Questions de société

"Pour une littérature-monde en français"

Publié le par Marc Escola

Dans Le Monde des livres du 15 mars dernier, Jean Rouaud et Michel Le Bris, prenant acte de la récente distribution des prix littéraires qui sont allés à des "écrivains venus d'ailleurs", font paraître un manifeste qui affirme l'émergence d'une "littérature-monde en français" et voudrait dresser l'acte de décès de la francophonie. Le manifeste est signé par une cinquantaine d'écrivains, dont:

Muriel Barbery, Tahar Ben Jelloun, Alain Borer, Roland Brival,Maryse Condé, Didier Daeninckx, Ananda Devi, Alain Dugrand, EdouardGlissant, Jacques Godbout, Nancy Huston, Koffi Kwahulé, DanyLaferrière, Gilles Lapouge, Jean-Marie Laclavetine, Michel Layaz,Michel Le Bris, JMG Le Clézio, Yvon Le Men, Amin Maalouf, AlainMabanckou, Anna Moï, Wajdi Mouawad, Nimrod, Wilfried N'Sondé, EstherOrner, Erik Orsenna, Benoît Peeters, Patrick Rambaud, Gisèle Pineau,Jean-Claude Pirotte, Grégoire Polet, Patrick Raynal, Jean-Luc V.Raharimanana, Jean Rouaud, Boualem Sansal, Dai Sitje, Brina Svit,Lyonel Trouillot, Anne Vallaeys, Jean Vautrin, André Velter, GaryVictor, Abdourahman A. Waberi.

Fin mai sera publié chez Gallimard : Pour une littérature-monde, un ouvrage collectif sous la direction de Jean Rouaud et Michel Le Bris.

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"Plus tard, on dira peut-être que ce fut un moment historique : leGoncourt, le Grand Prix du roman de l'Académie française, le Renaudot,le Femina, le Goncourt des lycéens, décernés le même automne à desécrivains d'outre-France. Simple hasard d'une rentrée éditorialeconcentrant par exception les talents venus de la "périphérie", simpledétour vagabond avant que le fleuve revienne dans son lit ? Nouspensons, au contraire : révolution copernicienne. Copernicienne, parcequ'elle révèle ce que le milieu littéraire savait déjà sans l'admettre: le centre, ce point depuis lequel était supposée rayonner unelittérature franco-française, n'est plus le centre. Le centrejusqu'ici, même si de moins en moins, avait eu cette capacitéd'absorption qui contraignait les auteurs venus d'ailleurs à sedépouiller de leurs bagages avant de se fondre dans le creuset de lalangue et de son histoire nationale : le centre, nous disent les prixd'automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de lafrancophonie. Et naissance d'une littérature-monde en français.

Le monde revient. Et c'est la meilleure des nouvelles. N'aura-t-ilpas été longtemps le grand absent de la littérature française ? Lemonde, le sujet, le sens, l'histoire, le "référent" : pendant desdécennies, ils auront été mis "entre parenthèses" par lesmaîtres-penseurs, inventeurs d'une littérature sans autre objetqu'elle-même, faisant, comme il se disait alors, "sa propre critiquedans le mouvement même de son énonciation". Le roman était une affairetrop sérieuse pour être confiée aux seuls romanciers, coupables d'un"usage naïf de la langue", lesquels étaient priés doctement de serecycler en linguistique. Ces textes ne renvoyant plus dès lors qu'àd'autres textes dans un jeu de combinaisons sans fin, le temps pouvaitvenir où l'auteur lui-même se trouvait de fait, et avec lui l'idée mêmede création, évacué pour laisser toute la place aux commentateurs, auxexégètes. Plutôt que de se frotter au monde pour en capter le souffle,les énergies vitales, le roman, en somme, n'avait plus qu'à se regarderécrire.

Que les écrivains aient pu survivre dans pareilleatmosphère intellectuelle est de nature à nous rendre optimistes surles capacités de résistance du roman à tout ce qui prétend le nier oul'asservir...

Ce désir nouveau de retrouver les voies du monde,ce retour aux puissances d'incandescence de la littérature, cetteurgence ressentie d'une "littérature-monde", nous les pouvons dater :ils sont concomitants de l'effondrement des grandes idéologies sous lescoups de boutoir, précisément... du sujet, du sens, de l'Histoire,faisant retour sur la scène du monde - entendez : de l'effervescencedes mouvements antitotalitaires, à l'Ouest comme à l'Est, qui bientôtallaient effondrer le mur de Berlin.

Un retour, il faut lereconnaître, par des voies de traverse, des sentiers vagabonds - etc'est dire du même coup de quel poids était l'interdit ! Comme si, leschaînes tombées, il fallait à chacun réapprendre à marcher. Avecd'abord l'envie de goûter à la poussière des routes, au frisson dudehors, au regard croisé d'inconnus. Les récits de ces étonnantsvoyageurs, apparus au milieu des années 1970, auront été les somptueuxportails d'entrée du monde dans la fiction. D'autres, soucieux de direle monde où ils vivaient, comme jadis Raymond Chandler ou DashiellHammett avaient dit la ville américaine, se tournaient, à la suite deJean-Patrick Manchette, vers le roman noir. D'autres encore recouraientau pastiche du roman populaire, du roman policier, du romand'aventures, manière habile ou prudente de retrouver le récit tout enrusant avec "l'interdit du roman". D'autres encore, raconteursd'histoires, investissaient la bande dessinée, en compagnie d'HugoPratt, de Moebius et de quelques autres. Et les regards se tournaientde nouveau vers les littératures "francophones", particulièrementcaribéennes, comme si, loin des modèles français sclérosés, s'affirmaitlà-bas, héritière de Saint- John Perse et de Césaire, une effervescenceromanesque et poétique dont le secret, ailleurs, semblait avoir étéperdu. Et ce, malgré les oeillères d'un milieu littéraire qui affectaitde n'en attendre que quelques piments nouveaux, mots anciens oucréoles, si pittoresques n'est-ce pas, propres à raviver un brouetdevenu par trop fade. 1976-1977 : les voies détournées d'un retour à lafiction.

Dans le même temps, un vent nouveau se levaitoutre-Manche, qui imposait l'évidence d'une littérature nouvelle enlangue anglaise, singulièrement accordée au monde en train de naître.Dans une Angleterre rendue à sa troisième génération de romanswoolfiens - c'est dire si l'air qui y circulait se faisait impalpable-, de jeunes trublions se tournaient vers le vaste monde, pour yrespirer un peu plus large. Bruce Chatwin partait pour la Patagonie, etson récit prenait des allures de manifeste pour une génération de travel writers ("J'applique au réel les techniques de narration du roman, pour restituer la dimension romanesque du réel").Puis s'affirmaient, en un impressionnant tohu-bohu, des romansbruyants, colorés, métissés, qui disaient, avec une force rare et desmots nouveaux, la rumeur de ces métropoles exponentielles où seheurtaient, se brassaient, se mêlaient les cultures de tous lescontinents. Au coeur de cette effervescence, Kazuo Ishiguro, Ben Okri,Hanif Kureishi, Michael Ondaatje - et Salman Rushdie, qui exploraitavec acuité le surgissement de ce qu'il appelait les "hommes traduits": ceux-là, nés en Angleterre, ne vivaient plus dans la nostalgie d'unpays d'origine à jamais perdu, mais, s'éprouvant entre deux mondes,entre deux chaises, tentaient vaille que vaille de faire de cetélescopage l'ébauche d'un monde nouveau. Et c'était bien la premièrefois qu'une génération d'écrivains issus de l'émigration, au lieu de secouler dans sa culture d'adoption, entendait faire oeuvre à partir duconstat de son identité plurielle, dans le territoire ambigu et mouvantde ce frottement. En cela, soulignait Carlos Fuentes, ils étaient moinsles produits de la décolonisation que les annonciateurs du XXIe siècle.


"Combien d'écrivains de langue française, pris eux aussi entre deux ouplusieurs cultures, se sont interrogés alors sur cette étrangedisparité qui les reléguait sur les marges, eux "francophones",variante exotique tout juste tolérée, tandis que les enfants del'ex-empire britannique prenaient, en toute légitimité, possession deslettres anglaises ? Fallait-il tenir pour acquis quelque dégénérescencecongénitale des héritiers de l'empire colonial français, en comparaisonde ceux de l'empire britannique ? Ou bien reconnaître que le problèmetenait au milieu littéraire lui-même, à son étrange art poétiquetournant comme un derviche tourneur sur lui-même, et à cette visiond'une francophonie sur laquelle une France mère des arts, des armes etdes lois continuait de dispenser ses lumières, en bienfaitriceuniverselle, soucieuse d'apporter la civilisation aux peuples vivantdans les ténèbres ? Les écrivains antillais, haïtiens, africains quis'affirmaient alors n'avaient rien à envier à leurs homologues delangue anglaise. Le concept de "créolisation" qui alors lesrassemblaient, à travers lequel ils affirmaient leur singularité, ilfallait décidément être sourd et aveugle, ne chercher en autrui qu'unécho à soi-même, pour ne pas comprendre qu'il s'agissait déjà rien demoins que d'une autonomisation de la langue.

Soyons clairs : l'émergence d'une littérature-monde en languefrançaise consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale,signe l'acte de décès de la francophonie. Personne ne parle lefrancophone, ni n'écrit en francophone. La francophonie est de lalumière d'étoile morte. Comment le monde pourrait-il se sentir concernépar la langue d'un pays virtuel ? Or c'est le monde qui s'est invitéaux banquets des prix d'automne. A quoi nous comprenons que les tempssont prêts pour cette révolution.

Elle aurait pu venir plus tôt. Comment a-t-on pu ignorer pendant des décennies un Nicolas Bouvier et son si bien nommé Usage du monde? Parce que le monde, alors, se trouvait interdit de séjour. Commenta-t-on pu ne pas reconnaître en Réjean Ducharme un des plus grandsauteurs contemporains, dont L'Hiver de force, dès 1970, portépar un extraordinaire souffle poétique, enfonçait tout ce qui a pus'écrire depuis sur la société de consommation et les niaiserieslibertaires ? Parce qu'on regardait alors de très haut la "BelleProvince", qu'on n'attendait d'elle que son accent savoureux, ses motsgardés aux parfums de vieille France. Et l'on pourrait égrener lesécrivains africains, ou antillais, tenus pareillement dans les marges :comment s'en étonner, quand le concept de créolisation se trouve réduiten son contraire, confondu avec un slogan de United Colors of Benetton? Comment s'en étonner si l'on s'obstine à postuler un lien charnelexclusif entre la nation et la langue qui en exprimerait le géniesingulier - puisqu'en toute rigueur l'idée de "francophonie" se donnealors comme le dernier avatar du colonialisme ? Ce qu'entérinent cesprix d'automne est le constat inverse : que le pacte colonial se trouvebrisé, que la langue délivrée devient l'affaire de tous, et que, sil'on s'y tient fermement, c'en sera fini des temps du mépris et de lasuffisance. Fin de la "francophonie", et naissance d'unelittérature-monde en français : tel est l'enjeu, pour peu que lesécrivains s'en emparent.

Littérature-monde parce que, àl'évidence multiples, diverses, sont aujourd'hui les littératures delangue françaises de par le monde, formant un vaste ensemble dont lesramifications enlacent plusieurs continents. Mais littérature-monde,aussi, parce que partout celles-ci nous disent le monde qui devant nousémerge, et ce faisant retrouvent après des décennies d'"interdit de lafiction" ce qui depuis toujours a été le fait des artistes, desromanciers, des créateurs : la tâche de donner voix et visage àl'inconnu du monde - et à l'inconnu en nous. Enfin, si nous percevonspartout cette effervescence créatrice, c'est que quelque chose enFrance même s'est remis en mouvement où la jeune génération,débarrassée de l'ère du soupçon, s'empare sans complexe des ingrédientsde la fiction pour ouvrir de nouvelles voies romanesques. En sorte quele temps nous paraît venu d'une renaissance, d'un dialogue dans unvaste ensemble polyphonique, sans souci d'on ne sait quel combat pourou contre la prééminence de telle ou telle langue ou d'un quelconque"impérialisme culturel". Le centre relégué au milieu d'autres centres,c'est à la formation d'une constellation que nous assistons, où lalangue libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais detout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l'imaginaire, n'aurapour frontières que celles de l'esprit."