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Mémoire, souvenirs et réminiscence (Revue Chameaux)

Mémoire, souvenirs et réminiscence (Revue Chameaux)

Publié le par Marc Escola (Source : Revue Chameaux)

Mémoire, souvenirs et réminiscence

Pour son quatorzième numéro, la revue d’études littéraires Chameaux se propose d’explorer l’expression de la mémoire dans la littérature : la mémoire comme thème d’écriture, mais aussi la réminiscence comme méthode d’accès aux souvenirs.

Dans la nouvelle « Funes ou la Mémoire », Jorge Luis Borges explore l’idée d’une mémoire parfaite à travers le récit d’un homme atteint d’« hypermnésie » ; étouffé devant l’infinie quantité de souvenirs à sa disposition, il tente maintes fois d’en faire le classement par des chiffres, projet qui échoue par son caractère à la fois interminable et inutile : « Penser c’est oublier les différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats.1 » Ne pouvant vivre, Funes est condamné à se remémorer sa vie.

Le thème de la mémoire peut d’abord être pensé comme le résultat de l’écriture : ce travail exige une sélection de ce que l’on écrit – ce qui peut aspirer à une certaine pérennité – et écarte – ce qui sera pensé sans être écrit. Cela rejoint le principe du « fusil de Tchekhov », selon lequel chaque détail intégré dans une trame narrative, que l’on aborde la littérature, le théâtre ou le cinéma, doit avoir une utilité éventuelle dans la suite du récit : dans le cas contraire, l’élément doit être évacué, d’où l’importance de suivre une forme d’organisation des informations et des souvenirs afin d’arriver à en dégager une cohérence. L’importance de la classification des souvenirs est d’ailleurs l’un des défis auxquels fait face le protagoniste du film Memento, de Christopher Nolan : veuf et atteint d’une condition médicale rare limitant sa mémoire à quelques minutes, il tente de retrouver le meurtrier de sa femme pour le tuer, en se fondant sur des indices qu’il accumule sur son corps. Dans son cas, les extensions artificielles de la mémoire – photographies, notes, dessins – sur lesquelles il s’appuie ne constituent pas seulement une aide à son esprit, mais la seule mémoire sur laquelle il peut compter, de la même façon que les événements historiques doivent être consignés et contés à ceux qui n’ont pu les vivre. Les récits de souvenirs permettent, dans une perspective sociohistorique, la création d’une narration commune qui ouvre la voie à d’une mémoire collective, comme le remarque Emmanuel Kattan dans son essai Penser le devoir de mémoire. Or, si un héritage sans témoignage est condamné à l’oubli, l’écriture ne peut, à l’inverse, tout consigner : cette ambivalence dans le rapport au souvenir est abordée par Régine Robin dans La Mémoire saturée ; la mémoire, amenée à son point de saturation, serait peut-être l’une des imitations de l’oubli.

Ce thème peut également être approché en ce que la mémoire constitue un mode d’accès aux choses, en sa qualité de « réminiscence » : l’écriture, chez plusieurs auteurs et autrices, est la courroie d’accès aux souvenirs et le gage de la conservation de la mémoire. L’une des occurrences les plus fameuses du phénomène de la réminiscence en littérature est celle de l’épisode de la madeleine dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust : l’écriture, sorte de mémoire écrite, est consubstantielle à l’expérience sensorielle du souvenir. Quant à lui, Stendhal suggère, dans Vie de Henry Brulard, l’autobiographie de sa jeunesse, que la représentation artistique peut nuire à notre capacité à nous souvenir : « C’est là le danger d’acheter des gravures des beaux tableaux que l’on voit dans ses voyages. Bientôt la gravure forme tout le souvenir, et détruit le souvenir réel.2 » Si l’art accroît la capacité des humains à se souvenir, il comporte aussi le risque de la corrompre ou la distordre, d’où l’importance de s’appuyer sur de nombreux supports artistiques – littéraire, cinématographique, photographique, etc. – pour fonder l’édifice mémoriel.

Sous l’angle générique, en littérature le genre des mémoires est celui qui accomplit le plus manifestement l’impératif mémoriel : s’il est loin d’être neuf – on peut penser aux Mémorables de Xénophon ou aux Commentaires sur la Guerre des Gaules de Jules César –, il connaît son essor à l’âge classique, entre autres avec les Mémoires de Saint-Simon de Louis de Rouvroy et les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, œuvres qui inspireront toute une génération d’écrivains et d’écrivaines qui se feront mémorialistes, ainsi que diaristes. Par exemple, Azélie Papineau, dans ses journaux intimes (Vertiges), mêle les tourments de son âme et ceux de la société québécoise post-révoltes de 1837 et 1838, et Eric-Emmanuel Schmitt, avec Journal d’un amour perdu, tente de recomposer, avec les images du passé, une image lumineuse de sa mère disparue. Consignant ainsi leurs souvenirs, ces auteurs et autrices semblent aspirer non seulement à inscrire leur vie dans la mémoire collective, mais également à peindre, plus largement, les « mémoires d’une époque », participant du même coup à l’édification de son souvenir dans l’imaginaire social : Stefan Zweig, dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, revient sur le monde, celui qui l’a vu naître et vivre, d’avant la Seconde Guerre mondiale. Marguerite Duras investit aussi cet entremêlement de l’histoire individuelle et collective ; dans L’Amant, elle narre sa première histoire d’amour à travers le récit de l’Indochine de son enfance et de son adolescence. L’œuvre d’Annie Ernaux, aux frontières de la littérature et de la sociologie, travaille à restituer, à travers la narration de la vie de l’autrice, la mémoire des siens et de sa Normandie natale. Les avenues empruntées peuvent être multiples, mais de tels auteurs parviennent à se dire tout en peignant le monde. L’écriture constitue le moyen par lequel l’écrivain ou l’écrivaine redécouvre son passé, mais aussi celui par lequel il est créé aux yeux du lecteur. À ce propos, le film autobiographique La Danza de la Realidad, d’Alejandro Jodorowsky, dans lequel le réalisateur brosse le portrait de son enfance difficile – entre antisémitisme et tyrannie du père –, propose l’interaction entre les jeune et vieux Jodorowsky, le deuxième guidant le premier vers la vie qui l’attend. Si l’objet – son enfance – est sombre, l’artiste a ici le pouvoir de le peindre à nouveau, cette fois avec des couleurs vives : le cinéma permet ainsi, d’une part, la redécouverte du passé, et d’autre part la réconciliation avec celui-ci.

Enfin, si le passé que l’on cherche à mettre au jour peut se donner sans violence, la consignation du souvenir doit parfois surmonter l’obstacle que représente le trou de mémoire : dans ce cas, l’écrivain ou l’écrivaine aura la tâche, à travers l’écriture, de restituer une part de la mémoire disparue, celle que l’on a oubliée ou que l’on garde consciemment dissimulée. Esthétique de la trace, du fugace, de l’ellipse, de la piste à reconstituer.

Chameaux vous invite donc à explorer les différentes formes que peuvent revêtir la mémoire et la réminiscence en littérature et dans les autres arts. Les propositions d’articles peuvent, entre autres, porter sur l’un ou plusieurs des thèmes évoqués précédemment :

-Classification des souvenirs

-Phénomène de la réminiscence

-Apport de l’art dans le devoir de mémoire

-Corruption/distorsion de la mémoire de la réalité par l’art

-Genre littéraire des mémoires ou des pseudo-mémoires

-Écriture mémorialiste ou diariste

-Écriture de la mémoire individuelle à travers la mémoire collective

-Amnésie et trou de mémoire : restitution/reconstitution de la mémoire

-Mémorisation des textes pour la culture orale

-Importance de la mémoire dans l’éducation

-Etc.

La revue Chameaux encourage les approches pluridisciplinaires et comparatives portant sur la littérature, la philosophie, le théâtre, le cinéma, l’histoire, l’histoire de l’art, la peinture, la sculpture, les jeux vidéo, la musique, la sociologie, l’anthropologie, les études médiatiques, les sciences politiques, à la condition que la proposition ait au moins une composante liée aux principaux domaines abordés par la revue (littérature, théâtre et cinéma).

Notez que les contributions peuvent prendre la forme d’articles critiques ou d’essais.

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Les propositions de contribution (300 mots maximum) sont attendues pour le 1er août 2021. Veuillez nous les faire parvenir à l’adresse suivante : chameaux@lit.ulaval.ca.

N’hésitez pas à nous écrire à cette adresse ou à visiter notre site internet, https://revuechameaux.org, si vous souhaitez obtenir plus d’informations.

 

Bibliographie

Barthes, Roland, La chambre claire : Note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980.

Bartlett, Frederic Charles, Remembering; a study in experimental and social psychology, Cambridge, The University Press, 1967 (1932).

Bergson, Henri, Matière et mémoire : essai sur la relation du corps à l'esprit, édition critique dirigée par Frédéric Worms, Paris, Presses universitaires de France, 2012.

Delisle, Guy, Chroniques de jeunesse, Montréal, Éditions Pow pow, 2021.

Doubrovsky, Serge, La place de la madeleine, Grenoble, UGA Éditions (Archives critiques), 2000.

Giraudoux, Jean, Siegfried et le Limousin, Paris, Grasset, 1945.

Hamelin, Louis, La constellation du lynx, Montréal, Boréal (Compact), 2012.

Kattan, Emmanuel, Penser le devoir de mémoire, Paris, Presse universitaires de France, 2002.

Montaigne, Michel de, « De l’institution des enfants, à Madame Diane de Foix, Comtesse de Gurson », dans Essais I, édition d’Emmanuelle Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard (Folio classique), 2014, pp. 312-358.

Nora, Pierre, Présent, nation, mémoire, Paris, Gallimard, 2011.

Ricoeur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2003.

Robin, Régine, La mémoire saturée, Paris, Stock (Un ordre d’idées), 2003.

Robin, Régine, Berlin chantiers, Paris, Stock (Un ordre d’idées), 2001.

Roy, Gabrielle, La Détresse et l’Enchantement, Montréal, Boréal (Compact), 2014 (1996).

Valéry, Paul, Cahiers, édition établie, présentée et annotée par Judith Robinson-Valéry, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2 vol., 2010.

Voltaire, « Aventure de la mémoire », dans Œuvres complètes, Paris, Paris, Garnier frères, vol. XXI, 1879 (1773), p. 479.

Weinrich, Harald, « La mémoire linguistique de l’Europe », dans Langages (juin 1994), pp. 13-24.

Yates, Frances Amelia, The art of memory, Chicago, University of Chicago Press, 1966.

 

 

[1] Jorge Luis Borges, « Funes ou la Mémoire », dans Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Jean Pierre Bernès, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), vol. I, 2013 (1993), p. 516.

[2] Stendhal, Vie de Henry Brulard, édition établie sur le manuscrit, présentée et annotée par Béatrice Didier, Paris, Gallimard (Folio classique), 2017, p. 418.