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Shakespeare et le genre (Société Française Shakespeare, Paris)

Shakespeare et le genre (Société Française Shakespeare, Paris)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Société Française Shakespeare)

Shakespeare et le genre

La Société française Shakespeare a été fondée en 1975. La même année, Juliet Dusinberre publiait son ouvrage Shakespeare and the Nature of Women. Dans son sillage, des critiques ont commencé à interroger la notion de genre dans l’œuvre de Shakespeare et de ses contemporains, mettant en lumière ses aspects poétiques, discursifs, politiques et performatifs, qui contribuent à faire encore et toujours de Shakespeare notre contemporain. Aujourd’hui, à la suite des scandales #MeToo et de son pendant français, #BalanceTonPorc, dans un climat délétère où des politiques et des commentateurs nous alertent sur le prétendu danger posé par les études de genre, et en viennent même à vouloir légiférer pour les interdire, il est plus que jamais nécessaire de se ressaisir de la question du genre dans les œuvres de Shakespeare et de ses contemporains, qui explorent des sujets comme  la domination, les violences sexuelles, et la guerres des sexes. Si la notion de genre est politique et culturelle, l’œuvre des dramaturges élisabéthains et jacobéens l’est tout autant. 

Shakespeare n’a de cesse d’interroger cette notion complexe et mouvante. La scène est à la fois un lieu de confrontation de différents modèles et représentations des genres portés par des personnages, et celui, par excellence, d’une mise en jeu et d’une réinvention du / des genre(s). Par le biais de jeux de travestissement (La Nuit des rois, Comme il vous plaira), ou de discours misogynes (Hamlet, La Mégère apprivoisée, Othello), en passant par des tragédies matricielles (Le Roi Lear, Macbeth, Le Conte d’hiver), Shakespeare a montré la porosité des différences genrées et interrogé leur rôle dans la construction d’une identité sur la scène, anticipant en cela l’idée de genre « performatif » défini par Judith Butler. La pratique du théâtre élisabéthain elle-même invitait les spectateurs à concevoir la performativité du genre, puisque tous les rôles étaient joués par des hommes ou des garçons, et les jeux de mots grivois que l’on retrouve dans de nombreuses pièces montrent combien les dramaturges de l’époque pouvaient exploiter l’homoérotisme latent dans l’action dramatique.

La labilité du genre est également présente dans les poèmes de Shakespeare : les Sonnets semblent s’adresser tantôt à un homme, tantôt à une femme, avec une réversibilité et/ou une confusion entre ce qui paraît correspondre culturellement au masculin ou au féminin ; dans Vénus et Adonis, le poète dépeint un désir féminin conquérant, agressif. Dans les poèmes comme dans certaines pièces  apparaissent des figures d’hermaphrodites et d’androgynes (ainsi Ganymède dans Comme il vous plaira), alors répandues à travers l’Europe. L’œuvre de Shakespeare semble ainsi fréquemment remettre en cause l’hétéronormativité, et préfigurer la notion de « queer ». 

À bien des égards, le jeu de Shakespeare avec les questions de genre deviendra illisible quelques décennies plus tard pour les spectateurs de la Restauration, inspirés par une poétique venue du Continent. Après 1660, la monarchie en Angleterre impose des comédiennes pour assurer les rôles féminins, et promeut l’adoption d’une esthétique et morale néo-classique, censée garantir les bonnes mœurs en séparant ce qui a trait au masculin et au féminin (deux notions que l’on commence alors à essentialiser).

Enfin, la confusion des genres sur le mode du monde à l’envers, évoquée par la référence à Hercule et Omphale dans Antoine et Cléopâtre, est aussi à l’origine d’une redéfinition de la masculinité. Dans Henry V et Coriolan, où la guerre prend des connotations homo-érotiques, le héros masculin se trouve mis à mal lorsqu’il est confronté à des femmes. Plus généralement, nombre de personnages peinent à se conformer aux attentes d’épouses, de pères et de mères qui leur transmettent une certaine idée de leur identité et font ainsi obstacle à son appropriation par les principaux intéressés (Henry V, Coriolan, mais aussi Juliette, Hero dans Beaucoup de bruit pour rien, la « mégère » Katherine, Lady Macbeth provoquant son mari trop peu « masculin »…). Si Shakespeare brouille les frontières entre les genres, il décline aussi autant de formes de masculinité et de féminité, de virilité et d’efféminement, qui peuvent avoir à faire à l’âge aussi bien qu’au sexe, suggérant que les identités genrées se déclinent au fil du temps et d’une vie. 

Certains auteurs ont estimé que Shakespeare et ses contemporains, qui ne faisaient pourtant jouer que des hommes, pouvaient écrire pour les femmes, et leur « parlaient », suscitant l’émotion. Ces stéréotypes n’ont pas manqué d’être remis en cause. En France, la question intrigue également, et les femmes s’emparent de Shakespeare, notamment après que Sarah Bernhardt a incarné Hamlet à la fin du XIXe siècle. Au XXe siècle, une metteuse en scène comme Ariane Mnouchkine expérimente également avec le genre dans ses Shakespeare (Richard II, La Nuit des rois, Henri IV…) dans les années 80, jouant notamment avec une esthétique orientale où le travestissement féminin joue un rôle structurant.

Outre-Manche, les troupes et les théâtres produisant des œuvres de Shakespeare se sont également saisis de la question du genre, la Royal Shakespeare Company ou le théâtre du Globe distribuant par exemple les rôles sans prendre en compte le genre des comédiens et des comédiennes dans de nombreuses productions récentes. Ainsi, les Roméo joués par des femmes et les Juliette par des hommes se sont multipliés, renouant non seulement avec certains aspects de la pratique élisabéthaine, mais aussi faisant écho à d’autres traditions, notamment les nombreuses adaptations de Shakespeare à l’opéra, comme dans I Capuleti e i Montecchi de Vincenzo Bellini (1830), où le rôle de Roméo est joué par une mezzo-soprano travestie, remplaçant les castrats du XVIIIe siècle désormais interdits. 

Naturellement, Shakespeare n’est pas le seul à s’intéresser à la question du genre dans la littérature de la première modernité. Nombreux sont ses contemporains qui mettent en scène le dialogue et le conflit entre les sexes, comme John Ford dans Dommage qu’elle soit une putain, John Webster dans La Duchesse d’Amalfi ou Le Démon blanc ; Elizabeth Cary dans La Tragédie de Mariam ; ou encore Thomas Dekker et Thomas Middleton dans Moll Cutpurse, parmi tant d’autresDans ce contexte culturel, ces œuvres entrent en résonance, s’éclairant mutuellement, à l’instar du jeu intertextuel entre Antonius de Mary Sidney et Antoine et Cléopâtre de Shakespeare. Plus généralement, ces œuvres prolongent et commentent la querelle des femmes tout en soulignant le contexte particulier des îles britanniques, où plusieurs reines se sont succédé sur les trônes d’Écosse et d’Angleterre, suscitant l’ire de pamphlétaires misogynes comme John Knox, père fondateur de l’Église réformée écossaise, qui publia en 1558 un brûlot contre le règne au féminin.

Ainsi, ce colloque s’intéressera à ce que Shakespeare et ces auteurs de la première modernité anglaise ont pu apporter à notre réflexion sur le genre, et comment leurs œuvres, mais aussi leurs diverses mises en scènes et leurs adaptations à travers les âges, continuent d’alimenter les recherches d’aujourd’hui. Il s’agira non seulement d’étudier le genre dans le monde de Shakespeare, mais également ce que Shakespeare et ses contemporains peuvent encore nous apprendre sur le genre aujourd’hui.

Si Shakespeare peut sembler incarner le canon et une autorité « masculine », son œuvre a aussi donné lieu à nombre de réécritures féministes qui ont remis en question l’opposition binaire entre « masculin » et « féminin », comme dans Emilia, une pièce sur Aemilia Lanyer écrite en 2018 par Morgan Lloyd Malcolm, et créée par une troupe exclusivement composée de comédiennes au théâtre du Globe cette année-là. La Royal Shakespeare Company (RSC) a également mis en avant des pièces proto-féministes de l’époque élisabéthaine et jacobéenne, notamment en 2013 dans une série intitulée « Roaring Girls » sous la responsabilité d’Erica Whyman, directrice adjointe de la RSC, avec des pièces de Thomas Dekker, Thomas Middleton, John Webster, et une œuvre anonyme, Arden of Faversham, mais aussi avec des créations contemporaines soulignant l’inventivité des femmes au théâtre, comme dans la comédie musicale Miss Littlewood (2018) écrite par Sam Kenyon.

Les propositions sur « Shakespeare et le genre » pourront aborder, entre autres sujets: 

La scène shakespearienne comme le lieu de représentations, mises en jeu, et redéfinitions du/des genre(s) ou des discours sur les genres

Le rôle des études de genre dans les études shakespeariennes, et le rôle du théâtre élisabéthain dans les études de genre

Les enjeux politiques et esthétiques du genre dans l’Angleterre de l’époque pré-moderne

La caractérisation du genre par le langage, l’écriture dramatique et dramaturgique

Les conceptions genrées de l’écriture poétique et dramatique à l’époque de  Shakespeare

Les adaptations et interprétations des œuvres de Shakespeare et de ses contemporains qui interrogent ou mettent en scène la question du genre du XVIe siècle à nos jours

La non-binarité dans le théâtre de Shakespeare et ses réécritures au cours des siècles, et les figures comme le castrat, l’hermaphrodite, l’androgyne, « queer » Shakespeare…

Merci de faire parvenir pour le 1er septembre 2021 votre proposition de communication (titre de la communication, mots-clés et résumé d’environ 300 mots) accompagnée d’une courte notice biobibliographique, à l’adresse suivante :

[congres2022@societefrancaiseshakespeare.org

Les réponses seront données le 30 septembre 2021.

Les communications seront d’une durée de 20 minutes. 

Comité d’organisation :

le bureau de la Société Française Shakespeare

Comité scientifique : 

Gilles Bertheau (Université de Tours) 

Yan Brailowsky (Paris Nanterre)

Line Cottegnies (Paris Sorbonne)

Armel Dubois-Nayt (Université de Versailles Saint-Quentin)

Louise Fang (Université Sorbonne-Paris Nord)

Claire Guéron (Université de Bourgogne)

Florence March (Université Paul Valéry-Montpellier)

Gordon McMullan (King’s College, London)

Anne-Marie Miller-Blaise (Sorbonne Nouvelle) 

Phyllis Rackin (University of Pennsylvania)

Catherine Richardson (University of Kent) 

Christine Sukic (Université de Reims Champagne-Ardenne)

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Bibliographie

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