Atelier


Séminaire Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps organisé par Henri Garric et Sophie Rabau.

Séance du 04 juin 2007.

Bérenger Boulay: L'histoire au risque du hors-temps. Braudel et la Méditerranée (exemplier commenté).


(5) Histoire et morphologie.

(5.2) Le temps «hors de ses gonds[i]»: les vertus de l'anachronie.

On devine tout de suite le problème que soulèvent les analogies (voir la page Histoire et analogie) lorsqu'elles rapprochent des objets éloignés dans le temps: elle opèrent des courts-circuits dans la chronologie, elles constituent des anachronismes. Or l'anachronisme, selon le témoignage de Nicole Loraux,

«est la bête noire de l'historien, le péché capital contre la méthode dont le nom seul suffit à constituer une accusation infamante, l'accusation - somme toute - de ne pas être un historien puisqu'on manie le temps et les temps de façon erronée. Aussi l'historien se garde-t-il en général soigneusement d'importer des notions que l'époque de référence est censée n'avoir pas connues, et plus encore de procéder à des comparaisons - par principes indues - entre deux conjonctures que des siècles séparent.[ii]»

Poursuivant une réflexion entamée par Jacques Rancière[iii], Nicole Loraux plaide pour une «pratique contrôlée de l'anachronisme» et invite ses collègues à

«avoir l'audace d'être historien, ce qui revient peut-être à assumer le risque de l'anachronisme (ou, du moins, d'une certaine dose d'anachronisme), à condition que ce soit en toute connaissance de cause.[iv]»

Nicole Loraux défend l'emploi - inévitable, en fait - de concepts «que l'époque de référence est censée n'avoir pas connu[s]» et l'usage d'analogies entre des «conjonctures que des siècles séparent». Jacques Rancière, lui, critique la notion même d'anachronisme, qu'il disqualifie comme véritable «erreur sur le temps». Sa réflexion a pour point de départ le Rabelais (1942) de Lucien Febvre[v],où celui-ci recherche l'«outillage mental» de l'homme du XVIe siècle et n'admet notamment pas la possibilité que Rabelais ne fût pas croyant. Faire de Rabelais un incroyant,

«c'est, selon Febvre, commettre de tous les anachronismes le plus grave et le plus ridicule; c'est, dans le domaine des idées, munir Diogène d'un parapluie et Mars d'une mitrailleuse.[vi]»

Rancière a bien sûr beau jeu de répondre que la comparaison est spécieuse et qu'il est plus facile de vérifier l'inexistence des mitrailleuses à l'époque où les scuplteurs de l'Antiquité représentaient Mars que de savoir ce qu'il y avait dans la tête de Rabelais.

«C'est précisément là où s'arrête le domaine du vérifiable que commence à s'exercer l'imputation d'anachronisme. L'imputation d'anachronisme n'est pas l'allégation qu'une chose n'a pas existé à une date donnée, elle est l'allégation qu'elle n'a pas pu exister à cette date.[vii]»

Selon Febvre, Rabelais aurait appartenu à un temps où les conditions de possibilité de l'incroyance n'étaient pas remplies. Or pour Rancière, c'est la notion même d'appartenance à une époque qui est discutable, et la notion d'anachronisme s'en trouve viciée: en apparence marque de «scientificité», elle est en fait

«empruntée à l'arsenal de la poétique et de la rhétorique. C'est une poétique de la vraisemblance qui opère dans ces tableaux vivants qui nous montrent l'impossibilité qu'une pensée se loge sur une scène à laquelle elle ne convient pas. [viii]»

«L'“anachronique” (…) est ce qui n'appartient pas ou ne convient pas au temps où on le situe. Là où l'inappartenance est indémontrable, c'est-à-dire là où il s'agit de savoir ce qui était ou n'était pas dans une tête, c'est la non-convenance qui est invoquée. La démonstration de l'“anachronique” s'opère alors selon la logique poétique bien constituée, celle de la vraisemblance et de l'invraisemblance. Mais la vraisemblance, comme la vérité, a changé de régime depuis l'âge romantique. Au temps de Voltaire et de La Harpe, on explicitait les règles de vraisemblance auxquelles la représentation de tel type de personnage historique ou la peinture de tel temps devaient se soumettre. Au temps de Lucien Febvre, la démonstration n'a plus à s'argumenter selon des règles, elle s'effectue directement. La description impose l'évidence sensible de ce qui est à sa place dans le tableau et de ce qui n'y est pas. Dans la description de la vie quotidienne de l'homme du XVIe siècle, l'incroyance a le statut du détail qui jurerait. Elle serait comme un habit poudré dont on affublerait un rude seigneur médiéval.[ix]»

«C'est le concept d'anachronisme qui est pervers en lui-même. C'est la soumission de l'existence au possible qui est, en son fond, anti-historique. L'historien n'a pas à prononcer des verdicts d'inexistence en fonction d'impossibilités dont le statut est indéfini. Il n'a surtout pas à identifier les conditions de possibilité et d'impossibilité à la forme du temps. C'est l'idée même d'anachronisme comme erreur sur le temps qui doit être déconstruite. Dire que Diogène avait un parapluie est simplement, en l'état de nos connaissances, une erreur sur les accessoires à Athènes au IVe siècle avant Jésus-Christ. Il n'y a pas de raison particulière de la ranger dans une classe spécifique d'erreurs qui seraient “des erreurs contre le temps”. Dire que Rabelais a été un incroyant est une hypothèse que nos connaissances sur les formes de la croyance de son temps et sur sa propre biographie nous permettent de tenir pour fortement suspecte. Dire en revanche qu'il n'a pas pu l'être parce que son temps ne rendait pas cette incroyance possible, c'est faire un usage indu de la catégorie du possible comme de celle de temps.[x]»

Jacques Rancière propose de parler, positivement, d'anachronie plutôt que d'anachronisme, terme négatif dont il réfute la pertinence:

«Il n'y a pas d'anachronisme. Mais il y a des modes de connexion que nous pouvons appeler positivement des anachronies: des événements, des notions, des significations qui prennent le temps à rebours, qui font circuler le sens d'une manière qui échappe à toute contemporanéité, à toute identité du temps avec “lui-même”. Une anachronie, c'est un mot, un événement, un séquence signifiante sortis de leur temps, doués du même coup de la capacité de définir des aiguillages temporels inédits, d'assurer le saut d'une ligne de temporalité à une autre.[xi]»

Quoi qu'il en soit de la validité de la notion d'anachronisme, l'historien sait bien, c'est une évidence et Rancière en conviendrait parfaitement, qu'il ne doit pas attribuer à ses personnages des représentations qu'il sait (ou devrait savoir) ne pas être les leurs, mais uniquement les siennes.

Ainsi Braudel, à propos de la misère et du banditisme dans Destins collectifs et mouvements d'ensemble:

(II,459) «Dirions-nous qu'il s'agit d'une lutte des classes? J'imagine que B. Porchnev, l'admirable historien des troubles populaires de la France au XVIIe siècle, n'hésiterait pas devant l'expression. Après tout, historiens, nous employons bien des mots que nous avons forgés, féodalité, bourgeoisie, capitalisme, sans tenir un compte toujours exact des réalités différentes qu'ils recouvrent, selon les siècles. Question de mots… Si par lutte des classes nous désignons, sans plus, ces vengeances fratricides, ces mensonges, ces fausses justices, alors va pour lutte des classes! L'expression vaut bien celle de tensions sociales que nous suggèrent les sociologues. Mais si le mot implique, comme je le pense, une certaine prise de conscience, la lutte des classes peut être claire pour l'historien, mais il contemple ce passé révolu avec des yeux du XXe siècle; elle n'a pas eu cette netteté pour les hommes du XVIe, assurément peu lucides sur ce point.»

Braudel semble cependant avoir fait preuve de l'audace que préconisait Loraux. L'analogie anachronique peut être heuristique, y compris pour l'histoire des représentations. Pour comprendre les dimensions de la Méditerranée aux yeux des hommes du XVIe,

(II,27) «il faut, en esprit, agrandir son espace autant qu'il est permis, recourir aux images anachroniques de voyages où il faut s'aventurer des mois, des années de sa vie, sa vie même.

Les bonnes comparaisons ne manquent pas. Les voyages, par exemple, de ces marchands tartares, nos contemporains, qu'Aldous Huxley décrit, dans son Tour du Monde.»

L'analogie préférée de Braudel est sans conteste, celle qu'on peut appeler, à la suite de Paul Carmignani, «métaphore américaine», qui combine distances temporelle et spatiale, anachronie et, si l'on veut, «anatopie[xii]».

La part du milieu:

(I,65) «Alger, ville de corsaires poussée à l'américaine, est aussi une ville de luxe et d'art, italianisante au début du XVIIe siècle.»

(I,74)«Comme l'Europe, au Nord, s'est constituée, ou du moins agrandie au détriment de ses marches forestières, la Méditerranée a trouvé dans les plaines ses pays neufs, ses Amériques intérieures.»

Destins collectifs et mouvements d'ensemble(II, 80; II, 622; II, 625). À propos de la «course» (celle des corsaires) et de la piraterie:

(II,625) «La course est un monde “américain”. Qui a gardé les troupeaux y devient, ou peut y devenir Roi d'Alger»

La Méditerranée, I. L'Espace et l'Histoire, à propos des mouvements de colonisation phéniciens et grecs:

(104) «Far-West méditerranéen»

«On a comparé ce mouvement en direction de l'ouest, à partir du VIIIe siècle avant l'ère chrétienne, à la colonisation du continent américain à partir de l'Europe, après 1492. Comparaison assez éclairante. Il s'agit dans les deux cas d'une colonisation à longue distance, à la rencontre des terres nouvelles, non pas inhabitées. L'Amérique “précolombienne” a ses autochtones, le Far-West méditerranéen ses populations déjà sédentarisées par l'agriculture. Les fondations de villes nouvelles se firent, pacifiquement ou non, sur les côtes adossées à de vastes pays, curieux et intéressés, ou hostiles et dangereux, selon les cas et les époques. Mais si l'on parle d'Amérique, c'est plus encore parce que les colons trouvèrent sur ces terres lointaines des conditions de vie bien meilleures que dans la Grèce ou dans la Phénicie. Dans l'Ouest, tout est plus grand, plus riche.»

Et voici dans La part du milieu, le cas d'une analogie («américaine») convoquée pour souligner les limites d'une autre analogie:

(I,83)«Nous comparions les plaines bonifiées de Méditerranée aux forêts défrichées de l'Europe du Nord. Comme toute comparaison, celle-ci a ses limites. Au milieu des essarts forestiers, dans les villes neuves, un monde plus libre, comme à l'Américaine, s'est créé.»

«Une hache, une pioche peuvent suffire dans le Nord, comme demain en Amérique, à créer de la bonne terre nourricière.»

Les temps se «compliquent» dans cette dernière citation au présent de narration à valeur aspectuelle sécante – qui serait celle de l'imparfait que le présent, si l'on veut, remplacedans cette énallage temporelle[xiii]. L'emploi du présent de narration redouble la valeur de «présentification», de «présent dans le passé» de l'imparfait. L'anachronie – la comparaison avec une époque postérieure – renvoie alors à un futur situé par rapport à un présent du passé, qui sert de repère à l'adverbe «demain». Celui-ci n'embraye bien sûr pas sur le présent de la situation d'énonciation, sur le nunc de l'historien, mais sur le présent du passé énoncé, le tunc («alors», «à cette époque là»). Damourette et Pichonparleraient d'actualité «toncale» par opposition à l'actualité «noncale» du locuteur, l'imparfait présentant, selon eux, «le passé comme actuel, mais dans une actualité autre que la noncale.[xiv]»

Dans certains passages toutefois, Braudel refuse de prendre en charge une comparaison «anachronique» pourtant attendue.

Destins collectifs et mouvements d'ensemble:

(II,543-544) « En 1566, mais ce n'est pas la première alerte, les Juifs de Milan sont contraints à porter le chapeau jaune».

«En Espagne et au Portugal, des siècles durant, la coexistence a été la règle. Au Portugal, une des réclamations populaires les plus fréquentes concerne l'obligation faite par le Pape aux juifs – qui ne l'observent pas - de porter des marques distinctives sur leurs vêtements, pour empêcher, disent même les Cortès de 1481, les tentatives de séduction dont les juifs sont coutumiers à l'égard des femmes chrétiennes.»

Pourquoi Braudel s'interdit-il ici une comparaison avec l'actualité proche (la première édition de la «grande Méditerranée» date de 1949)? C'est qu'il propose par la suite une explication «matérialiste», par l'économie qui porte la question hors de la sphère morale:

(II,560) «Si l'on met en forme de tableau chronologique la liste des persécutions, massacres, expulsions et conversions forcées qui sont le martyrologue de l'histoire juive, une corrélation se marque entre les mouvements de la conjoncture et ces mesures féroces. Celles-ci sont toujours sous la dépendance des intempéries de la vie économique, elles les accompagnent. Ce ne sont pas seulement les hommes, les princes, ou les “pervers” dont il ne s'agit pas de nier le rôle, qui mettent fin aux facilités et aux splendeurs des juiveries occidentales en Angleterre (1290), en Allemagne (1348-1375), en Espagne (pogrome de Sévilleet conversion forcée en 1391), en France (expulsion définitive des juifs de Paris en 1394). La culpabilité majeure est celle de la récession entière du monde occidental. Sur ce point, aucune discussion ne me semble possible.»

(II,561) «Tout cela, jusqu'à l'évidence, relève de la conjoncture.»

(II,563) «Le destin juif ne peut se peser hors du contexte de l'histoire mondiale, hors de l'histoire du capitalisme …»

S'il établissait une comparaison entre le chapeau jaune et l'étoile jaune, Braudel risquait de paraître expliquer le génocide juif comme il explique les persécutions du XVIe siècle, par la seule économie, en déculpabilisant le nazisme. Le refus de la comparaison anachronique est d'ailleurs, ensuite explicite, lorsqu'il est question des persécutions et expulsions en Espagne:

(II,563) « La difficulté majeure ? ne pas glisser dans ce débatpassionné les sensibilités, les vocabulaires, les polémiques d'aujourd'hui, ne pas croire au langage simplificateur des moralistes, traçant leur ligne étroite de partage entre les bons et les mauvais, le bien et le mal. Je me refuse à considérer l'Espagne comme coupable du meurtre d'Israël. Quelle serait la civilisation qui, une seule fois dans le passé, aurait préféré autrui à soi-même? Pas plus Israël, pas plus l'Islam que les autres! Je dis cela sans passion particulière, étant l'homme de mon temps et, quoi qu'il arrive, en faveur de ceux qui souffrent dans leur liberté, leurs corps, leurs biens, leurs convictions. Donc ici, dans le cadre de l'Espagne, je suis en faveur des juifs, des conversos, des Protestants, des alumbrados, des morisques… mais ces sentiments auxquels je ne puis échapper n'ont rien à voir avec le vrai problème. Parler à propos de l'Espagne du XVIe siècle de “pays totalitaire”, voire de racisme, n'est pas raisonnable.»


Sommaire de L'histoire au risque du hors-temps.

Sommaire de Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps.


Pages associées: Histoire, Littératures factuelles, Genres historiques, Anachronisme, Anachronie, Analogie.



[i] Cette expression shakespearienne est proposée par Nicole Loraux dans «Éloge de l'anachronisme en histoire», revue Le genre humain n°27, éditions du Seuil, 1993, p23-39; repris dans Les voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, numéro commun EspacesTemps Les Cahiers n°87-88 et CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 2005, p128-139.

[ii] Nicole Loraux, «Éloge de l'anachronisme en histoire», Les voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, numéro commun EspacesTemps Les Cahiers n°87-88 et CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 2005, p128.

[iii] Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p53-68.

[iv] Nicole Loraux, «Éloge de l'anachronisme en histoire», Les voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, numéro commun EspacesTemps Les Cahiers n°87-88 et CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 2005, p129.

[v] Lucien Febvre, Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle : la religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, coll. «L'Évolution de l'humanité», 1942, repris en format poche, 2003.

[vi] Cité par Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p58.

[vii] Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p58.

[viii] Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p65.

[ix] Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p63-64.

[x] Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p66.

[xi] Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p67-68.

[xii] Paul Carmignani, «Le temps impérieux du récit. Réflexions sur la narrativité historique», Autour de Fernand Braudel, sous la direction de Paul Carmignani, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2002, p162.

[xiii] Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p293.

[xiv] Damourette et Pichon, cités par Christian Touratier, Le Système verbal français, Paris, Armand Colin, 1996, p112.



Bérenger Boulay

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Dernière mise à jour de cette page le 22 Décembre 2011 à 21h56.