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Passages, par delà l'inquiétante étrangeté

Passages, par delà l'inquiétante étrangeté

Publié le par Perrine Coudurier (Source : Adrien Ordonneau )

Passages, par-delà l’inquiétante étrangeté


L’inquiétante étrangeté est habituellement définie comme une hybridation troublante entre familiarité et étrangeté. Le concept issu de l’allemand unheimlich est réputé comme intraduisible. Unheimlich provient de heimlich (familier) lui-même dérivé de heim (foyer), la négation un de unheimlich désignerait ainsi la nature instable et effrayante d’une étrangeté présente dans la familiarité intime du foyer. Un deuxième sens que remarquera Freud, réputé comme le premier théoricien de das unheimliche, viens pourtant complexifier le concept. Ce qui est heimlich serait aussi ce qui est caché, dissimulé, de telle sorte qu’on ne veut pas que d’autres en soient informés, qu’on veut le soustraire à leur savoir. Freud constatera ainsi que ce qui est unheimlich correspond également à ce qui est heimlich. Cette ambivalence troublante par nature, place le sentiment dans un seuil paradoxal entre étrangeté et familiarité. L’inquiétante étrangeté sera ainsi considérée comme « l’objet même de la psychanalyse »1 de par sa ressemblance avec l’inconscient.

Le sentiment esthétique ne saurait pourtant se limiter à une discipline ou un logos fixe. Le passage indéterminé caractérise l’inquiétante étrangeté en métamorphose constante. Walter Benjamin voyait ainsi dans les pérégrinations du flâneurs urbain la possibilité d’une pensée de l’inquiétante étrangeté produite par la porosité des états de consciences au sein des métropoles. De fait, das unheimliche évolue systématiquement avec un zeitgeist. Les lumières firent muter son sens, le faisant passer du religieux au surnaturel. L’impact de la modernité l’a recentré dans la nostalgie romantique des ruines. Les automates, les doubles ou les spectres traduisent ainsi l’inquiétante étrangeté qui sera suivie par la présence troublante des lanternes magiques, de la photographie puis du cinéma. Les expositions coloniales et freak shows du début du siècle ont eux-mêmes constitués l’exploitation violente d’une étrange familiarité. De même, le postmodernisme et ses dynamiques de ruptures perpétuelles forment un nouveau catalyseur d’inquiétante étrangeté. Des ready made de Duchamp aux situationnistes en passant par la répétition du sampling dans la musique électronique, l’inquiétante étrangeté est une ressource inépuisable pour lire le monde.

Si elle perturbe par sa construction poreuse et contagieuse, elle s’avère également être un outil critique fondamental pour comprendre l’aliénation Marxiste, la théorie queer ou la technologie. Pour Nicholas Royle, tout ce qui traite d’aliénation, de répétition et de révolution revient à penser l’inquiétante étrangeté. Elle concerne également la nostalgie, la maladie l’onirisme et le post-humain. En effet, si les arts et les sciences humaines se saisirent les premiers du sentiment pour leurs capacités à dépasser la rationalité du langage, celui-ci ira jusqu’à traverser la frontière « dure » de la robotique en étant réinterprété par Mashiro Mori dans son célèbre article The Uncanny Valley.

Pour Nicholas Royle, il est impossible d’étudier l’inquiétante étrangeté sans s’introspecter de manière quasi auto-biographique, tout en acceptant une forme de détachement de soi-même. Confronté à un tel paradoxe, l’inquiétante étrangeté serait ainsi simultanément l’expérience la plus et la moins subjective. Ce problème observé dans le texte de Freud le fera apparaître comme « (…) dominé par une investigation qui n’est à aucun moment complète, sans être immédiatement invalidée. »2. Penser l’inquiétante étrangeté reviendrait ainsi à opérer un double discours, une double écriture, hantée par quelque chose d’autre. Son absence de définition claire tourne enfin la compréhension du sentiment vers une dimension performative, toujours menacée par l’irruption de l’inattendu et de nouvelles significations. Das unheimliche encourage ainsi au dialogue entre pratiques et disciplines, mais aussi de nouvelles manières de construire le savoir.

Enfin, pour Anthony Vidler, ce sentiment est une métaphore pour penser la condition fondamentalement invivable du monde moderne3. En étant une modalité de création, de perception et d’existence, l’inquiétante étrangeté nécessite d’être pensée et réappropriée. L’effondrement de notre écosystème (finalement de notre heim), nous force à interroger la mutation en cours du monde. De même, les multiples crises politiques, sanitaires, écologiques ou économiques que nous traversons invitent à une remise en question de notre rapport au réel. Depuis le mouvement accélérationniste, investissant dans un dépassement du capitalisme par son accélération, jusqu’à l’avènement de la post-vérité, l’inquiétante étrangeté est devenue un levier engageant des rapports de forces politiques et culturels. Si elle n’était jusqu’alors qu’un sentiment esthétique, un impératif intellectuel se pose face à de tels enjeux pouvant modifier notre rapport au réel.

Cette journée d’étude souhaite inviter les participant·e·s à interroger les potentialités transformatrices de l’inquiétante étrangeté, en l’appliquant aux objets de recherche les plus divers possibles. Si l’inquiétante étrangeté est une remise en question perpétuelle des notions de familiarité et d’étrangeté, elle interroge la manière dont le savoir est construit et transmis, mais aussi les objets poétiques, politiques et technologiques qui lui sont attachés. Plus largement et très librement, il s’agira par conséquent d’aborder des manières de comprendre l’inquiétante étrangeté comme une pensée du passage indéterminé. On pourra par exemple se demander ce que peut devenir le sentiment d’inquiétante étrangeté au contact de nouveaux changements ? Quelles en sont les frontières et les issues ? Quels sont ses liens avec une pratique personnelle d’enseignement ou de production artistique ? Qu’est-ce qui nous lie collectivement autour de ce sentiment ?


La journée d’étude aura lieu en parallèle d’évènements artistiques tel qu’une exposition et de soirées de concerts sur le même thème aux Ateliers du Vent, à Rennes, le samedi 24 septembre 2022. Elle vise à être compréhensible par un public large et hétérogène. Les conférencier·e·s sont donc invité·e·s à se saisir de cette opportunité pour expérimenter de nouvelles libertés et transmettre leur savoir hors du cadre académique classique. Leurs interventions pourront ainsi s’hybrider avec d’autres formes de diffusion que la conférence telles que la performance ou l’atelier si cela semble pertinent.

Les propositions de 300 mots ainsi qu’une mini bio de 300 mots maximum sont à envoyer avant le 28 juillet 2022 à Adrien Ordonneau sur l’adresse mail : ordonneau.adrien@gmail.com . Toutes questions éventuelles est à envoyer sur cette même adresse.



Bibliographie indicative :


- Freud Sigmund, L’inquiétante étrangeté et autres textes, Paris, Gallimard, 2001.

- Royle Nicholas, The Uncanny, Manchester, Manchester University Press, 2003.

- Masschelein Anneleen, The Unconcept, the Freudian Uncanny in Late-twentieth Century Theory, New York, Suny, 2011.

- Müller Susanne, L’inquiétante étrangeté à l’œuvre, Das Unheimliche et l’art contemporain, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016.

- Harraway Donna J., Vivre avec le trouble, Vivien Garcia (trad.), Vault en Veline, Les éditions des mondes à faire, 2020.

- Benjamin Walter, Paris Capitale du XIXe siècle, Barcelone, Fata Morgana, 2016.

- Trigg Dylan, The Memory of Place, a Phenomenology of the Uncanny, Ohio, Athens, Ohio University Press, 2012.

- Lloyd-Smith Allan Gardner, Uncanny American Fiction, New York, St Martin’s Press Inc., 1989.

- Mori Masahiro, The Uncanny Valley, Karl F. Macomdan and Norri Kagekif (trad.), IEEE Robotics & Automation Magazine, Volume : 19, Issue : 2, 2012.

- Derrida Jacques, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.

- Fisher Mark, The Weird and the Eerie, London, Repeater, 2016.

- Baudrillard Jean, Marc Guillaume, Figures de l’altérité, Paris, Descartes & Cie, 1994.

- Jameson Fredric, Le postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Beaux arts de Paris, 2018.

- Bridle James, New Dark Age, Technology and the End of the Future, London, Verso, 2018.

- Noys Benjamin, Malign Velocities, Accelerationnism and Capitalism, Winchester, Washington, Zero Books, 2013.

- Preciado Paul B. Testo Junkie, sexe drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008.

- Mbembé Achille, Brutalisme, Paris, La découverte, 2020.


1 J.-B. Pontalis, « l’avertissement de l’étiteur » dans S. Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad de l’allemand par B. Féron, Paris, Gallimard (Folio essais), 1985, p. 7.
2 Kofman Sarah, Freud and Fiction citée par Royle Nicholas The uncanny, p.13.
3 Vidler Anthony, The architectural Uncanny, (Ordonneau Adrien trad.) Baskerville, Massachusetts Institute of Technology, 1992, p. x.

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