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"Martin Rueff, L’extrême contemporain", par Jean-Pierre Ferrini (Diacritik.com)

Publié le par Université de Lausanne

"Martin Rueff, L’extrême contemporain", par Jean-Pierre Ferrini

En ligne sur Diacritik.com le 18 février 2022:

"Martin Rueff écrit depuis longtemps entre les langues, ou plus exactement entre la langue française et la langue italienne, qu’il traduit, à la « jonction » des deux pour reprendre le titre de son précédent livre (La Jonction, Nous, 2019). Cette fois, il expérimente pleinement la langue italienne, non en la traduisant mais en l’écrivant.

Pour l’expliquer, Martin Rueff revient sur un terme, qu’il avait déjà utilisé dans Comme si quelque (Comp’Act, 2006), qui appartient au registre de la plongée sous-marine, le Blood shift (transfert sanguin). On pourrait comparer, précise-t-il dans l’avertissement de Verticale ponte, ce phénomène qui libère les poumons après une longue immersion en apnée dans les profondeurs océaniques, au fait d’écrire des vers dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle.

 Mais si l’italien n’est pas la langue maternelle de Martin Rueff, elle est en revanche celle de son fils et de sa fille, qui vivent à Bologne. Durant ce qu’on appelle le « premier confinement » (printemps 2020), il a passé avec eux plus de temps qu’à l’accoutumée, la période qui correspond à l’écriture des poèmes de Verticale ponte, des poèmes par conséquent inspirés par leur langue maternelle, par un langage enfantin, comme il dicte au cœur, par un regard, une forme d’innocence (on aurait envie de la qualifier de rousseauiste) qui ne voit pas le monde avec la même gravité que les adultes, ou qui ne se contente pas de répéter l’universel reportage. Les rôles s’inversent. Le père, afin d’entrer dans le royaume de la poésie et de déjouer les pièges de la gazette (cette pandémie en regorge), se fait petit comme un enfant. « C’est quand tu ne voulais pas la dire que la poésie t’est le mieux venue… » Il apprend ainsi une nouvelle grammaire avec les accents parfois poignants d’une chanson de Franco Battiato, voire d’Alessandra Amoroso, une star de la variété italienne que sa fille écoute. L’italien, un italien intérieur, intériorisé, autoriserait plus de familiarité, plus d’intimité que l’extériorité naturelle du français.

Un second mouvement anime, redouble toutefois l’apparente légèreté des poèmes de Verticale ponte. Martin Rueff ne s’est pas mis seulement à l’école de ses enfants, mais aussi à l’écoute des poètes aimés, i poeti sconfinati, le sous-titre du recueil qu’on pourrait traduire par les poètes déconfinés, littéralement sans limites, par-delà le confinamento ou le lockdown. Dans les entrelacements du poème, on reconnaît Pound, Eliot, Montale, Saba, Dante, Attilio Bertolucci (la chambre d’Attilio Bertolucci), Apollinaire, Jaccottet, Vittorio Sereni (les instruments humains de Vittorio Sereni), Georges Oppen, Jean-Patrice Courtois… En référence à Hugo ou à Baudelaire, Martin Rueff se demande s’il existe encore la possibilité d’une poésie politique, et tente de dépolitiquer de l’intérieur le langage, de le déclaquemurer, en ouvrant des fenêtres, en suivant l’illimité des collines verdoyantes qui entourent l’agitation urbaine de Bologne, deux écureuils, sconfinati, qui sautillent sur les toits, un vieil homme à son balcon étendant sa serviette de plage à l’effigie de Spiderman, l’éclat de rire d’une bulle de savon, un nuage dans le ciel serein d’un 25 Avril, la délectation du nom « Roquefort », en français dans le texte, dans la bouche d’une enfant, etc.

L’expression verticale ponte n’est pas facile à traduire. Il ne s’agit pas que d’un « pont vertical ». Les deux mots désignent une double posture qui s’apparente à des exercices de gymnastique ou de yoga, comme on le lit au centre du livre dans le poème éponyme (XXVII). La première figure, la verticale, consiste à faire le « poirier », c’est-à-dire à tenir en équilibre sur la tête, les jambes en l’air, puis d’essayer de marcher sur les deux mains, les jambes pliées en arrière, une figure que Martin Rueff compare à l’étrange acrobatie de la fresque du musée archéologique d’Heraklion, en Crête, qui représente le saut d’un homme sur le dos d’un taureau (Taurokatapsia). La seconde figure, tout autant acrobatique, il ponte, consiste à faire le « pont », c’est-à-dire un arc avec son dos le bassin vers le haut, les pieds et les mains solidement amarrés au sol. […]"

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