteur tient à signaler que toute ressemblance entre les lignes qui suivent et la préface du Roman de Monsieur de Molière, écrit par Boulgakov en 1933, relèverait d'une simple conïcidence (tout de même fâcheuse, soit...). Par ailleurs, il ne faut rien déduire de la mention "suite et fin" accompagnant le titre de ces gribouillages...
Avec sélection des meilleurs passages attribués à Boulgakov: Mais surtout une étrange "confiscation autorisée" de la parole de l'auteur de Boulgakov - on le réinvente en lui appliquant ses propres méthodes, on (ré)écrit sa vie avec des fragments mêlés de fiction et de documents, ce qui les rend indiscernables les uns des autres.
b) Le Temps du crédit
C'est Arno Schmidt, dans Goethe et un de ses admirateurs (édition Tristram Shandy, 2006), qui nous accompagne pour poser ce paradigme de l'héritage bien compris dans sa prose drôle et intelligente. On se paie toujours de papier. Papier monnaie ou papier velin, l'argent comptant est de la monnaie de singe ou du papier de signes. Pas tant le temps de l'héritage mais plutôt celui où l'on veut se créditer soi-même en se payant de la monnaie littéraire que les ancêtres ont tué. On avait tué les morts et maintenant on va les gruger. Tout ceci n'est qu'une affaire de commerce.
Arno Schmidt: «qui gagne assez?» pour s'acheter les ouvrages dont Goethe déplore l'absence. (cf La Fontaine une histoire d'héritage. Voir la communication "La Fontaine à contre-courant ? Essai de désobéissance critique", par Arnaud Welfringer: Désobéissance critique?).
Répond à la place de Goethe des inepties, Goethe n'ayant finalement rien à dire.
4) O Bairro
L'auteur portugais Gonçalo Tavares et son uvre en cours du Quartier d'auteurs (O Bairro)
Avec inversion sur la couverture de l'importance donnée au nom d'auteur de la fiction d'auteur et celui de l'auteur inventé.
Dans la façon même dont il cartographie ces auteurs il dit quelque chose de chacun et devient l'auteur de tous, sorte de dispositif fou, exponentiel où l'auctoritas se conquiert en amont et non plus aval. L'hétéronyme pessoenne n'est pas loin, mais elle trouve là une nouvelle actualisation, en remontant à contre-courant le flux du temps (et toute lecture critique qui réfléchirait la bibliothèque dans la métaphore du fleuve, de la source, de ses affluents et de ses estuaires).
Cf aussi son catalogue bibliothèque et le renouvellement du jeu avec la fiction d'auteur.
Tire la leçon de toutes les fictions d'auteurs qu'on a fait pour devenir l'auteur de tous les auteurs et auteur contre auteur, à ce jeu là Tavares est gagnant
Conclusion:
Lira bien qui lira le dernier
Débat sur l'intervention de Julia Peslier
Sophie Rabau: La question n'est-elle pas aussi de tuer les fils? Et le modèle de La Fontaine présenté par Arnaud Welfringer nous en offre un modèle: rendre le testament impossible.
Caroline Raulet-Marcel: L'éditeur fictionnel contre l'auteur, c'est une autre forme de lecture contrauctoriale à considérer.
Retour à la page Lecture contrauctoriale communications.
Retour au sommaire du dossier Lecture contrauctoriale.
Autre pages de l'atelier associée: Bibliothèque