Questions de société

"Mirages de l'ubiquïté", par Bénédicte Louvat

Publié le par Marc Escola

Mirages de l’ubiquité

par Bénédicte Louvat

Professeure de littérature française, Faculté des Lettres de Sorbonne-Université

 

"Alors que pendant le premier confinement, toutes les activités en dehors de l’enseignement (la fameuse « continuité pédagogique » imposée à tous les enseignants, de la maternelle à l’université) avaient été suspendues, reportées ou annulées, le deuxième confinement est en train d’acclimater l’idée que toutes nos activités peuvent se dérouler « à distance ». Tous les jours, nous recevons le programme de séances de séminaire, journées d’études, colloques, soutenances de thèses ou d’habilitations à diriger des recherches, tous plus alléchants les uns que les autres et que nous pouvons rejoindre d’un simple clic. Nous pouvons ainsi, dans la même journée, assister à une conférence à Toronto, une table ronde à Grenoble, une communication à Lausanne, une performance en recherche-création à Madrid, une soutenance de thèse à Nanterre… tout cela sans quitter notre bureau ou notre salon. Merveilleuse ubiquité, abolition des frontières, des obstacles matériels et temporels, qui permettent ce qui est ordinairement impossible !

Mais ne nous laissons pas gagner par la fascination pour les supposées avancées de la technologie et résistons, de toutes nos forces, à la banalisation et à la pérennisation de cette situation, c’est-à-dire du basculement de toutes nos activités en « distanciel », qui fait faire des économies inespérées à nos tutelles. Imaginez : soutenance de thèse, colloque, journée d’étude, tout cela à zéro euro ! Nul besoin d’être grand clerc pour se dire que ces économies laisseront des traces et donneront des idées à ceux qui pensent que l’université et la recherche coûtent toujours trop cher. Activités à zéro euro, en distanciel, c’est-à-dire en « absentiel » (car même un enfant sait que le contraire de « présence » n’est pas « distance »), voilà le cadre dans lequel personnels de l’université et étudiants travaillons, depuis le mois de mars, avec une petite embellie entre septembre et octobre (elle s’appelait « l’hybridation », mélange de présence et d’absence).

Or cette « absence », cette impossibilité d’exercer nos activités physiquement et en présence les uns des autres, voulue par un gouvernement qui, après avoir accusé les universités d’être les ferments de l’« islamogauchisme », vient de faire passer une loi qui va brider un peu plus les libertés des enseignants-chercheurs, cette absence est en train de nous faire mourir à petit feu. La loi dont il est question – les médias en ont fort peu parlé – s’appelle la « loi de programmation de la recherche » et elle engage l’université de demain, dans tous ses aspects, et notamment sous l’angle du recrutement et du financement de la recherche. Le recrutement des enseignants-chercheurs est en passe de devenir l’affaire des seuls présidents d’établissement, avec la suppression de la qualification par une instance nationale, le CNU, des candidats aux postes de maîtres de conférences ; plus encore qu’aujourd’hui, le financement de la recherche sera conditionné à des appels à projets et à leurs évaluateurs, réduisant ainsi la liberté et l’indépendance des chercheurs, liberté d’expression et d’action qui sera de surcroît muselée par l’adoption au Sénat d’un délit de « trouble à la tranquillité et d’atteinte au bon ordre des établissements » passible de trois ans de prison, pour éviter blocages, AG et autres rassemblements dont les universités sont, comme on sait, coutumières. Pour manifester notre colère, notre fatigue, notre tristesse face à ces attaques, nous avons été appelés par plusieurs collectifs à une opération « écran noir » du vendredi 13 au mardi 17 novembre, date à laquelle la Loi de programmation de la recherche doit être adoptée à l’Assemblée Nationale. Plusieurs, parmi nous, avons été tentés de répondre présents et y avons renoncé, par conscience professionnelle.

Je lance, ici et maintenant, un autre appel : boycotter les activités en ligne, colloques, journées d’études, soutenances etc. qui auront lieu dans les semaines et, peut-être, les mois à venir et exiger de pouvoir, dans des délais raisonnables, retourner dans nos établissements pour y exercer notre métier physiquement, dans le respect des conditions sanitaires, y accueillir nos étudiants par petits groupes, pour les TD et les TP dans les facultés de sciences, comme nous l’avons fait pendant deux mois, pour que l’écart entre les étudiants des universités et ceux qui ont eu la chance d’être admis en classes préparatoires aux grandes écoles ne se creuse pas davantage, parce que l’enseignement, pas plus que la recherche, n’a vocation à s’exercer hors sol et parce que nos étudiants, déjà accusés d’être en partie responsables de la propagation de l’épidémie par goût immodéré de la vie nocturne, ne vont pas passer toute l’année universitaire sans contacts les uns avec les autres et derrière l’écran de leur ordinateur ou de leur téléphone." — Bénédicte Louvat