Atelier

Achille et la tortue : quelques considérations (intempestives) sur la périodisation de la littérature

Emmanuel Bouju, Groupe phi, CELAM.

in Francine Dugast et Michèle Touret dir., Le temps des lettres : quelles périodisations pour l'histoire de la littérature française du vingtième siècle?, Rennes, PUR, Interférences, 2001.


Toucher à notre idée de l'univers, pour ce petit morceau de ténèbres grecques ? demandera mon lecteur

J.L. Borges («La Course perpétuelle d'Achille et de la tortue», Discussion)

On connaît le paradoxe de Zénon d'Elée : Achille peut bien courir plus vite que n'avance la tortue, il ne peut la rattraper, car lorsqu'il atteint le point où celle-ci se trouvait auparavant, elle s'est déjà déplacée. Continuité du mouvement, mais divisibilité à l'infini par sa segmentation spatio-temporelle : c'est sur ce point que joue le paradoxe.

On connaît les réfutations du paradoxe. Réfutation pratique par l'évidence (Diogène le Cynique) : cessons de segmenter et rattrapons la tortue. Réfutation mathématique, à partir de Descartes et du calcul des suites : pour les Grecs, le nombre infini de segments parcourus rend impossible de concevoir scientifiquement que l'ensemble soit une distance finie; pour Descartes (lettre de juin 1646 à Clerselier), c'est une simple question de série infinie convergente. Le simple fait d'aller plus vite que la tortue suffit.

Mais Bergson, dans La Pensée et le mouvant, reprend le paradoxe pour marquer sa valeur, non pas au regard du trajet d'Achille (trajet infini pour Zénon, fini pour Descartes), mais au regard de la représentation du mouvement : indépendamment de sa résolution mathématique, ce paradoxe montre (par l'absurde) que diviser le mouvement ne rend pas compte du mouvement lui-même (étendre la divisibilité de l'espace à l'acte même de se mouvoir a bien pour effet de rendre l'acte impossible, contre toute évidence).

Bergson poursuit longuement sa démonstration, mais je m'arrêterai ici : car c'est en cela que le paradoxe de Zénon permet d'évaluer ce qui se joue dans le travail de périodisation de la littérature - quitte à jeter sur elle, par trois considérations intempestives, quelque “ombre de tortue”.

Première considération : Achille en pièces / critique de la segmentation.

Comme l'indique Michel de Certeau dans L'écriture de l'histoire[i] :

L'historiographie sépare d'abord son présent d'un passé. Mais elle répète partout le geste de diviser. Ainsi sa chronologie se compose de “périodes” entre lesquelles se trace chaque fois la décision d'être autre ou de n'être plus ce qui a été jusque-là (la Renaissance, la Révolution). [...] La coupure est donc le postulat de l'interprétation (qui se construit à partir d'un présent) et son objet (des divisions organisent les représentations à ré-interpréter).

L'historiographie littéraire ne fait pas exception : tout comme l'acte qui consiste à diviser le mouvement d'Achille, l'opération de découpage du tissu littéraire est une pétition de principe qui instaure dans le mouvement multiple et continu des œuvres une segmentation arbitraire. Double segmentation même, comme celle du mouvement d'Achille: dans le temps et dans l'espace.

La périodisation littéraire, tout d'abord, tend à remplacer l'écart ou la parenté des formes par un régime apparemment peu pertinent de hiatus ou d'identités d'ordre temporel. Il y a là, semble-t-il, une lutte contre l'évidence Pourquoi réunir dans une même division du temps littéraire des œuvres aussi dissemblables que Gilles, Les grands cimetières sous la lune et Tropismes? Pourquoi, à l'inverse, mettre Achille en pièces en considérant qu'un Eluard, un Céline, un Claude Simon ont pu écrire sous deux ou trois périodes littéraires distinctes ? Doit-on postuler un cours linéaire du temps littéraire quand la nouveauté des formes recouvre un travail de réappropriation des modèles anciens ? Quand la génération de 1927, en Espagne, réinvente le góngorisme, elle court en spirale : que devient l'histoire quand les successeurs reviennent aux choix formels des prédécesseurs ?

Dans ce champ de la littérature, les mouvements sont démultipliés, les vitesses variables, les retours en arrière fréquents. Même la question de la contemporanéité pose problème en littérature : pour une part elle appartient à une temporalité externe par les dates de socialisation du texte (manuscrit, édition, traductions, réception); mais pour une autre, elle relève d'une temporalité interne d'un ordre différent – où l'on est contemporain d'un écrivain antique mais pas de celui qui publie chez le même éditeur au même moment. Ainsi par exemple du grand poète russe Ossip Mandelstam – que Char ou Celan ont plus tard traduit : réécrivant les Tristia dans la Russie des années 1920, il est le contemporain à la fois d'Ovide et de Maïakovski, comme des “confections moscovites” et de Staline.

Il est temps que vous le sachiez, je suis moi aussi un contemporain,

Je suis un homme de l'époque des confections moscovites,

Regardez comme ma veste bâille,

Comme je sais marcher et parler !

Essayez donc de me séparer du siècle,

Je vous le garantis, vous vous casserez le cou !

(«Minuit dans Moscou»)[ii]

C'est dans cet écart, dans la volonté farouche de tenir ensemble les deux fils du temps - jusqu'à écrire ses distiques sur Staline - qu'il se condamne à mourir, “ours aux arrêts”, persécuté par son époque, et qu'il survit en même temps dans la littérature.

Le temps de Mandelstam, le temps de la littérature est - comme dirait Valéry - “immobile à grands pas”. Mais cette ambiguïté est liée à sa condition historique particulière. Car l'historicité de l'œuvre littéraire est double essentiellement : d'un côté une historicité interne, qui vient de ce que l'œuvre redéfinit, à chaque fois, le rapport du texte individuel au passé de la tradition; de l'autre une historicité externe, qui s'établit par l'histoire de la réception de l'œuvre, et qui s'articule à une historicité plus large du système littéraire dans lequel elle s'inscrit. Cette dualité reproduit précisément l'objection bergsonienne : doit-on considérer le mouvement d'Achille dans la distinction des segments spatio-temporels qui le séparent de la tortue, ou considérer la continuité du mouvement à chaque instant ?

Le sort de la périodisation est lié à cette distinction, qui reproduit en quelque sorte l'écart entre condition et conscience historiques[iii] : la périodisation est du côté de la conscience historique du littéraire, plus que de sa condition. Organiser des courses d'Achille et de tortue, ça n'est pas très naturel... mais c'est formateur pour l'esprit : le recours à des schèmes de séparation et à une vectorisation du temps littéraire est une contrainte de représentation qui s'exerce sur la littérature, à des fins heuristiques.

Comme tout modèle historiographique néanmoins, la périodisation n'est pas neutre quant à la représentation de son objet - qu'elle construit autant qu'elle le présuppose. Ainsi double-t-elle le découpage du temps d'une segmentation des lieux littéraires (au sens large) susceptibles de lui servir de supports.

Segmentation spatiale et linguistique, tout d'abord, qui privilégie essentiellement la dimension nationale - bien que la littérature repose largement sur des espaces multiples coexistants : ceux des échanges internationaux, comme ceux des diverses communautés socio-culturelles sur lesquelles s'articule son champ symbolique. Ici, la considération comparatiste semble inévitable : pas seulement pour ouvrir les verrous de l'espace et de la langue, mais aussi pour inciter l'historiographie littéraire à se confronter à la périodisation des autres systèmes symboliques (arts, politique, société...).

Segmentation générique (et sous-générique), d'autre part, nécessaire pour réduire la force d'imposition globale des repères qu'exerce la périodisation sur l'espace littéraire.

Mais le problème est plus large et profond, jusqu'à toucher, peut-être, à l'aporie : peut-il y avoir autre chose qu'un repère individuel / universel de la création littéraire ? Ce principe d'un cours commun de la création, sur lequel se fonde l'historiographie littéraire, est-il autre chose qu'une pétition de principe ? De quelle extension cette communauté des pratiques peut-elle être ? Dans quelle mesure est-elle vérifiable ?

Le geste de la périodisation est un pari heuristique lié à la globalisation et à l'axiologisation du fait littéraire, et qui se justifie par la pertinence des écarts qu'il révèle. Car de même que le paradoxe de Zénon correspond à l'histoire de sa contestation, de même la périodisation prend toute sa valeur dans ce qui la conteste, la déborde, lui fait défaut. Elle n'est légitime qu'à condition de demeurer consciente de ses conditions de possibilité, et d'intégrer sa propre critique.

Deuxième considération : Achille et les articulations, ou les périodisations croisées.

Reprenons le paradoxe, mais en faisant cette fois courir Achille et la tortue sur un stade: Achille peut bien rattraper la tortue à chaque tour, il ne cessera pour autant de la poursuivre. Si l'on se souvient que periodos signifie circuit, on peut retrouver cette circularité temporelle dont la littérature est souvent proche: la notion insisterait sur la périodicité du temps, sur la répétition des phases qui le scandent.

On retrouve là le double principe de la périodisation: la différence et l'unité, l'articulation des périodes par écart et répétition. D'une part le changement qui sépare, d'autre part la durée qui unit. La notion d'“époque” est complémentaire de la circularité de la période : l'épokhè, suspension du temps, arrêt, insiste sur l'unité du temps compris entre deux phases de renouvellement. La “délimitation des époques”, l'Epochenschwelle dont parle Hans Robert Jauss après Hans Blumenberg[iv], est ainsi liée à l'idée de tournants historiques (les “seuils d'une époque” de Jauss), qui redéfinissent les équilibres du système, le redistribuent pour une certaine durée.

Les différents types de périodisation intègrent ce schéma – dont il importe de comprendre les implications.

C'est le cas, d'abord, des périodisations que j'appellerais “endogènes” – qui reposent d'emblée sur la considération d'un changement supposé spécifique à la littérature –, et dont les modèles principaux dépendent des supports qu'ils privilégient.

La périodisation peut ainsi privilégier les articulations – comme l'histoire littéraire a pu longtemps le faire en se réglant sur la fonction magistrale des exempla que sont les “chefs-d'œuvre”. Les périodes se définissent par l'apparition d'œuvres appelées à devenir modèles, et la périodisation consiste à délimiter la portée relative de ces œuvres dont la collection forme une série historique. Mais sur quels critères s'appuyer – qui ne relèvent pas du pur arbitraire ?

L'histoire de cette forme de périodisation est symptomatique de cette difficulté cruciale. Elle est d'abord revue et corrigée par l'évolutionnisme des formalistes russes : certaines œuvres (inaugurales, devenues modèles communs) définissent la ligne de crête d'une période marquée par l'assimilation de ces formes nouvelles, par la normalisation de l'écart – avant que de nouvelles formes ne viennent marquer une autre rupture. Mais, outre l'écueil d'une valorisation inconditionnelle de la nouveauté, cette théorie se heurte toujours au problème de l'évaluation de l'écart. Aussi subit-elle une seconde révision par la théorie de la réception de Jauss et la notion d'“horizon d'attente” (au regard duquel se mesure l'écart esthétique d'une œuvre). La révision est considérable, puisqu'elle déplace l'historicité de la littérature du côté de la réception: comme l'indique Jauss, la “multiplicité hétérogène”, le shaped time de la production, se recompose “en l'unité d'un horizon commun” – comme le ciel réunit à chaque instant une multitude d'étoiles éloignées dans le temps[v]; et c'est la variation de cette unité qui définit le seuil d'une époque.

Ce faisant, Jauss ne conserve qu'avec beaucoup de difficultés la perspective de la production – qui demeure, à côté de la diachronie de la réception des œuvres, comme “la succession des systèmes synchroniques” d'une littérature[vi]. Et cela a deux conséquences : soit la démultiplication indéfinie des périodisations, réduites à la réception des œuvres considérée (ce qui est la conséquence logique de la critique des chefs-d'œuvre et de leur historicité propre); soit la périodisation par démultiplication des coupes synchroniques (au regard desquelles on peut placer Achille et tortues). On en revient, sous une autre forme, au point de départ : si l'on cherche à conserver l'ambition d'une périodisation globale d'une littérature, alors comment choisir les moments-clés qui permettent d'opposer les coupes synchroniques ? à quoi reconnaît-on le seuil d'une époque ? Le recours à des indices de changement (première reconnaissance publique des œuvres de rupture, ou imitation d'une périodisation historique générale) ne supprime pas le geste arbitraire d'un découpage, tout en se fondant sur des périodisations préalables...

Et surtout, on court le risque de ne conserver qu'une périodisation de la réception de la littérature. Une périodisation au second degré, en quelque sorte, puisque la périodisation est elle-même un fait de réception, et qu'elle s'appuie sur des indices qui relèvent eux-mêmes de la réception... La périodisation d'une littérature nationale par une autre est d'ailleurs exemplaire de la nature conventionnelle de la périodisation. Après tout, le paradoxe de Zénon importe peu à Achille, et encore moins à la tortue : il ne concerne que ceux qui comparent leur course.

Peut-être faudrait-il donc, pour conserver l'ambition d'une périodisation de la production elle-même, déplacer la perspective vers une position moins tranchée sur le plan des articulations (conçues comme un ensemble d'indices, qui touchent à la fois aux œuvres spécifiques, à leur réception, au lien avec des périodisations externes...), mais qui vise à la définition d'une unité interne de la période : une époque au sens de l'histoire de l'art, ces moments où Achille et la tortue, entre deux dépassements, semblent comme suspendus dans les airs...

On retrouve là, sans doute, une méthode ordinaire : la considération des mouvements, des courants, à défaut des tendances principales de création. C'est-à-dire une méthode exemplaire des difficultés de cet “unitarisme” historiographique. Sur quoi précisément le fonder ?

Ce type de périodisation se heurte ainsi à un double écueil particulièrement éclairant :

- premier écueil, un effet de relativisme – un effet de perspective lié au point de vue adopté : la périodisation est tributaire d'une axiologie rétroactive et d'une téléologie globale. Mais cela traduit bien le fait qu'une histoire de la littérature rend autant (sinon plus) compte de la représentation actuelle du littéraire que de son état passé : elle oblige au dévoilement d'une idéologie présente du littéraire, et à la conscience de l'arbitraire du jugement.

- second écueil, un effet “holistique” – pour reprendre une terminologie des sciences sociales, qui distinguent entre holisme (l'idée que le tout est différent de la somme des parties) et individualisme méthodologiques : l'unité de l'époque repose sur le pari d'une communauté de création. Question éminemment problématique, dont la difficulté réside dans l'écart entre une approche externaliste facilement socialisable et périodisable (sociologie du champ littéraire, histoire du livre, réception à court terme) et une considération de la liaison des textes eux-mêmes : la question d'un cours commun de la création, d'une évolution d'ensemble (des choix poétiques, des relais intertextuels, de l'imaginaire fictionnel, etc.) est liée au problème des corpus de référence (plus ou moins larges) et de leur traitement, à la considération des cas particuliers au regard des normes générales, etc.

C'est, pour moi, le cœur du problème : la possibilité même d'évaluer une communauté des pratiques créatrices en littérature, autrement qu'en déplaçant l'observation vers les effets de champ ou les faits de réception. Cela suppose des procédures statistiques très fines, fondées sur le traitement de corpus d'ampleurs diverses, et qui prennent en compte des mesures de temps. Peut-être faudrait-il même renverser le mouvement traditionnel de l'historiographie littéraire : au lieu de partir de cas d'exception pour les faire servir de modèles à une création foncièrement plurielle, partir d'évolutions globales pour définir les exceptions et comprendre ce qu'elles manifestent d'élargissement des lieux communs de la littérature; la modélisation préalable la plus large possible (jusqu'aux frontières de la paralittérature), pour mettre à jour les cas particuliers – normes et marges se définissant mutuellement et définissant par leur croisement les lieux d'évolution de la communauté. Car ce qui importe, ce n'est pas tant de savoir si Achille va rattraper la tortue, que de comprendre comment les deux peuvent bien courir ensemble, en un même lieu, à des vitesses si différentes; et comment cette coexistence mobile définit précisément l'espace et le temps de leur course...

A ce titre, j'accorderais une valeur heuristique particulière aux périodisations “exogènes” – qui s'inspirent de modèles historiographiques autres que littéraires – dans la mesure où elles fonctionnent d'emblée comme des hypothèses de travail liées à une communauté des pratiques de création.

La première de ces périodisations correspond au décalque des périodes conventionnelles du calendrier. Le “siéclisme” par exemple a au moins le mérite de reconnaître son arbitraire et donc la récusation ou la remotivation de l'extérieur. L'usage plus fin qui est fait des décennies traduit quant à lui la ductilité possible de ces repères, selon les hésitations du temps littéraires et le croisement de sous-périodisations décalées : ainsi par exemple des “années 1930” et de la façon dont une histoire comparatiste peut en faire varier les points d'articulation (1933, 1936, 1939) selon les lignes génériques et les espaces nationaux, sans être dupe pour autant de ses choix d'interprétation.

Je rattacherais à cette méthodologie une version de la périodisation, plus complexe et injustement décriée, qui s'appuie sur la notion de génération[vii] : cette notion permet de définir une communauté de création à partir d'indices de champ (dates des publications, carrières, réception...), mais cherche à évaluer la pertinence de son principe de sélection en interrogeant les fondements, les dimensions et le devenir de cette communauté à travers la comparaison des œuvres. La souplesse d'usage de la notion est sensible notamment dans l'historiographie littéraire espagnole, qui a pris l'habitude de cette façon de croiser des lignes de périodisation diverses : en particulier en confrontant l'une à l'autre la périodisation générationnelle (1898, 1927, années 1950, puis 1975-1980) à la périodisation héritée de l'historiographie générale (la guerre civile, la transition démocratique).

Or c'est justement ce dernier type de périodisation – par la confrontation à l'historiographie générale – qui constitue le défi le plus cohérent lancé à l'étude du temps littéraire. Le risque est grand, sans doute, de ne faire du modèle historique qu'un moyen d'accroche, une segmentation semi-arbitraire qui se vérifie plus ou moins, notamment par un effet de sélection par l'hypothèse. Mais si la confrontation est traitée avec rigueur, elle est des plus recevables : elle oblige à penser la liaison qui conduit d'une approche externaliste à une étude textuelle; elle définit des changements de rythme à l'intérieur du temps littéraire lui-même; et elle affiche le geste de découpage arbitraire d'un tissu continu, pour mieux marquer la possibilité d'une temporalité de la littérature à la fois autonome et non-indifférente aux autres historicités. Ecarts, décalages, prise de distance volontaire : la confrontation des périodisations peut permettre de mieux définir les rythmes propres et fluctuants de la littérature.

Troisième considération (et conclusion) : Achille à quatre pattes, ou les règles du jeu de la périodisation.

Le geste de périodisation de la littérature n'est donc légitime qu'à condition d'être conscient des principes qui le contraignent, et des façons de les faire jouer sans trahir l'esprit de la littérature. Pour simplifier, j'en distinguerais quatre.

Le premier de ces principes est un principe d'axiologie : toute périodisation est une axiologie a posteriori du passé littéraire; elle se fonde sur une différenciation systématique des valeurs liées aux objets qu'elle vise, à partir d'une échelle définie au moment présent.

Elle court donc le double risque d'une trop forte normativité :

- risque de la normativité liée à la différenciation des temps : les formes possibles de changement (ruptures, transitions, pauses) recouvrent une représentation du jeu intertextuel en termes d'évolution (inventions, transformations, imitations), et en termes de devenir quasi-biologique (origine, développement, fin); soit un risque de sur-valorisation de l'écart dans la définition de la période (au détriment des continuités profondes), et de fantasmatique de l'origine.

- risque de la normativité liée à la différenciation des objets : la sélection des œuvres (sur laquelle se fonde la modélisation des périodes) est un acte dont la pertinence opératoire ne doit pas masquer la foncière relativité : la justification de ces choix est moins à chercher dans le passé observé que dans le présent de l'observation.

Il ne s'agit donc pas de prétendre neutraliser ce principe axiologique – ce qui serait illusoire –, mais de le maîtriser : en reconnaissant dans l'acte de périodisation un acte de réception comme un autre, et en l'assortissant d'une analyse critique des critères présents du jugement.

Car de même que du terme de la course dépend la vertu du paradoxe, de même la périodisation se définit par sa fin : le deuxième principe est un principe de téléologie – sur lequel se règle naturellement l'axiologie du temps.

Ce principe est double, encore :

- il recouvre une téléologie partielle, dans la mesure où une période se définit autant par celle qui lui succède que par celle qui la précède : pas d'unité possible sans cette double définition – ce dont rend compte le problème même de la périodisation du contemporain (ou la tentation, pour y remédier, de recourir à des catégories sans devenir, du type “post-modernité”).

- il se règle aussi sur une téléologie globale : la chaîne des périodes est arrimée à son terme, au présent de la littérature à partir duquel elle se fabrique.

D'une certaine façon, le mouvement logique de la périodisation est un mouvement à rebours : la vectorisation chronologique n'est qu'une reconstitution historiographique abstraite. On échappe donc difficilement à la téléologie de la périodisation – ou, au mieux, à son effet téléologique; mais on peut justement en limiter la prégnance, par un recours plus fréquent à une double vectorisation : remonter d'une période à la précédente, pour comprendre leur délimitation réciproque; et définir conjointement passé et présent de la littérature.

Il faut bien, ainsi, faire jouer les articulations, car le troisième principe contraignant est un principe d'unification : la période est d'abord un schème d'unification du divers littéraire; pour rendre justice à cette diversité, il est sans doute nécessaire de limiter la violence qu'exerce sur elle la périodisation, et recourir à des périodisations multiples.

Peut-être peut-on s'inspirer en ce sens de la notion, évoquée par Ricœur à propos de Husserl[viii], du “tuilage des temps” : le temps de la littérature se règle sur la superposition de devenirs multiples à dimensions variables, comme par tuilage. L'unification qu'accomplit la périodisation doit s'établir dans la comparaison des divers temps du littéraire.

Mais qui dit comparaison de temps multiples, dit vitesses que définit la différence des temps. Or le dernier principe auquel on se heurte est un principe d'immobilisation – cette tendance à figer le temps en période, cette segmentation dont le paradoxe de Zénon dénonce en creux les illusions.

On peut donc lui opposer la notion de vitesse : la différence des périodes est plus une question, pour la création, de changement de son rythme que de sa nature (accélération au seuil d'une époque, ralentissement ultérieur). C'est la vitesse qui peut permettre à la différence des œuvres d'être ordonnée en périodisation, et qui fait que l'écart entre la tortue et Achille n'est qu'une question de temps.

Après tout, si la tortue est si lente, c'est simplement parce qu'Achille est beaucoup plus rapide; mais pour ce qui est de la carapace, elle n'a rien à lui envier...



[i]

L'écriture de l'histoire, Gallimard NRF, Paris, 1975; p. 10

[ii] in Tristia et autres poèmes, nrf-Poésie, Gallimard, Paris, 1982; p. 153.

[iii] cf Paul Ricœur, Temps et Récit,, III. Le temps raconté, Seuil, Paris, 1985; p. 151.

[iv] in “Histoire de la littérature”, Pour une esthétique de la réception, Tel, Gallimard, Paris, 1978; p. 71.

[v] Ibid., p. 70.

[vi] Ibid., p. 63.

[vii] Notion dont Ricœur rappelle l'importance dans l'historiographie depuis Dilthey (Temps et Récit, id. p. 163), et qu'il précise ainsi : “La tradition est à rapprocher de la suite des générations : elle souligne le caractère hyper-biologique du réseau des contemporains, des prédécesseurs et des successeurs, à savoir l'appartenance de ce réseau à l'ordre symbolique. Réciproquement, la suite des générations fournit à la chaîne des interprétations et réinterprétations l'étayage de la vie et de la continuité des vivants.” (Ibid., p. 331).

[viii] Ibid., pp. 191-192.



Emmanuel Bouju

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 10 Février 2008 à 14h52.