Atelier

Petite mosaïque problématique:


• G. Flaubert, Correspondance, vol. II, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1980, p. 204:

«L'auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l'univers, présent partout et visible nulle part. L'art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues: que l'on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impassibilité cachée et infinie.»

• G. Lanson, «La méthode en histoire littéraire», Revue du mois, oct. 1910(cité par M. Charles, «Amateurs, savants et professeurs», Poétique, 1996, nov. 1993, p. 496):

«L'historien, en face d'un document, s'efforce d'en évaluer les éléments personnels pour les éliminer. Ces éléments personnels, c'est justement à eux qu'est attachée la puissance émotive ou esthétique de l'œuvre [littéraire]; il nous faut donc les garder. […] L'historien, pour employer un témoignage de Saint-Simon, s'applique à le rectifier, c'est-à-dire à en retrancher Saint-Simon; et nous, à en retrancher justement ce qui n'est pas Saint-Simon.»

«[…] La vie et le caractère de Rousseau ne comptent plus par ce qu'ils ont été réellement, mais par les images seules, vraies ou fausses, que les lecteurs s'en faisaient, et qui pouvaient se mêler plus ou moins aux impressions du livre.»

• G. Lanson, «Réponse aux réflexions de M. Ch. Salomon», p.p. M. Charles, Ibid., p. 506:

«Le premier homme qui, écoutant ou lisant un poème, a voulu savoir le nom de l'auteur, celui-là écartait la littérature de sa fonction naturelle: dans sa question étaient en germe toutes les analyses de la critique et de l'histoire littéraire. Il faisait le premier geste professionnel

• M. Blanchot, L'Espace littéraire, Gallimard, 1955; rééd. coll. «Folio-Essais»,

[cité dans L'auteur, GF Corpus, p. 21:] «Kafka remarque, avec surprise, avec un plaisir enchanté, qu'il est entré dans la littérature dès qu'il a pu substitué le «Il» au «Je». C'est vrai, mais la transformation est bien plus profonde. L'écrivain appartient à un langage que personne ne parle, quine s'adresse à personne, qui n'a pas de centre, qui ne révèle rien. Il peut croire qu'il s'affirme en ce langage, mais ce qu'il affirme est tout à fait privé de soi. Dans la mesure où, écrivain, il fait droit à ce qui s'écrit, il ne peut plus jamais s'exprimer et il ne peut pas davantage en appeler à toi, ni encore donner la parole à autrui. La où il est, seul parle l'être, — ce qui signifie que la parole ne parle plus, mais est, mais se voue à la pure passivité de l'être. […] L'écrivain qui accepte de soutenir l'essence [de la littérature] perd le pouvoir de dire «Je». Il perd alors le pouvoir de faire dire «Je» à d'autres que lui. Aussi ne peut-il nullement donner vie à des personnages dont sa force créatrice garantirait la liberté. L'idée de personnage, comme la forme traditionnelle du roman, n'est qu'un des compromis par lesquels l'écrivain, entraîné hors de soi par la littérature en quête de son essence, essaie de sauver ses rapports avec le monde et avec lui-même.»

• [cité dans Le lecteur, GF Corpus, p. 254 sq.:] «Qu'est-ce qu'un livre qu'on ne lit pas? Quelque chose qui n'est pas encore écrit. Lire, ce serait donc, non pas écrire à nouveau le livre, mais faire que le livre s'écrive ou soit écrit, — cette fois sans l'intermédiaire de l'écrivain, sans personne qui l'écrive. Le lecteur ne s'ajoute pas au livre, mais il tend d'abord à l'alléger de tout auteur, et ce qu'il y a de si prompt dans son approche, […] toute l'infinie légèreté du lecteur affirme la légèreté nouvelle du livre, devenu livre sans auteur, sans le sérieux, le travail, les lourdes angoisses, la pesanteur de toute une vie qui s'y est déversée, expérience parfois terrible, toujours redoutable, que le lecteur efface et, dans sa légèreté providentielle, considère comme rien.

Sans qu'il le sache, le lecteur est engagé dans une lutte profonde avec l'auteur: quelle que soit l'intimité qui subsiste aujourd'hui entre le livre et l'écrivain, si directement que soient éclairées, par les circonstances de la diffusion, la figure, la présence, l'histoire de son auteur — circonstances qui ne sont pas fortuites, mais peut-être légèrement anachroniques —, malgré cela, toute lecture où la considération de l'écrivain semble jouer un si grand rôle, est une prise à partie qui l'annule pour rendre l'œuvre à elle-même, à sa présence anonyme, à l'affirmation violente, impersonnelle, qu'elle est. […].»

• P. Ricœur, Du Texte à l'action. Essais d'herméneutique II, Le Seuil, coll. «Esprit», 1986, II, 1, «Qu'est-ce qu'un texte?», p. 139-141:

«Le rapport lire-écrire n'est pas un cas particulier du rapport parler-répondre. Ce n'est pas un rapport d'interlocution; ce n'est pas un cas de dialogue. Il ne suffit pas de dire que la lecture est un dialogue avec l'auteur à travers son œuvre; il faut dire que le rapport du lecteur au livre est d'une tout autre nature; le dialogue est un échange de questions et de réponses; il n'y a pas d'échange de cette sorte entre l'écrivain et le lecteur; l'écrivain ne répond pas au lecteur; le livre sépare plutôt en deux versants l'acte d'écrire et l'acte de lire qui ne communiquent pas; le lecteur est absent à l'écriture; l'écrivain est absent à la lecture. Le texte produit ainsi une double occultation du lecteur et de l'écrivain; c'est de cette façon qu'il se substitue à la relation de dialogue qui noue immédiatement la voix de l'un à l'ouïe de l'autre. […]

J'aime dire quelquefois que, lire un livre, c'est considérer son auteur comme déjà mort et le livre comme posthume. En effet, c'est lorsque l'auteur est mort que le rapport au livre devient complet et en quelque sorte intact; l'auteur ne peut plus répondre, il reste seulement à lire son œuvre.

[…] On croit savoir ce que c'est que l'auteur d'un texte, parce qu'on en dérive la notion de celle de locuteur de la parole; le sujet de la parole, dit Benveniste, est celui qui se désigne lui-même en disant “je”. Quand le texte prend la place de la parole, il n'y a plus à proprement parler de locuteur, au sens du moins d'une autodésignation immédiate et directe de celui qui parle dans l'instance de discours; à cette proximité du sujet parlant à sa propre parole, se substitue un rapport complexe de l'auteur au texte qui permet de dire que l'auteur est institué par le texte, qu'il se tient lui-même dans l'espace de signification tracé et inscrit par l'écriture; le texte est le lieu même où l'auteur advient. Mais y advient-il autrement que comme premier lecteur? La mise à distance de l'auteur par son propre texte est déjà un phénomène de première lecture […].»

• Ph. Lejeune, Moi aussi, Le Seuil, coll. «Poétique», 1986, «L'image de l'auteur dans les médias», p. 87 sq.:

«L'auteur est, par définition, quelqu'un qui est absent. Il a signé le texte que je lis — il n'est pas là. Mais si ce texte me pose des questions, il est bien tentant pour moi de dériver en une curiosité sur l'auteur, et en un désir de faire sa connaissance, l'état de trouble, d'incertitude ou d'éveil engendré par la lecture. C'est ce que j'appellerai l'illusion biographique: l'auteur apparaît comme la «réponse» à la question que pose le texte. Il en a la vérité: on aimerait lui demander ce qu'il a voulu dire… Il en est la vérité: son œuvre “s'explique” par sa vie. Au moment où je produis ma lecture, je vais m'imaginer remonter vers une source qui la garantit, et m'enfoncer dans un mirage plus ou moins tautologique, puisque le plus souvent la “vie” est reconstruite à la lumière de l'œuvre qu'elle doit expliquer. Mirage d'autant plus insidieux qu'il n'est pas tout à fait un mirage: on est souvent encouragé à réagir ainsi par l'auteur lui-même, qui tend plus ou moins directement à se représenter dans son œuvre, ou donne à penser qu'il s'y est représenté.

Clef de son œuvre, l'auteur est en même temps perçu comme un être mystérieux du seul fait qu'il écrit. On rêve sur sa puissance, qu'on mesure à l'effet ressenti pendant la lecture.»

• Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Le Seuil, coll. «Poétique», 1975, p. 23:

«Peut-être n'est-on véritablement auteur qu'à partir du second livre, quand le nom propre inscrit en couverture devient le “facteur commun” d'au moins deux textes différents et donne l'idée d'une personne qui n'est réductible à aucun de ses textes en particulier, et qui, susceptible d'en produire d'autres, les dépasse tous».

• R. Barthes, Le Plaisir du texte, Le Seuil, 1973; rééd. coll. «Points», p. 45-46:

«Le texte est un objet fétiche, et ce fétiche me désire. Le texte me choisit, par toute une disposition d'écrans invisibles, de chicanes sélectives: le vocabulaire, les références, la lisibilité, etc.; et, perdu au milieu du texte (non pas derrière lui à la façon d'un dieu de machinerie), il y a toujours l'autre, l'auteur.

Comme institution, l'auteur est mort: sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu; dépossédée, elle n'exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire, l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit; mais dans le texte, d'une certaine façon, je désire l'auteur: j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme il a besoin de la mienne (sauf à “babiller”).»

Spinoza, Traité théologico-politique[1670], GF-Flammarion, 1998, chap. 7, «De l'interprétation de l'Écriture», p. 151:

«Très souvent, il arrive que nous lisions des histoires très semblables dans des livres différents et que nous en jugions très diversement par suite de la diversité des opinions que nous avons des auteurs. Je sais avoir lu dans un certain livre qu'un homme portant le nom de Roland furieux avait accoutumé de monter un monstre ailé dans l'air, de voler par toutes les régions à sa guise, de massacrer à lui seul un très grand nombre d'hommes et de géants, et autres choses fantastiques du même genre que l'esprit ne perçoit en aucune façon. J'avais lu dans Ovide une histoire très semblable se rapportant à Persée, et une autre enfin dans les livres des Juges et des Rois, sur Samson (qui, seul et sans armes, massacra mille hommes) et sur Élie qui volait dans les airs et finit par gagner le ciel avec des chevaux et un char de feu. Ces histoires dis-je sont très semblables; cependant nous portons sur chacune d'elle un jugement bien différent: le premier auteur n'a voulu dire que des frivolités; le second, des choses ayant un intérêt politique; le troisième des choses sacrées. Nous ne nous persuadons cela qu'en raison de l'opinion que nous avons des auteurs qui ont écrit des choses obscures ou inintelligibles est nécessaire avant tout pour l'interprétation de leurs écrits.»

• P. Valéry, «À propos du Cimetière marin» [1933], [in:] Œuvres, t. I; Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1506-1507:

«Quant à l'interprétation de la lettre, je me suis déjà expliqué ailleurs sur ce point; mais on n'y insistera jamais assez: il n'y a pas de vrai sens d'un texte. Pas d'autorité de l'auteur. Quoiqu'il ait voulu dire, il a écrit ce qu'il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise et selon ses moyens: il n'est pas sûr que le constructeur en use mieux qu'un autre. Du reste, s'il sait bien ce qu'il voulut faire, cette connaissance trouble toujours en lui la perception de ce qu'il a fait».

• M. Schneider, Voleurs de mots. Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Gallimard, 1985, p.257.

«Chaque écrivain crée ses précurseurs qui n'existeraient pas sans lui de cette façon-là. La relation d'un écrivain à ceux qui l'ont influencé est intelligible à l'envers. Son œuvre donne du sens aux œuvres antérieures, comme si l'unité ou la pluralité des auteurs, leur identité propre, étaient choses relatives, toujours modifiables. Ainsi dans le cas de Proust, on trouve l'influence de Flaubert (l'humour amer), de Saint-Simon (le snobisme des grands), de Ruskin (l'esthétique comme justification de l'existence), de Racine (la cruauté des liens), etc. Mais on peut dire aussi bien que c'est Proust qui nous donne à lire, pour la première fois, les commérages élevés à la dimension d'un mythe d'un Saint-Simon ou les pâmoisons préraphaélites de Ruskin. Il s'agit là non de relectures, mais de lectures. […]

Par ses pastiches de l'affaire Lemoine, Proust nous fait entendre d'abord que le matériau de l'écriture est toujours d'emprunt et compte peu en lui-même; ensuite que la littérature n'est pas imitation mais transmutation.»

D. Jullien, «La préface comme auto-contemplation», Poétique, 84, 1990:

«Ni tout à fait distincte du texte, ni tout à fait identique au texte, ni tout à fait critique, ni vraiment créatrice, la préface place l'auteur dans la position paradoxale de lecteur de son œuvre. Lecteur privilégié et interprète autorisé (toutes les lectures se détermineront par rapport à l'interprétation auctoriale, soit pour s'y conformer, soit pour s'y opposer), d'abord parce qu'il possède seul le privilège de la vision totalisante de l'œuvre. On peut donc établir un premier rapport entre autorité du préfacier et unité de l'œuvre.

Or, le lien entre unité et autorité révèle un certain nombre de paradoxes. Lelecteur ne peut que s'interroger sur la légitimité de ce texte, placé à l'entrée de l'œuvre et pourtant postérieur à elle, imposant au lecteur— présumé encore innocent— une sorte de question herméneutique préalable, puisque ce qui est pour le lecteur une anticipation est pour l'auteur une rétrospection. Autre paradoxe: si l'auteur éprouve le besoin d'interpréter son texte dans un autre texte, c'est donc que l'œuvre ne se suffit pas à elle-même, qu'elle est imparfaite. Et qu'en est-il dès lors de l'unité auteur-lecteur, fondement de l'autorité du préfacier? Car le dédoublement inévitable qu'entraîne la préface, entre texte et commentaire d'une part, entre créateur et interprète de l'autre, sape l'autorité du «lecteur privilégié», laquelle repose précisément sur le postulat que créateur et interprète, auteur et lecteur ne font qu'un. Si le statut d'auteur confère le privilège de l'interprétation, quel besoin d'un texte distinct où l'auteur parle en lecteur et où il revendique paradoxalement la maîtrise herméneutique au nom de l'unité entre auteur et lecteur? L'existence même de la préface semble détruire l'unité qu'elle cherche à affirmer.»

• G. Genette, «“Stendhal”», Figures II, Le Seuil, 1969.

— «Ce Beyle avant Stendhal que cherche Sainte-Beuve n'est qu'une illusion biographique: la vraie forme de Beyle est essentiellement seconde. Beyle n'est légitimement pour nous qu'un personnage de Stendhal.»

— «Grâce à [La Vie d'Henri] Brulard, une psychanalyse de Stendhal nous fait encore défaut.»

— «Le texte stendhalien, marges et bretelles comprises est un. Rien ne permet d'y isoler cette sorte de super-texte précieusement élaboré qui serait, ne varietur, l'œuvre de Stendhal. Tout ce que trace la plume de Beyle (ou sa canne, ou son canif, ou Dieu sait quoi) est Stendhal, sans distinction ni hiérarchie.»

M. Couturier, «Pour une théorie intersubjective du roman», La Figure de l'auteur (Le Seuil, coll. «Poétique», p. 240-243), cité par A. Brunn, L'Auteur, Flammarion, Gf-Corpus, 2001, p. 203-204:

Dans l'échange textuel, les interlocuteurs ne sont pas en présence l'un de l'autre: l'auteur n'est plus là pour réguler le déchiffrement de son texte, même s'il cherche à redonner de la voix pour guider son lecteur; et le lecteur ne peut lui demander des comptes ou des explications, sauf à succomber à cette tentation biographique qui n'est plus de mise. Pourtant, la communication textuelle en milieu romanesque possède les principales caractéristiques de la conversation haïssante et amoureuse: l'auteur se met a priori en position haute par rapport à son lecteur, mais en même temps il veut laisser libre cours à ses désirs les moins avouables. Il cherche à se faire admirer et à se faire aimer, mais ne tient pas à livrer trop de choses de lui-même, ce qui serait de nature à le diminuer face au lecteur. C'est d'ailleurs pourquoi il met en place des dispositifs narratifs complexes qui donnent à son texte une dimension paradoxale totalement déconcertante pour le lecteur. Ce dernier, quant à lui, cherche à assumer son autorité sur le texte mais aussi à s'assurer l'estime de l'auteur, utilisant par ailleurs le texte comme un champ clos où il peut s'abattre librement. C'est à travers ce jeu croisé des désirs et des revendications des deux interlocuteurs que se tisse la trame serrée du texte comme interface, interface qui les met en rapport l'un avec l'autre et les maintient paradoxalement à distance.

J.-N. Marie, «Pourquoi Homère est-il aveugle?», Poétique, 66, 1986, p. 235-254.

Le «temps» de la littérature réactive le passé, comme par un mouvement de navette qui, afin de tisser et d'étendre la pièce, doit toujours débord revenir en arrière. Il n'y a donc pas de texte «passé», il n'y a qu'un rapport présent entre les textes. L'Odyssée ou L'Iliade sont dans l'écriture-lecture qu'en donnent aujourd'hui Joyce ou Giono ou John Barth (ou, à un autre niveau, dans la lecture que j'en fais hic et nunc mais qui, restant «personnelle», n'institue pas la «littérature» en livrant à d'autres la graphie et donc la mémoire de ma lecture). Lire les Aventures de Télémaque d'Aragon, c'est aussi réactiver— et mieux lire- le style (puisqu'il y a «transtylisation») et l'axiologie (puisqu'il y a «dévalorisation») de l'ouvrage de Fénelon.

C'est dans ce champ de relations qu'intervient l'auteur: il ne signe pas un texte (ne s'en assure pas la propriété et n'en revendique pas l'origine); il signe l'acte par lequel il se démet, l'acte de son abdication, puisque ce qui passe par lui, le «texte», est indissociable d'une préfixation (inter-, para-, méta-, archi-, hyper-) rompant avec les illusions de sa clôture, de sa délimitation. Mais pour autant, l'auteur ne plonge pas dans l'«aventure de l'écriture» requérant la «littérature» de signifier pour l'Être ou le Sujet: si le texte n'est pas un objet délimitable, s'il n'est que le support provisoire de ce qui le «transcende» (Genette), il y a — sauf à tomber dans l'insignifiance — une économie générale des parcours des textes. Si toute écriture est d'abord une lecture, l'auctorialité n'est pas atteinte, elle est partagée et/ou échangée.

L'auteur, donc, donne son nom non pas à un texte, mais à une relation entre textes.

Le jeu des formes en «littérature» se déjoue donc de l'origine, de l'appropriation de l'espace et du temps depuis un centre organisateur. Le premier qui a écrit un texte n'a pas pu s'aviser de dire «ceci est à moi».

Écrire, c'est donc écrire deux fois: ce texte-ci que je signe de mon nom et le Texte que je ne signe pas mais qui m'assigne.

Écrire, ce n'est donc pas remplir; écrire, c'est déplacer. Le nom de l'auteur, bien loin d'être périmé, est le nom irremplaçable naissant d'une scansion, d'un déplacement à la fois inattendu et, dans le remaniement de ce qui précède, comme attendu par les textes antérieurs désignés par la distance prise.

L'instance de l'écriture reçoit son auctorialité de son apparente abdication.

L'auteur est l'instance incontournable et discrète d'une relation du texte à son Autre, au Texte non écrit sans lequel pourtant, le texte s'effondre dans la répétition ou l'insignifiance. L'institution de l'écriture se prouve en s'écrivant. Cela s'appelle d'un vieux mot: la tradition.

La Tradition n'est pas la prosopopée des morts dans la voix des vivants; elle est encore moins leur mémoire; elle est une anamnèse des textes du passé, c'est-à-dire présence vivante dans le texte d'aujourd'hui. Le nom de l'auteur n'est plus alors l'antonomase provisoire de l'Acteur de l'Histoire; il est l'antonomase provisoire de l'Auteur. Lequel, lui, ne dit pas son nom.

Tout se passe donc comme si l'auteur recevait son nom au lieu de le donner; c'est dire, dans le champ de la transcendance textuelle, la nécessité sémiotique de cette instance qui propose consciemment ce qui excède tel ou tel texte, qui ne désigne ni le sens ni la vérité, mais le seuil et le passage.

L'auteur, ce n'est pas «l'auteur concret», celui qui appartient au monde «réel» (qui vend des armes en Abyssinie, aime à Venise, s'ennuie à Civita-Vecchia, mendie des subsides à son éditeur et finit, en 1850, par épouser Mme Hanska); ce n'est pas non plus «l'auteur abstrait» — celui dont tout lecteur «abstrait» peut se donner une «représentation» à partir des choix stylistiques, thématiques et modaux de l'œuvre —, car si «l'auteur concret», l'anecdote biographique ou des prises de position «idéologiques» jouent leur rôle dans la communication littéraire, leur porterait-on le moindre intérêt sans la reconnaissance ailleurs qu'un auteur, tout simplement, existe? Quant à «l'auteur abstrait», soit on ne peut guère en parler parce qu'il relève de l'infini des lectures individuelles possibles, soit, si on en parle, il s'agit d'une instance résiduelle non négligeable certes, mais intéressant en fait une analyse historique (où trouveraient notamment leur place les questions de pseudonymie, d'anonymat, de plagiat), une sociologie de la lecture et de l'écriture par les représentations que se font l'une de l'autre les deux instances de «l'auteur abstrait» et du «lecteur abstrait».



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 13 Février 2008 à 16h27.