Atelier




À quoi les textes de théâtre sont-ils bons?

Une proposition d'Alain Badiou

par Marc Escola

(Note de lecture)


Dossier Théâtre.




À quoi les textes de théâtre sont-ils bons?
(Note de lecture)


Dans un entretien public avec Nicolas Truong, mené en juillet 2012 dans le cadre du «Théâtre des idées» du Festival d'Avignon et ultérieurement publié sous le titre Éloge du théâtre (Flammarion, 2013), le philosophe Alain Badiou revient sur quelques-unes des «thèses» qui forment sa Rhapsodie pour le théâtre (1990), désormais rééditée dans la collection «Perspectives critiques» des Presses Universitaires de France (2014).


Badiou y invite notamment à «situer» le théâtre entre l'immanence des corps et la transcendance de l'image présente, soit: entre la danse et le cinéma (ou la vidéo) — en souhaitant «qu'il ne soit absorbé ni par l'une ni par l'autre» (p. 57): «l'exploration de ce dont une image est capable […] ne contraint nullement le théâtre à s'identifier à la production des images» (p. 56); «la question du théâtre ne saurait être de savoir de quoi un corps est capable» (p. 55).


Mais qu'est-ce qui peut bien garantir l'autonomie du théâtre s'il se trouve sans cesse menacé de s'abîmer dans la puissance de l'image ou de céder au mouvement propre des corps? Entée sur une double exclusion, la réponse du philosophe fournit une réponse à la question régulièrement soulevée : le théâtre peut-il se passer d'un texte?


Le théâtre est, par lui-même, quelque chose de toujours impur, une donnée hybride. Cette hybridation ne se confond pas avec la puissance propre de chacun des arts qui la composent, l'immanence des corps d'un côté, la transcendance de l'image de l'autre. Je pense ainsi que l'existence d'un texte, au théâtre, est un support nécessaire, même s'il existe empiriquement de très beaux spectacles sans texte. Le texte est en effet la garantie ultime que le théâtre n'est absorbé ni par la danse ni par l'image. C'est ce qui le maintient dans cet entre-deux, avec des mouvements oscillant tantôt du côté de la fascination pour l'image, tantôt du côté de l'énergie contagieuse des corps. Le texte est l'ordre symbolique auquel le théâtre se raccroche pour traiter, dans son élément propre, les inévitables négociations avec le corps dansant et avec l'imagerie spectaculaire. […].

Je ne veux pas opposer corps et texte: je pense que le corps est décisif au théâtre mais que le texte fonctionne comme une garantie symbolique que le théâtre ne sera pas absorbé par des zones où commandent des arts qui ont eux aussi à conserver leur indépendance. C'est ainsi que s'explique qu'au long cours ce qui reste du théâtre, ce sont les textes. Les spectacles, résultats de négociations entre la symbolique du texte, le réel des corps et l'imagerie, sont éphémères, puisque ces négociations sont chaque soir remises en jeu. Le théâtre a lieu et il n'en reste que l'armature symbolique à partir de laquelle il a été possible de négocier en toute indépendance avec des zones étrangères, quoique requises.

Évidemment, c'est une forme de modernité que de revendiquer l'éphémère et de désirer la disparition. On peut vouloir que “théâtre” veuille dire: ce qui n'a lieu qu'une fois, et après doit mourir. Mais je suis convaincu que le théâtre peut et doit demeurer dans le retrait symbolique que constitue un texte, et à partir duquel ce qui a disparu en effet, la représentation, le spectacle, la négociation, peut être recommencé, ressuscité.

Cela ne veut pas dire que le texte doit être fétichisé et qu'il constitue l'essence du théâtre, mais qu'il demeure comme le trésor symbolique, comme garantie passée que le théâtre a eu lieu et aura lieu. Voilà pourquoi l'entre-deux théâtral me semble suspendu au texte. Il s'agit, tout simplement, de l'éternité du théâtre. (p. 58-59).



Pages associées: Théâtre, Texte, Danse?, Cinéma.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Avril 2017 à 20h26.