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"Pas de justice, pas de littérature". Entretien avec Caroline Julliot, par Sarah Al-Matary (laviedesidees.fr)

Publié le par Marc Escola

"Pas de justice, pas de littérature". Entretien avec Caroline Julliot, par Sarah Al-Matary

mis en ligne le 21 janvier 2022 sur laviedesidees.fr.

Les relations entre la littérature et le droit ont longtemps été considérées sous l’angle du droit d’auteur, de la représentation imaginaire de l’univers juridique, et des procès d’écrivains. La critique judiciaire, telle que la pratique Caroline Julliot, fait émerger une nouvelle vérité des textes en convoquant des créatures de fiction au tribunal.

La Vie des idées : Vos travaux rappellent les relations anciennes que la littérature entretient avec le droit. Quelle efficacité la chercheuse a-t-elle trouvé dans le dispositif du procès ?

Caroline Julliot : Tout d’abord, une efficacité rhétorique et dramaturgique. La forme du procès, en tout cas celle que véhiculent les fictions, avec sa temporalité dense et resserrée, est à la fois dynamique et théâtrale : elle contient son lot d’affrontements, de rebondissements, son enjeu crucial (la vie de l’accusé), et place le langage au cœur de son dispositif. Pour le livre où j’imagine qu’est jugé celui qu’Alexandre Dumas a nommé, dans son roman, le comte de Monte-Cristo, la dynamique a été renforcée par le fait que j’ai dû faire comparaître le personnage devant plusieurs tribunaux différents – chacun se révélant impuissant à le juger de façon satisfaisante : je commence par lui offrir le procès qu’il réclamait à corps et à cris dans sa geôle du Château d’If, et juger ses actes à l’aune de la législation de l’époque, celle de la monarchie de Juillet ; mais, comme Monte-Cristo s’est arrangé pour effacer largement les traces de sa culpabilité, je me tourne alors vers un autre système d’évaluation – celui dont Monte-Cristo revendique qu’il est le mode de jugement humain qui se rapproche le plus de l’idéal de justice : la loi du talion, encore pratiquée dans certains systèmes coutumiers, notamment en Orient ; mais, à nouveau, je dois bien en venir à la conclusion que, malgré la simplicité apparente de son principe d’équivalence entre la faute et le châtiment (œil pour œil, dent pour dent), cette loi, comme celles du code pénal moderne, pose un grand nombre de problèmes d’interprétation, et ne permet pas de légitimer sa vengeance. Il me restait alors à m’adresser alors aux Juges suprêmes, les seuls a priori à même de prononcer une sentence définitive et absolue sur ce cas épineux : Dieu, d’abord (ou plutôt, Dieu tel qu’il est représenté au sein du roman de Dumas) ; mais, comme son verdict n’apparaît pas clairement – les personnages qui prétendent être son porte-parole, à commencer par Monte-Cristo lui-même, se révélant de peu de fiabilité – je fais une ultime tentative auprès de Dumas lui-même, Dieu de sa création, en essayant de déduire de l’analyse du texte le jugement qu’il porte sur son héros. Autant de chapitres différents qui, à chaque fois, rebattaient les cartes et ménageaient leur lot de surprises. […]

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Caroline Julliot, maîtresse de conférences à l’université du Mans, est spécialiste des XIXe et XXe siècles. Elle s’est intéressée aux relations que la littérature entretient avec l’histoire, la politique et la religion, notamment à travers les représentations du Grand Inquisiteur (Le Grand Inquisiteur, naissance d’une figure mythique au XIXe siècle, Champion, 2010) et de Richelieu (Le Sphinx rouge, un duel entre le génie romantique et Richelieu, Classiques Garnier, 2019). Tout récemment, elle a codirigé avec Agathe Novak-Lechevalier Misère de l’homme sans Dieu ? Houellebecq et la question de la foi (Flammarion, 2022). Depuis plusieurs années, elle se penche sur les rapports de la littérature avec le droit et la morale, dans le sillage de la critique policière théorisée par Pierre Bayard. « Grande enquêtrice », elle dirige avec ce dernier Intercripol (INTERnationale de la CRItique POLicière), un réseau international qui fédère des chercheuses et des chercheurs qui s’emploient à révéler les secrets que cachent textes, films et séries. Dans Le Procès de Monte-Cristo. Plaidoyer pour un exercice critique des fonctions de juge de fiction (CNRS éditions, à paraître en 2022), Caroline Julliot fait le procès du comte de Monte-Cristo, héros du roman éponyme d’Alexandre Dumas.