Actualité
Appels à contributions
Pinocchio : l’obstination du devenir (revue K)

Pinocchio : l’obstination du devenir (revue K)

Publié le par Marc Escola (Source : revue K)

(english version below)

K. Revue trans-européenne de philosophie et arts, ANNO IV 2021 (1), 5

PINOCCHIO : l’obstination du devenir

Pinocchio est une marionnette née des mains d’un pauvre menuisier plongé dans la misère du monde paysan. C’est une marionnette qui parle et se comporte comme un enfant, même si elle n’est pas un « vrai » enfant. Pinocchio a deux yeux, deux bras, deux jambes, une bouche, un nez, et pourtant son corps n’est pas un « vrai » corps.

En somme, Pinocchio est avant tout ce qu’il n’est pas. Son identité se joue souvent sur un seuil, imaginé par lui-même et par tous ceux qu’il rencontre sur son chemin. Pinocchio est le nom d’une vie tout à la fois inorganique, humaine et animale. C’est pour cette raison qu’il est le nom possible d’une désertion radicale : être en même temps soi et autre que soi.

Pinocchio aime l’amitié, il vit en effet toujours dans une communauté d’amis (une communauté même impossible comme celle qu’il forme avec les autres marionnettes) et il montre au cours de ses aventures un grand courage.

Conçu par Carlo Collodi comme un roman pour enfants publié en épisodes entre 1881 et 1882, Pinocchio, histoire d’une marionnette est un récit qui dévoile et met avant tout en lumière les inquiétudes du monde des adultes. Cela est si vrai que, dans la première version, l’histoire se terminait avec la mort de Pinocchio qui, bien avant de se transformer en enfant, « étira les jambes et pris d’un grand tremblement, resta là comme transi ».

Le grand succès public poussa l’éditeur à demander à Collodi de donner une suite à l’histoire et la version suivante, Les aventures de Pinocchio (1883), redonne ainsi vie à la marionnette et conduit à un tout autre dénouement l’aventure d’un personnage qui devient finalement un « vrai enfant » – et ce, bien qu’à plusieurs reprises, l’écriture de Collodi mette en discussion la dynamique ascensionnelle du récit moral, jusqu’à renverser l’idée que la métamorphose humaine de la marionnette puisse être par elle-même un fait édifiant.

L’âme double de Pinocchio, marionnette et enfant, que les deux versions de l’histoire restituent de façon emblématique, donne au roman de Collodi le caractère d’une œuvre mystérieuse, symbolique et maudite qui l’a rendue célèbre dans le monde entier : il est devenu source d’inspiration, d’adaptations, de réécritures, du théâtre au cinéma, dont certains projets étaient destinés – comme le fameux film jamais réalisé par Federico Fellini – à rester inachevés, peut-être à cause de la nature même du texte de départ : texte indompté et par certains aspects inclassable, contradictoire et double, comme le personnage éponyme.

Si on le considère comme un des romans les plus célèbres de la littérature italienne pour enfants, il faut probablement le mettre en rapport avec un autre grand roman publié en 1886 : Cuore, d’Edmondo De Amicis. Ce sont les thèmes de l’enfance et de l’éducation qui lient les deux projets : enfance qui devient métaphore de la condition même d’une nation à peine née et d’un peuple encore tout entier à inventer. Mais que signifie pour une marionnette le fait de devenir un enfant ou encore pour un enfant le fait de devenir un homme adulte ? Et dans quelle mesure ce processus peut-il devenir métaphore d’un pays tout entier et du « parcours de formation » inachevé dont parle Suzanne Stewart-Steinberg dans son Effetto Pinocchio (2011) ?

Se soustrayant de façon presque programmatique au processus de scolarisation voulue par un père très pauvre et sans instruction qui, de façon presque gramscienne, aspire à l’émancipation culturelle de son fils, Pinocchio est littéralement une figure de la désobéissance : sans aucune prise de conscience particulière mais comme poussé par une impulsion vitale, il ne suit pas les conseils de son père, fait l’école buissonnière, refuse ainsi l’idée de devenir le citoyen modèle dont l’État italien naissant a besoin. Toutefois, un autre point mérite d’être noté : dans le roman de Collodi, c’est le complexe loi-savoir (de l’école, du juge, des médecins) qui est dénoncé, parce qu’étranger à la vie, à la candeur et à l’innocence de Pinocchio, mais pas la possibilité d’apprendre à vivre à travers une série d’expériences non codifiées par les normes sociales.

Dans la première version du récit, Pinocchio finit par préférer à l’obéissance la mort par pendaison, anticipant d’une certaine façon la mort par crucifixion du Stracci pasolinien (La ricotta, 1963) qui devait mourir « pour rappeler à tous d’être vivants ». En effet, à y regarder de près, une bonne partie des aventures de Pinocchio est une continuelle tentative de résister à la mort jusqu'au moment où devenant enfant, Pinocchio pénètre dans le temps, parce qu'il s'est libéré de la peur de la mort, au moment où il pousse Geppetto à quitter le ventre du requin.

C'est dans le sillage des contradictions et des conflits qui scandent le récit de Collodi que Pinocchio devient dans les mains de Carmelo Bene la figure d'une enfance comme processus sans fin, destiné à rester ouvert. La dramaturgie de Bene suspend le moment de la transformation et fait de Pinocchio la figure même du devenir enfant comme processus continu, illimité. Bene se concentre sur les nœuds du texte littéraire et sur ceux du caractère du personnage, interprétant la transformation de la marionnette de bois en enfant comme un reflet de la Crucifixion et de la Résurrection. D’ailleurs, exactement comme Joseph, avant même de découvrir qu’il est le père de Pinocchio, Geppetto est un menuisier (du reste, d'autres références bibliques ne manquent pas comme le renvoi au ventre de la baleine).

Interpréter l'enfance d'une marionnette est donc l'occasion de valoriser l'aspect rebelle de cette saison de la vie, en mettant en question et en renversant aussi bien les protocoles normatifs de la société que les dimensions théologiques et téléologiques de la narration. En effet les multiples actes de création qui scandent le récit de Collodi servent avant tout à désarticuler la forme de récit linéaire qui fut un temps caractéristique des contes pour l'enfance. Collodi en effet invente un univers ouvert où le seuil entre vérité et mensonge est une zone habituellement indiscernable (par ailleurs, dans tout le conte la célèbre extension du nez de la marionnette n'a qu'une importance somme toute marginale).

Ce n'est pas un hasard si le thème classique du mensonge opposé à la vérité, quoique présent chez Collodi, est fortement accentué, surtout dans les versions ultérieures et édulcorées de l'histoire – celle de Walt Disney en premier – dans lesquelles Pinocchio est puni pour les mensonges qu'il dit.

À la lumière de ce qui a été mis en évidence, le numéro que K. entend consacrer à la figure de Pinocchio, à la fois personnage et œuvre littéraire, devrait suivre une série de pistes :

Pinocchio est une œuvre littéraire qui est entrée en dialogue avec d'autres formes artistiques : le théâtre, le cinéma, la musique. Dans cette perspective, Pinocchio apparaît comme un univers de figures, de symboles et d'allégories qui, dès les premières versions illustrées du texte, ont fait en sorte que le récit se transforme en images ou en gestes d'acteurs. Comme dans d'autres cas analogues (comme le Don Quichotte de Cervantès), Pinocchio est en outre, significativement, un de ces romans dont la transposition cinématographique a été l'occasion de projets peu réussis, manqués ou jamais réalisés. Le récit de Collodi montre de cette façon comment l'acte de création, jamais garanti et toujours gratuit, est le lieu de toute destitution possible.

L'œuvre de Collodi reste un document précieux pour lire une des pages les plus significatives de l'histoire italienne, juste après l'unification. En contre-jour, on retrouve dans Pinocchio un témoignage d'histoire sociale et économique où l'on assigne à l'école la mission problématique de former, en l'éduquant, une nation naissante. Dans sa complexité, Pinocchio est donc un objet qui permet de se demander si une pédagogie est possible pour apprendre à désobéir, en récupérant l'exemplarité d'un geste destituant. En ayant conscience que les "vrais" maîtres de Pinocchio ne sont pas des maîtres mais des bergers, des marionnettistes, d'autres enfants.

Pinocchio est l'occasion de réfléchir, avec les instruments de la psychanalyse, à la question de l'identité, à la définition de l'homme, en relation à ce qui n'est pas humain : l'inorganique d'une part, l'animal d'autre part. Au devenir ce que l’on est selon un itinéraire d'événements, de rencontres, d'obstacles inattendus qui nous constituent à travers ce que nous ne sommes pas. Par ailleurs, comme le suggère par exemple le film de Matteo Garrone consacré à Pinocchio (2019), la composition par montage des aventures de Pinocchio montre de la part de Collodi un refus rigoureux et calculé de tout psychologisme élémentaire. Pinocchio est aussi bestiaire : grillon, chat, renard, âne, limace, etc. Relire Pinocchio veut dire aussi aujourd'hui mesurer la valeur, même politique, de l'animalité.

En ce sens, dans cette époque de la soi-disant post-verité, il est sans doute nécessaire de réfléchir de nouveau à la valeur du mensonge comme Pinocchio le propose à son lecteur : comme lieu de l'écart et de l'affirmation de son indépendance, non pas donc en opposition à une prétendue, irréfutable vérité, mais comme l'occasion d'une vérité nouvelle.

ENVOI DES PROPOSITIONS AVANT LE 30 MARS 2020 (2.500 SIGNES MAX.)

PRÉCISER SI LA CONTRIBUTION EST DESTINÉE À LA SECTION ESSAYS OU READINGS.

ENVOYER À L’ADRESSE : krevuecontact@gmail.com

DANS LE CAS OÙ LA PROPOSITION EST ACCEPTÉE, LA REMISE DE LA VERSION DÉFINITIVE DOIT SE FAIRE AVANT LE 5 SEPTEMBRE 2020. APRÈS CETTE DATE, IL EST PRÉVU QUE LA CONTRIBUTION SÉLECTIONNÉE SOIT AUTOMATIQUEMENT EXCLUE DU SOMMAIRE DE LA REVUE.

*

Call for papers YEAR III 2020 (2), 5

Pinocchio: the persistence of becoming

Pinocchio is a puppet, born from the hands of a poor carpenter immersed in the misery of the peasant world. He is a puppet who speaks and behaves like a child, even if he is not a "real child". Pinocchio has two eyes, two arms, two legs, a mouth, a nose, yet his is not a "real" body. Hence, Pinocchio is, above all, what he is not. His identity is constantly played on a threshold envisaged by himself and by every/anyone he meets on his way. Pinocchio is the name of a life that is inorganic, human and animal at the same time. For this reason, it is the potential name of a radical desertion: being at the same time oneself and another.

Pinocchio loves friendship, his community is always a community of friends (even an impossible community like the one he creates with the other puppets), and shows great courage during his adventures. Pinocchio. The story of a puppet, first conceived by Carlo Collodi as a children novel and published in episodes between 1881 and 1882, is a story disclosing and highlighting the anxieties of the world of adults. So much so that, in the very first version, the story even ended with the death of Pinocchio who, well before being transformed into a child, "stretched his legs and, after having given a great shrug, remained there as if he were numb". The book great success pushes the publisher to ask Collodi to give a follow up to the story. The following version, The Adventures of Pinocchio (1883), brings the puppet back to life and takes the story of the main character to a completely different outcome by becoming a "real child". Collodi's writing, however, on several occasions questions the ascensional dynamic of the moral narrative, to the point of overturning the idea that the puppet's humanizing metamorphosis is in itself an edifying fact.

Pinocchio’s double soul, puppet and child, which the two versions of the story symbolically reestablish, gives Collodi's novel the character of a mysterious, symbolic and cursed work that made it famous all over the world. It became the source of inspiration and the starting point for adaptations, rewritings ranging from theatre to cinema, some of which destined - as in the famous case of the film never made by Federico Fellini - to remain unfinished. This was perhaps due to the nature itself of the original text: an untamed and in many ways unclassifiable one, an incongruent and twofold text resembling the character who gives the story its name.

As an example of one of the best known books within Italian children literature, The Adventures of Pinocchio is probably related to another great novel published in 1886: Heart by Edmondo De Amicis.

There are two themes strictly connecting the two books: childhood and education. Childhood becomes a metaphor for the condition of a newborn nation and a people still to be imagined and forged. But what does it mean for a puppet to become a child, and again for a child to become an adult man? And to what extent can this process become a metaphor for an entire country and an unfinished “bildung” as Suzanne Stewart-Steinberg names it in her The Pinocchio Effect on Making Italians 1860-1920 (2011)?

By almost programmatically withdrawing himself from the schooling/education process, desired for him by a very poor and uneducated father who almost Gramscianly aspires to the cultural emancipation of his son, Pinocchio is precisely a figure of disobedience. He disregards his father's advice, without any particular awareness, but almost as driven by an impulse to life, he skives off of school, that is, he refuses the idea of becoming the model citizen that the new Italian State needs. However, it is worth underlining that in Collodi's novel the focus of the denounce is the knowledge-law (the school’s, the judge’s, the doctors’ one) because it is alien to Pinocchio's life, candor and innocence, not the possibility of learning to live through a series of experiences not codified by social norms. So much so that in the first version of the story, Pinocchio ends up preferring even death by hanging, almost anticipating the Pasolinian Stracci’s death on the cross (La ricotta, 1963) who had to die "to remind everyone that he was alive". Indeed, at a closer look, most of Pinocchino's adventures are a constant attempt to resist death till when, by becoming a child, Pinocchio penetrates time, because he has freed himself from the fear of death, by pushing Geppetto to leave the belly of the shark.

It is in the wake of the contradictions and conflicts that mark Collodi's story that Pinocchio becomes in the hands of Carmelo Bene the figure of childhood as an endless process, destined to remain open. Bene's dramaturgy suspends the moment of transformation and makes Pinocchio the figure itself of child becoming as a continuous, unlimited process. Bene focuses on the tangles of the literary text and on the character ones, interpreting the transformation of the wooden puppet into a child as a reflection of the Crucifixion and Resurrection. On the other hand, just like Giuseppe, even before discovering that he is Pinocchio's father, Geppetto is a carpenter (among other things, there are other biblical references, such as the reference to the whale's belly).

Interpreting a puppet's childhood is therefore an opportunity to enhance the rebellious aspect of this season of life, questioning and turning upside down both the normative society protocols and the theological and teleological ancestry of the narrative. In fact, the multiple acts of creation, marking Collodi’s story, help first of all to disarticulate the linear story form typical of children fairy tales. As a matter of fact, Collodi creates an open universe where the threshold between truth and lie is a field that is usually indistinguishable (moreover in the entire fable the famous extension of the puppet's nose has a marginal weight). It is no coincidence that the classic theme of the lie opposed to the truth, although present in Collodi, is strongly accentuated above all in the later sweetened versions of the story – Walt Disney’s version above all - in which Pinocchio is punished for the lies he says.

In light of the above, the number K wish to dedicate to the figure of Pinocchio, both as a character and as the whole literary work, should follow a series of tracks:

1. Pinocchio is a literary work entered into dialogue with other artistic forms: theater, cinema, music. Pinocchio appears as a universe of figures, symbols and allegories which, from the earliest illustrated versions of the text, have made it possible for the story to turn into images or individual acting gestures. Moreover, together with other similar cases (see Cervantes' Don Quixote), Pinocchio is, significantly, one of those novels whose cinematographic transposition has been the occasion of bad, failed, or never realized projects. In this way, Collodi's story shows, how the act of creation, never guaranteed and always free, is the place of any possible dismissal.

2. Collodi's work remains a valuable document for reading one of the most significant pages of Italian history, immediately after unification. Through this backlight, a testimony of social and economic history is to be found in Pinocchio, a place where the school is given the puzzling and problematic task of forming, by educating it, a nascent nation. In its complexity, Pinocchio is, therefore, an object through which asking oneself if it is possible to imagine a pedagogy capable of educating to disobey, recovering the exemplarity of a destituent gesture. This is possible only by keeping in mind that Pinocchio's "real" teachers are not teachers, but shepherds, puppeteers, other children.

3. Pinocchio is an opportunity to reflect, with the tools of psychoanalysis, on the question of identity, on the definition of man, in relation to what is not human: on the one hand the inorganic, on the other the animal. To becoming what we are through an itinerary of events, encounters, unexpected hitches that constitute us through what we are not. Moreover, as can be seen in Matteo Garrone's film dedicated to Pinocchio (2019), the composition by editing of Pinocchio's adventures, shows that Collodi owned a rigorous and calculated rejection of any elementary psychologism.

4. Pinocchio as bestiary: cricket, cat, fox, donkey, snail, etc. Rereading Pinocchio today also means assessing the value (included the political one) of animality.

5. In this sense, in the age of the so-called post-truth, it perhaps makes sense to go back to reflecting on the value of lies as Pinocchio proposes it to his readers: as a place of discarding and affirming one's independence, not in opposition therefore with an alleged, irrefutable truth, but as an occasion for a new truth.

Deadline for submission of abstract: 30th March 2020 (max 2500 words). Please specify if the abstract is for the “essays” or “readings” section.

Please send abstract to: krevuecontact@gmail.com

Deadline for submission of papers: 5th September 2020.

Proposals may be submitted in English, Italian and French.