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Satire et philosophie II (Nantes)

Satire et philosophie II (Nantes)

Publié le par Marc Escola (Source : Nicolas Correard)

Satire et philosophie II

Nantes Université, 26-27 janvier 2023

Les propositions (environ 300 mots), accompagnées d’un CV, doivent être adressées aux organisateurs :

nicolas.correard@univ-nantes.fr, a-marie.favreau-linder@uca.fr 

Date limite pour l’envoi des propositions : 15 juillet 2022  ; Réponses : 15 septembre 2022

 
Placé sous le signe de Démocrite, ce colloque organisé à Nantes fera suite au colloque « Satire et Philosophie I » (Université Clermont Auvergne, Clermont-Ferrand, 12-13 mai 2022), principalement consacré à l’Antiquité. Nous nous proposons d’interroger les relations multiformes entre discours satiriques et discours philosophiques dans le monde moderne, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Une telle périodisation est justifiée par les prolongements et parallèles possibles : jusqu’à la Révolution française, la philosophie se définit, même chez les novateurs, par référence aux auteurs, écoles et problématiques antiques, tandis que la satire reste une pratique littéraire bien identifiable. On entendra par là moins un genre défini, dont les délimitations sont sujettes à débat, qu’un mode de discours railleur, qui associe plus généralement une intentionnalité critique sérieuse et des procédés comiques visant à discréditer les cibles visées, allant de l’insinuation à la franche caricature ou à l’outrance débridée.

Un a priori pourrait nous laisser supposer une incompatibilité entre discours satirique et discours philosophique. Ce dernier n’implique-t-il pas de privilégier le sérieux sur le facétieux, les arguments logiques sur les arguments ad hominem, l’examen dépassionné plutôt que le recours aux émotions sur lesquelles joue volontiers le satiriste (le rire étant souvent l’autre versant d’une indignation, d’un mépris ou d’une colère) ? En somme, de suivre avec patience les « chaînes de raison », comme on le dira après Descartes, plutôt que d’agiter le « fouet » du verbe, pour reprendre une métaphore fréquemment convoquée par les satiristes ? Mais la distinction moderne entre la critique, activité noble, et la calomnie, pratique vicieuse, a elle-même son histoire, qu’il convient de retracer. Or, la raillerie, par sa vertu provocatrice, a longtemps joué un rôle indispensable pour le philosophe, qu’il s’agisse d’insinuer le doute ou de faire naître le questionnement, sous la forme de l’eironeia socratique ; de recourir à l’évidence, de mettre à bas l’imposture dans les discours aujourd’hui qualifiés (à tort ou à raison) de « diatribiques » ; voire de court-circuiter la logique et les normes admises par l’action violente du kynicos tropos, parole qui fait geste – un geste en forme de pied de nez. Faire honte à l’ignorance, au préjugé, ou à la superstition (dans l’épicurisme), n’est-ce pas le point de départ de la philosophie, particulièrement si l’on conçoit celle-ci comme mode de vie ? À l’inverse, l’excès de confiance intellectuelle, l’assurance de posséder des certitudes, voire la fixité du dogmatique s’accrochant à sa doctrine « comme à un rocher » au milieu des tempêtes (Cic., Aca. priora, II, iii, 8) se prêtent à la moquerie plus encore qu’à la réfutation : le rire est souvent une attitude plus efficace en guise de démystification. Si les Silles de Timon de Phlionte, le sceptique railleur, sont perdues, on ne s’étonnera pas que Sextus Empiricus ait développé le scepticisme sous la forme de traités « contre » les professeurs des autres disciplines, ni que la Renaissance ait été tentée de rapprocher les skeptikoi des skoptikoi (railleurs), comme l’écrit Henri Estienne dans l’épître préfaçant sa traduction latine des Hypotyposes pyrrhoniennes (1562), une dualité incarnée par des auteurs tels que Corneille Agrippa, Francisco Sanches, Montaigne ou plus tard Gassendi.

La polémique, plus généralement, n’est-elle pas inhérente à l’histoire de la philosophie ? Qu’on pense à la polémique des humanistes contre les scolastiques aux XVe et XVIe siècle, à la polémique des « novateurs » du XVIIe siècle contre les scolastiques et les humanistes, à la polémique des empiristes des Lumières contre les rationalistes de l’âge classique. Or, jusqu’à une date récente, les procédés de la satire sont abondamment mis à contribution par ceux-là même qui entendent philosopher sérieusement : Juan Luis Vives, avant d’esquisser une refondation du savoir, se livre dans le De causis corruptarum artium (1532) à de franches invectives en guise de pars destruens. Francis Bacon, au seuil de ses Essays (1597), exclut du champ de la philosophie légitime les railleurs spirituels (witty spirits), en les assimilant à Ponce Pilate qui avait demandé en riant au Christ ce qu’est la vérité, sans écouter la réponse (« Of Truth ») ; mais il ne se prive pas de caricaturer les chimères scolastiques ou la « paresse » sceptique par des images aussi fortes que réductrices. Puissant raisonneur, Hobbes a aussi été perçu à son époque, comme l’a rappelé un article séminal de Roger D. Lund (« The Bite of Leviathan », 1998), comme un piquant railleur visant les absurdités des autres philosophes, la superstition cléricale, et surtout la naïveté de ses contradicteurs. Au moment même où les sociétés et les académies savantes tendaient à exclure l’usage de la raillerie dans leurs législations, la passion du rire – manifestation de supériorité aristocratique sur la sottise – continue à déborder du cadre restreint que lui assignent les traités des passions. Même lorsqu’on raisonne de manière serrée, on s’échange des piques quand il ne s’agit pas de noms d’oiseau, comme le montrent par exemple les textes antagonistes sur la question de l’âme des bêtes, tels que ceux de Pierre Chanet et de Marin Cureau de la Chambre. Et si Pierre-Daniel Huet, dans un dédoublement intéressant, critique sur deux plans différents le cartésianisme, tantôt sérieusement (Censura, 1591), tantôt comiquement (Nouveaux mémoires pour servir à l’histoire du cartésianisme, 1593), on retrouve du sarcasme dans la réfutation, et des raisonnements sous-jacent à la plaisanterie.

Enfin, il faut se souvenir que l’ironie (dissimulatio) est aussi une manière de faire pièce aux pouvoirs et aux censures, dans des temps où un certain « art d’écrire » s’imposait face à des persécutions et répressions diverses. « Héroïque », iconoclaste ou simplement hérétique, Giordano Bruno en fait un usage massif. Depuis Jean-Pierre Cavaillé, de nombreuses analyses ont montré pourquoi l’insolence constituait le cœur de l’attitude libertine, la légèreté du ton – principe de mise à distance de l’autorité – n’étant pas moins criminelle, aux yeux des défenseurs et apologètes de l’ordre établi, que les idées audacieuses. C’est que l’ironie, mobilisant une réserve de sens qui est aussi un surcroît, ne permet pas seulement la simulation ou la dissimulation. Elle vaut stimulation : elle oblige à réfléchir, et a de fait moins à voir avec l’illogisme du mot d’esprit (privilégié par la thèse freudienne, ainsi que par la plupart des théorisations modernes du rire), qu’avec une condensation de raisonnements antérieurs, une forme d’accélération de la pensée, voire de calcul fulgurant, que pratiqueront Pierre Bayle et plus encore Voltaire. Combien d’enthymèmes sous un bon mot ?

Faut-il y voir une caractéristique de la philosophie française, liée à ce qu’on appelle, à partir de l’âge classique, l’« esprit français », qui valoriserait une forme de connivence et de fausse superficialité, de badinage plaisant et volontiers persifleur, merveilleusement pratiqué par les Fontenelle, les Boyer d’Argens, les Diderot, et autres démolisseurs des systèmes ? Nos satiristes sont aussi un peu philosophes : Mathurin Régnier et Boileau avaient bien lu Montaigne. Mais cette focale stylistique serait éminemment réductrice, tant, précisément, l’a-systématicité du rire, sa polysémie et son impossible clôture interprétative, font office de méthode. Et les noces de la philosophie et de la satire sont un phénomène bien plus général dans la République des Lettres. La grande philosophie sério-comique de la Renaissance, exprimée par Érasme, faisait déjà du rire satirique de Momus et de Démocrite la marque de la sagesse, et du paradoxe une pratique de provocation. On ne philosophe pas sans railler le théâtre du monde dans l’Espagne du Siècle d’or, sur le modèle de Gracián et d’Antonio López de Vega. La distribution de la satire philosophique, dans un champ polémique donné, montre par ailleurs qu’elle n’a jamais été l’apanage d’un camp : la raillerie (banter) et l’insinuation spirituelle (wit) caractérisent le discours des free-thinkers, de Blount à Hume en passant par Collins, mais elle est retournée contre eux par leurs pourfendeurs, tels Berkeley dans l’Alciphron (1732).

On ne cherchera pas, par ailleurs, à systématiquement identifier discours philosophique et discours satirique. Les cas de disjonctions sont non moins intéressants que les cas de conjonctions. Ils sont autant le fait de philosophes refusant de frapper au-dessous de la tête, lorsqu’ils débattent, ou se méfiant plus généralement des armes de la rhétorique et des séductions de la littérature – la raillerie pourrait de ce point de vue s’apparenter à une forme de sophisme absolu, un coup de force ou un coup d’éclat contre la vérité –, que le fait de satiristes se moquant des philosophes perdus dans les nuées… Les sarcasmes de certains Pères de l’Église, comme Tertullien ou Lactance, à l’encontre des sectes antiques ; les voix hostiles aux philosophi du XIIIe siècle, à l’époque de la proscription voulue par Étienne Tempier (1277) ; ou encore celles du parti « antiphilosophe » des Lumières, promptes à la moquerie facile, montrent que la satire de la philosophie est sinon un art, du moins un courant culturel récurrent. Moins hostiles que dubitatifs, les grands noms de l’humanisme, de Pétrarque à Leon Battista Alberti, ne cessent de satiriser les philosophes prétentieux qui, oubliant la leçon de Socrate, se perdent dans une idéalité abusive. Mais il y a justement une manière de se moquer de la philosophie qui est encore une manière de philosopher, comme chez Pascal, subtilement philosophe lorsqu’il est satirique dans les Provinciales, froidement ironique lorsqu’il est philosophe dans ses Pensées. Il est proche en cela de l’ensemble des moralistes de son époque, qui anatomisent lucidement l’humanité à travers ses vices et ses folies. Et il y a, chez les meilleurs satiristes, un goût du raisonnement qui peut paradoxalement rendre hommage à leur cible, plutôt qu’il ne la disqualifie : ainsi de John Eachard satirisant Hobbes (Mr. Hobbs’s State of Nature, 1672), de Gabriel Daniel satirisant Descartes dans son Voyage (1690), ou de Matthew Prior satirisant Locke (« A Dialogue between Mr. John Locke and Seigneur de Montaigne », 1717).

La satire de la philosophie est encore une satire philosophique, si l’on suit le modèle thérapeutique défini par Horace et plus encore celui du spoudogeloion de Lucien de Samosate, l’auteur qui avait marié le Dialogue platonicien à la Comédie aristophanesque. La fécondité de cette démarche consistant à se placer au-dehors et au-dedans du discours philosophique, de proposer une alternative à la philosophie qui est encore une continuation de sa tâche par d’autres moyens, se révèle dans l’abondance de formes satirico-philosophiques pratiquées tout au long de la première modernité : combien de songes allégoriques, de voyages imaginaires, ou de dialogues des morts jouant sur les deux tableaux ? Dans ces formes aujourd’hui négligées de l’histoire de la philosophie, ou analysées trop partiellement, sur un versant esthétique, par l’histoire littéraire, on trouvera des trésors d’ingéniosité, des témoignages révélateurs sur les polémiques contemporaines, des auteurs à réhabiliter, comme Tiphaigne de la Roche ou Wieland. On y trouvera surtout cette petite monnaie philosophique par laquelle circulait, à l’âge de la critique, le grand commerce des idées. On y trouvera enfin de vrais problèmes interprétatifs : le rire d’un Jonathan Swift, parodiant Locke et d’autres penseurs contemporains, est-il anti-philosophique, ou est-il encore philosophique ?

Ce colloque n’entend pas établir, en somme, l’existence d’une « pensée de la satire » (Engel, « La pensée de la satire », 2008) unifiée, mais s’inscrire dans le mouvement de réhabilitation de la valeur intellectuelle de la satire initié dans le monde francophone par les lecteurs de Nietzsche ou par Jacques Bouveresse (Satire et prophétie, 2007), aussi bien que par les théorisations récentes de la satire en tant que genre (Duval et Martinez, La Satire, 2000 ; Debailly, La Muse indignée, 2012), qui insistent sur sa portée éthique.