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Lukács 2016 : cent ans de « Théorie du roman »

Lukács 2016 : cent ans de « Théorie du roman »

Publié le par Emilien Sermier (Source : Andréas Pfersmann)

Centre d’études sur le Roman et le Romanesque (CERR / CERCLL)

Université de Picardie Jules Verne

 

Appel à contributions

pour le n°8 de la revue « Romanesques » (Paris, Classiques Garnier, 2016)

 

Lukács 2016 : cent ans de « Théorie du roman »

 

Parue pour la première fois sous forme de livre en 1920 à Berlin chez l’éditeur Paul Cassirer, La Théorie du roman de György Lukács avait vu le jour en réalité quatre ans plus tôt dans la Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft de Max Dessoir. Eu égard à l’écho vaste et durable de cet ouvrage[1] que l’auteur avait conçu dans un premier moment comme une introduction à une étude sur Dostoïevski restée en l’état embryonnaire, la revue Romanesques (éd. Classiques Garnier, Paris) entend lui rendre hommage à cent ans de sa première parution.

 

Célébrer une œuvre inclassable signifie s’attaquer aux multiples facettes qui caractérisent sa complexité et sa radicalité. La Théorie du roman occupe une place à part dans l’esthétique littéraire du XXe siècle, ainsi que dans l’œuvre de György Lukács. Il est notoire que, après avoir composé cet écrit de jeunesse à Heidelberg au cours de l’hiver 1914-1915, Lukács d’une part l’ « amputera » de sa partie sur Dostoïevski qu’il n’achèvera jamais et, de l’autre, le fera précéder, à partir de sa réédition en 1962, d’un avant-propos en guise d’autocritique, destiné à alimenter l’hypothèse d’une coupure irréversible dans son parcours intellectuel. D’après un tournant exégétique inauguré, dans les années 1960, par Lucien Goldmann (passeur averti de La Théorie du roman en France), un Lukács obligé de composer, bon gré mal gré, avec les recettes esthétiques d’un marxisme en pleine sclérose étatique aurait succédé, à partir des années 1930, au penseur éblouissant de l’âge juvénile. Suivant cette lecture, l’originalité à plus d’un égard subversive de la pensée de Lukács se serait progressivement mais inexorablement estompée après la rédaction d’Histoire et conscience de classe (1923), autre chef-d’œuvre de la pensée marxiste ayant fait l’objet d’un anathème officiel, que l’auteur assortira en 1967 d’une préface tenant lieu de rétractation partielle.

 

Quelle est la place de La Théorie du roman dans l’itinéraire intellectuel de György Lukács ?

Célébrer les cent ans da La Théorie du roman revient dès lors à s’interroger une fois de plus sur la particularité et les contradictions de l’esthétique lukacsienne, ainsi que sur la façon dont celle-ci croise les soucis politiques et philosophiques de son temps. On peut se demander dès lors s’il y a « un » ou « plusieurs » Lukács, correspondant à des séquences indissociablement biographiques, historiques et politiques. Y a-t-il une Kehre lukacsienne et quels sont ses effets et ses enjeux esthétiques, philosophiques, idéologiques ? Quelle que soit la réponse que l’on donne à cette interrogation, il y a lieu de se pencher une fois de plus sur les rapports entre les écrits de jeunesse, comme La Théorie du roman et L’Âme et les formes (1911), et les innombrables études de la maturité de l’auteur : Le Roman historique, les écrits sur les « réalistes » français, allemands, russes du XIXe siècle, sur Thomas Mann, ainsi que les analyses littéraires contenues dans la monumentale Esthétique de 1963. En quoi le « réalisme critique » (formulation lukacsienne de 1957[2]) s’oppose-t-il notamment à l’esthétique de l’expressionnisme et à ses théoriciens qui s’autorisèrent aussi (à tort ou à raison) de la production du jeune Lukács, caractérisée par ce que Michael Löwy appellera le « romantisme révolutionnaire » ? Cette dernière question ouvre le chapitre, aujourd’hui plus que jamais d’actualité, des rapports entre La Théorie du roman et les penseurs-clefs de la Modernité qui s’appuyèrent et, pour certains d’entre eux, s’appuient toujours sur les intuitions de jeunesse, voire de la maturité de György Lukács.

 

Le roman et son destin : dépérissement, sursis ou relève ?

Nous souhaitons assortir cette première partie, s’adressant en priorité aux spécialistes de la philosophie et de l’esthétique lukacsiennes, d’une interrogation sur le roman et son destin. Dans la réflexion du jeune Lukács, le genre romanesque, en tant que quête impossible de valeurs authentiques menée par un héros problématique dans un univers dégradé, est au cœur d’une eschatologie tournée vers la « vie essentielle » et le dépassement de « l’âge de la peccaminosité parfaite » (Zeitalter des vollendeten Sündhaftigkeit). Par le truchement de ce vocabulaire tantôt kantien tantôt fichtéen, dès 1916 la production de Lukács fait état de l’exigence de dépasser une socialisation et une forme de vie où les valeurs ne sauraient se déployer que sous une forme implicite et caricaturale. Le romancier a beau tenter de préserver son intégrité au moyen d’une ironie implacable et corrosive, La Théorie du roman s’achève sous le signe de l’attente messianique et de l’apparition de l’ « athéisme religieux » de Dostoïevski, avec son œuvre empreinte de « sainteté », dont on ne saurait dire si elle « n’est qu’un commencement ou déjà un accomplissement[3] ». Qu’en est-il du roman au cours de ce processus de « défétichisation » de la vie sociale, effet de l’expérience esthétique que Lukács appelle de tous ses vœux ? Le genre romanesque est-il destiné à disparaître avec la civilisation qui l’a rendu possible, ou bien va-t-il s’adapter aux nouvelles conditions et formes de vie inaugurées par la « communauté qui vient » ? Dans une conférence tenue à Moscou en 1934[4], Lukács semble associer ce tournant historique  à un renouveau de l’épos qui ne coïncide cependant pas avec le ton apologétique des chantres d’une révolution de plus en plus introuvable. Dès lors, quel est le destin du roman dans le cadre d’une telle transition, caractérisée par la rareté des moyens et l’urgence des fins ? Le roman sera-t-il clôturé par un retour en force de l’épos, comme semble le penser le Lukács hégéliano-marxiste des années 1930, ou bien se dissoudra-t-il dans une forme inédite de la narration dont aujourd’hui, cent ans après La Théorie du roman et presque quatre-vingts ans après l’essai de W. Benjamin sur le « Narrateur », on peut toujours s’évertuer à saisir la silhouette fuyante ?

 

Le jugement esthétique lukacsien : un « crible » intempestif

Parallèlement à ce questionnement portant sur l’eschatologie du roman et les modalités de son dépérissement éventuel, nous souhaiterions que le débat s’engage sur un certain nombre de « cas littéraires » soulevés par La Théorie du roman et les écrits ultérieurs de son auteur. Qu’en est-il notamment aujourd’hui du « problème-Dostoïevski » depuis toujours chevillé au cœur de la réflexion esthétique de Lukács, ou bien de l’opposition Kafka (vs) Thomas Mann à laquelle Lukács consacrera un chapitre de La Signification présente du réalisme critique[5] ? Et que dire des nombreuses fins de non-recevoir que Lukács oppose notamment à Flaubert et Zola, pour ne rien dire de Proust, Joyce, Musil et Dos Passos ? Au cours des années 1930 Lukács remplacera, dans son « panthéon » littéraire, Flaubert par Balzac, Dostoïevski par Tolstoï et, quant à la production littéraire plus récente, il marquera sa préférence pour les auteurs qui s’abstiennent de briser le cadre du récit épique. Romain Rolland, Roger Martin du Gard, Friedrich Dürrenmatt, Elsa Morante et surtout Thomas Mann deviennent ainsi les parangons d’une production romanesque qui, tout en dénonçant les dégâts du capitalisme tardif, ne cède pas aux sirènes de la désillusion et du repli sur soi, sauvegardant un paradigme somme toute traditionnel de la subjectivité et de ses modalités narratives. Faut-il envisager de telles options littéraires comme l’effet d’un jugement de goût irrévocablement passéiste, aligné sur un formalisme anachronique, ou bien comme le signe d’une méfiance à l’égard d’esthétiques autoréférentielles à l’aspect iconoclaste, mais vouées néanmoins parfois au solipsisme et à l’échec ?    

 

« Théorie », « pensée », ou « ontologie sociale » du roman ?

De même, nous souhaiterions contribuer à faire le point sur les conceptions du roman qui, après la parution de La Théorie du roman et en relation plus ou moins étroite avec elle, ont pris soin de ne pas dissocier le jugement esthétique de son corrélat historique. Qu’en est-il aujourd’hui de l’exigence éthique et du ton parfois tragique, pour ne pas dire apocalyptique, qui se dégage de l’œuvre de jeunesse de Lukács ? Que reste-t-il, à l’âge de la société marchande mondialisée, de la réflexion lukacsienne à propos du destin du roman, de la crise et de la transmutation des valeurs ? Le roman et plus largement l’œuvre d’art, sont-ils justiciables d’un « contenu de vérité » (Wahrheitsgehalt), comme le pensaient Adorno, Benjamin et Lukács, ou bien leur effet s’épuise-t-il dans la sphère subjective d’un libre jeu des facultés ? Quelle place la « pensée du roman » envisagée notamment par Thomas Pavel réserve-t-elle aux soucis historiques et eschatologiques qui vertèbrent la critique lukacsienne (que l’on pense aux implications sociologiques et idéologiques de l’analyse et de la typologie lukacsiennes du roman) ?  On pourrait d’ailleurs se demander, à ce propos, dans quelle mesure les options « cognitiviste » et « culturelle » s’excluent mutuellement… Le roman peut-il faire l’objet d’une analyse visant à dégager des constellations de sens à cheval entre l’œuvre et son contexte (les fameuses « structures significatives », d’après la terminologie de L. Goldmann), ou bien la critique littéraire doit-elle faire le deuil de toute herméneutique historique ou politique de l’œuvre ?

 

L’actualité de La Théorie du roman, œuvre inclassable et déjà étonnamment puissante d’un penseur en pleine quête et formation, réside tout d’abord dans ce questionnement aux échos multiples, auquel nulle critique exigeante et soucieuse de sa place dans le monde ne saurait aujourd’hui se soustraire.  

 

 

Suivant l’usage de la revue, la partie thématique de Romanesques n° 8 (2016), consacrée aux cent ans de La Théorie du roman, sera précédée de deux contributions sur la notion de « romanesque » et s’achèvera sur un entretien entre Andréas Pfersmann et le romancier autrichien Robert Menasse.

 

Les propositions d'articles (sous forme de résumés d’environ 20 lignes) doivent être envoyées à Carlo Umberto Arcuri (carlarc@hotmail.fr) et à Andréas Pfersmann (pfersmann@gmail.com) avant le 15 avril 2014. Elles seront examinées par les coordinateurs et par la rédaction de la revue dans les plus brefs délais. Les articles rédigés (30000 signes environ maximum, espaces et notes compris) seront acceptés jusque fin février 2015. Ils seront anonymés et soumis au comité de lecture de Romanesques, pour une publication début 2016.

 

Carlo Umberto Arcuri, Université de Picardie - Jules Verne (CERR / CERCLL)

Andréas Pfersmann, Université de la Polynésie française (EASTCO) et CERC (Paris-3)

 

 

[1] La Théorie du roman est régulièrement rééditée notamment en France depuis 1971.

[2] Cf., György Lukács, Die Gegenwartsbedeutung des kritischen Realismus, 1957 (trad. fr. : La Signification présente du réalisme critique, Paris, Gallimard, 1960).

[3] Lukács, La Théorie du roman, Paris, Gonthier, 1971, p. 155.

[4] Lukács, « Rapport sur le roman », in Écrits de Moscou, Paris, Éditions sociales, 1974, pp. 63-78.

[5] G. Lukács, « Franz Kafka ou Thomas Mann ? », in  La Signification présente du réalisme critique, op. cit., pp. 86-168.