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Littérature et esprit de sérieux au XIXe s. (Strasbourg)

Littérature et esprit de sérieux au XIXe s. (Strasbourg)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Bertrand Marquer)

Littérature et esprit de sérieux au XIXe siècle 

Strasbourg, 1-2 avril 2021

 

 

Dans Les Règles de l’art, Pierre Bourdieu dresse un portrait peu flatteur d’Edmond Duranty et de Champfleury, dont il raille les « dispositions petites-bourgeoises » et l’« esprit de sérieux »[1

Dans Les Règles de l’art, Pierre Bourdieu dresse un portrait peu flatteur d’Edmond Duranty et de Champfleury, dont il raille les « dispositions petites-bourgeoises » et l’« esprit de sérieux »[1]. C’est de fait ce sérieux que revendique la revue Réalisme dans la croisade qu’elle lance contre le romantisme, rappelant, comme Henri Thulié, que « la littérature a un but sérieux », et qu’elle doit « se faire sérieusement » pour que le public « la pren[ne] au sérieux »[2].

Selon Erich Auerbach, cet esprit de sérieux correspond avant tout à un point de vue porté sur le réel, qui remonterait, si l’on suit la thèse formulée dans Mimésis, aux Évangiles, premiers textes à représenter le quotidien familier de manière sérieuse en l’associant à la gravitas antique. C’est en ce sens que le « traitement sérieux de la réalité contemporaine » peut devenir pour Auerbach un des « fondements du réalisme moderne »[3], car il fait de la représentation du trivial non un instrument de comique ou de satire (un simple jeu), mais un vecteur de vérité.

Dans les faits, cet « esprit de sérieux » relève pourtant sans doute moins d’une esthétique que d’une posture (une posture d’autorité), dont il convient d’interroger les soubassements, et de différencier les usages. Dans son projet d’article rédigé vers 1855, Baudelaire faisait d’ailleurs du réalisme une mystification, un « canard » que Champfleury, qui « a voulu faire une farce au genre humain »[4], est contraint malgré lui de prendre au sérieux. La « blague »[5] lui aurait donc échappé, l’obligeant à prendre ses distances avec ce qu’il considère comme « un mot de transition » voire une « machine de guerre pour exciter à la haine contre une génération nouvelle »[6]. Car le danger de cette posture, Champfleury comme Baudelaire l’ont bien compris, c’est qu’elle menace d’assimiler la révolte portée par cette « génération nouvelle » à l’attitude de leurs adversaires – non parce qu’ils ont les mêmes idées, mais parce qu’ils partageraient le même esprit (de sérieux).

En liant le réalisme à une mystification, la remarque de Baudelaire vise en effet peut-être moins à discréditer un « signe de ralliement » qu’à formuler une mise en garde contre sa tournure (« tout cela a mal tourné », note Baudelaire, après avoir précisé que « Champfleury était excusable » car « exaspéré par la sottise, le poncif et le bon sens »[7]). Or, cette tournure, c’est précisément l’esprit de sérieux qui l’incarne, cet esprit dont on sait qu’il est un élément clé de l’idéologie bourgeoise[8], son « mode d’être et de pensée spécifique »[9]. Le pragmatisme revendiqué par les premiers réalistes, leurs attaques contre la poésie et la fantaisie, mais aussi la revendication du « sérieux » de la science sont de fait des traits caractéristiques de la pensée bourgeoise telle que l’incarnent, exemplairement, le Prudhomme d’Henry Monnier, puis le Homais de Flaubert ou encore le Bonhomet de Villiers de l’Isle-Adam. La gravité, dès lors, menace de s’inverser en lourdeur, en bêtise ou en vanité, en renvoyant à ces « dispositions petites-bourgeoises » que Bourdieu repérait chez Duranty ou Champfleury, mais aussi à la « sottise », au « poncif » et au « bon sens » qui auraient pourtant, selon Baudelaire, exaspéré ce même Champfleury.

À la fois remède (contre les supposés dangers de la « fantaisie ») et poison (instillant la « gravité » pontifiante du Bourgeois), l’esprit de sérieux constitue par conséquent une arme à double tranchant, dont ce colloque ambitionne de cerner les emplois et traductions. Le « réalisme » du XIXe siècle permet en effet d’interroger les fonctions rhétorique et poétique allouées à cet esprit de sérieux dans le positionnement d’une œuvre ou d’un auteur. Mais il permet également d’étendre la réflexion à la place qu’occupe ce même esprit de sérieux dans la réception d’une œuvre ou dans l’intronisation d’un auteur, et d’interroger ainsi le rôle du « sérieux » dans la constitution même de l’histoire littéraire et de ses panthéons.

Pistes (non exhaustives) de réflexion :

1)    Esprit de sérieux et blague : réalisme et « mimologie »

La blague traduit, au XIXe siècle, une pratique ambivalente du scepticisme, qui peut renvoyer à l’exercice d’un esprit critique associé au « non-sérieux » (le « grotesque triste »[10] de Flaubert, le point de vue de la « Blague supérieure »[11]) ou à sa dénaturation, justement, en esprit de sérieux (à l’image de Homais, qui fait de la blague une figure prudhomesque articulant gravité et vacuité). Dans son Essai sur la représentation littéraire, Jean-Louis Cabanès[12] a bien montré la parenté du sérieux et de la blague (qui n’est pas son contraire, mais son « négatif »), et fait ainsi apparaître son importance dans l’ambition réaliste. La blague a en effet à voir avec ce qu’il appelle la « mimologie »[13], soit un art de l’imitation qui permet d’articuler la satire du Bourgeois (qui ne fait que répéter des poncifs, qui est toujours typique) à la logique réaliste (qui suppose de prendre le réel au sérieux). Ainsi comprise, cette « mimologie » invite à réévaluer le lien entre mimesis et blague, et plus largement le rôle de la mystification en régime réaliste. Car s’il « a fallu […] croire », comme l’écrit Baudelaire, au « canard »[14] que fut le réalisme, c’est certes en vertu de l’emballement d’un public peu enclin à l’esprit de distinction, mais peut-être également parce que le piège tendu à « l’adversaire » bourgeois supposait que l’on se prenne au jeu et, finalement, au sérieux. Aussi la mystification est-elle sans doute constitutive de l’ambition réaliste – parce qu’il s’agit de « donner l'illusion complète du vrai » (pour reprendre la formule de Maupassant), mais aussi de donner l’illusion du sérieux.

Comment s’articule, par conséquent, cette « mimologie » blagueuse à l’ambition mimétique dominant la production romanesque de la seconde moitié du XIXe siècle ? Peut-on considérer que la blague, en tant que mystification, prend paradoxalement le relais de la « fantaisie » dans son ambition de dépasser la simple transcription du réel, et de le rendre signifiant ?

2)    Esprit de sérieux et « esprit de parodie »

On pourrait finalement conclure que l’esthétique réaliste parodie l’esprit bourgeois pour en faire un trait de satire. Une telle conclusion supposerait néanmoins que l’on étende la notion de « texte » à celle de « discours », dans la mesure où la parodie se définit, a minima, comme « la transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier »[15]. Or, de quel « texte » peut bien relever la transformation d’un « esprit » ?

Le sérieux du réalisme aurait dans ces conditions davantage à voir avec cet « esprit de parodie » dont Daniel Sangsue fait le « corollaire » d’une « essence »[16]. Un esprit caractéristique du XIXe siècle, et qui s’épanouit plus particulièrement dans sa seconde moitié, la parodie devenant, pour Daniel Sangsue, « l’exutoire d’une génération qui se pense condamnée au second degré »[17]. Si relation parodique il y a, celle-ci ne pratiquerait donc que la secondarité, dans la mesure où, comme l’a montré Jean-Louis Cabanès, le « modèle » est lui-même présenté comme une imitation (le Bourgeois est essentiellement singe ou perroquet).

Ce second degré, qui s’exprime notamment par le biais de l’esprit fumiste ou de « l’humour noir » pratiqué par Huysmans[18], se distingue formellement et idéologiquement de l’ironie romantique, mais prolonge sans doute son ambition d’incarner un « jeu » sérieux[19], en demeurant la « circonlocution »[20] d’un esprit dont il s’agit de cerner la vanité.

Aussi pourra-t-on s’interroger sur les procédés utilisés pour convertir cet « esprit » en « texte » (en particulier la reprise d’un langage, sous la forme de clichés, d’énonces doxiques ou du « surcodage » étudié par Catherine Dousteyssier-Khoze[21]), afin de cerner leurs liens avec l’ironie, la parodie, et ainsi dégager, peut-être, une histoire du second degré au XIXe siècle, qui restituerait à « l’esprit de sérieux » sa part comique – et inversement.

3)    Esprit de sérieux et esprit critique

Cette histoire, les théoriciens actuels du « rire moderne » l’ont déjà en grande partie faite, en insistant notamment sur la contamination du sérieux par le risible[22], contamination qui abolirait progressivement leur articulation dialectique au profit du non-sens, de l’absurde ou du néant (dont l’esprit Dada, inspiré du « comique idiot » du café-concert, constituerait une sorte de point limite). L’histoire de cette contamination a pour corollaire une défense du comique et de sa place dans la hiérarchie des genres (en particulier la poésie[23]) et des œuvres (peut-on prendre au sérieux une œuvre comique – ou, plus exactement, le comique peut-il être un gage de gravité au sens où l’entendait l’antiquité[24]?).

Une telle démarche, qui prône la réévaluation de la part comique de la littérature du XIXe siècle, invite également à s’interroger sur le poids de l’esprit de sérieux dans les lettres elles-mêmes : sur son rôle dans l’activité critique et dans les choix académiques effectués, et dans la constitution d’une histoire littéraire du XIXe siècle. Ce colloque souhaiterait par conséquent être l’occasion de réfléchir au rôle de cet esprit de sérieux au sein des pratiques de lecture (professionnelles ou non) et à ce qu’il traduit de notre conception de la littérature.

Les propositions de communication sont à adresser  au plus tard le 15 janvier 2021 à bmarquer@unistra.fr

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Éléments de bibliographie

Erich Auerbach, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968.

Sandrine Berthelot, L'esthétique de la dérision dans les romans de la période réaliste en France (1850-1870) : genèse, épanouissement et sens du grotesque, Paris, Champion, 2004.

Jean-Pierre Bertrand, Les Complaintes de Jules Laforgue : Ironie et désenchantement, Paris, Klincksieck, 1997.

Gilles Bonnet, L’Écriture comique de Huysmans, Paris, Champion, 2003.

Éric Bordas (dir.), Ironies balzaciennes, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2003.

Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Seuil, 1992.

Jean-Louis Cabanès, Jean-Pierre Saïdah (éd.), La Fantaisie post-romantique, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2003.

Jean-Louis Cabanès, Le Négatif. Essai sur la représentation littéraire au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2011.  

Jean Cohen, « Comique et poétique », Poétique, Paris, Seuil, 1989, n° 61, p. 49-61.

Michel Crouzet, « Sur le grotesque triste dans Bouvard et Pécuchet », dans Flaubert et le comble de l’art. Nouvelles recherches sur Bouvard et Pécuchet, Paris, CDU et SEDES, 1981, p. 49-74.

Catherine Dousteyssier-Khoze, Zola et la littérature naturaliste en parodies, Paris, Eurédit, 2004.

Daniel Grojnowski, Aux commencements du rire moderne : l'esprit fumiste, Paris, José Corti, 1997.

Jean-François Louette, Michel Viegnes (éd.), Poésie et comique, Humoresques, n° 13, 2001.

Maurice Ménard, Balzac et le comique dans La Comédie humaine, Paris, PUF, 1983.

Franco Moretti, « Serious Century », The Novel, vol. 1: History, Geography, and Culture (Franco Moretti éd.), Princeton University Press, 2006, p. 364-400.

Steve Murphy, Homais et Cie, Paris, Classiques Garnier, 2020, Tome I.

Nathalie Preiss, Pour de rire ! La blague au XIXe siècle, Paris, PUF, 2002.

Denis Saint-Amand, Le style potache, Genève, La Baconnière, 2019.

Daniel Sangsue, La Relation parodique, Paris, José Corti, 2007.

Henri Scepi, Poétique de Jules Laforgue, Paris, P.U.F., 2000.

J. L. H. Thomas, En quête de sérieux, Paris, Les Éditions du Cerf, 1998.

Alain Vaillant, Baudelaire, poète comique, Presses Universitaires de Rennes, 2007.

Alain Vaillant, « Balzac matérialiste, philosophe-blagueur », dans Un matérialisme balzacien ? (Éric Bordas, Jacques-David Ebguy et Nicole Mozet dir.). Mise en ligne le 14/2/2011 : http://balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/materialisme.html).

Alain Vaillant, « Le propre de l’homme moderne », dans Le rire moderne (Alain Vaillant, Roselyne de Villeneuve dir.), Presses universitaires de Paris Nanterre, 2013, p. 21-31.

Alain Vaillant, « L’art du comique qui ne fait [plus] rire », dans Honoré de Balzac. Le Cousin Pons (Aude Déruelle dir.), Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 81-100.

Marie-Ange Voisin-Fougère, « Le sérieux et la feinte. Le bourgeois dans la littérature réaliste », Romantisme, 1995, n°87, p. 3-12.

Marie-Ange Voisin-Fougère, L’ironie naturaliste : Zola et les paradoxes du sérieux, Paris, Honoré Champion, 2001.

 

 

[1] Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992, p. 135.

[2] Voir les articles rédigés par Henri Thulié, « Du roman » et « Les écoles et les idées », Réalisme, 5 novembre 1856, recueillis dans Réalisme (1857-1857). Journal dirigé par Edmond Duranty, éditiond e Gilles Castagnès, Paris, Classiques Garnier, en particulier p. 55 et 67.

[3] Erich Auerbach, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968, p. 487.

[4] Charles Baudelaire, « Puisque réalisme il y a », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. 57.

[5] Ibid.

[6] Champfleury, Le Réalisme, Paris, Michel Lévy Frères, 1857, p. 5.

[7] Charles Baudelaire, op. cit., p. 58.

[8] Voir Marie-Ange Fougères, « Le sérieux et la feinte. Le bourgeois dans la littérature réaliste », Romantisme, 1995, n°87, p. 3-12.

[9] Jacques Noiray, « Vers la représentation réaliste », dans J.-Y. Tadié (dir.), La Littérature française : dynamique et histoire, tome II, Gallimard, 2007, p. 457-458La Littérature française : dynamique et histoire II, p. 457.

[10] Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet [21-22 août 1846], Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, t. I, p. 307.

[11] Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet [7 octobre 1852], ibid., 1980, t. II, p. 168.

[12] Jean-Louis Cabanès, Le Négatif. Essai sur la représentation littéraire au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2011, en particulier p. 138-148.

[13] Ibid., p. 148.

[14] Charles Baudelaire, op. cit., p. 57.

[15] Daniel Sangsue, La Relation parodique, Paris, José Corti, 2007, p. 104.

[16] Ibid., p. 16.

[17] Ibid., p. 51.

[18] A. Meunier [Huysmans], « J.K. Huysmans », Les Hommes d’aujourd’hui, n° 263, 1885.

[19] Voir René Bourgeois, L’ironie romantique, Presses Universitaires de Grenoble, 1974.

[20] Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, « Champs », 1979, 1re éd. 1964, p. 58.

[21] Voir Zola et la littérature naturaliste en parodies, Paris, Eurédit, 2004, p. 67-76.

[22] Voir Alain Vaillant, qui pointe la « double contamination du sérieux par le risible, du risible par le sérieux. » (« Le propre de l’homme moderne », dans Le Rire moderne dans Le rire moderne, Alain Vaillant, Roselyne de Villeneuve dir., Presses universitaires de Paris Nanterre, 2013, p. 30.

[23] Voir les débats suscités par « l’hétéropathie » prêtée au comique par Jean Cohen (« Comique et poétique », Poétique, n° 61, Seuil, 1989), et la réfutation apportée dans le numéro d’Humoresques consacré aux liens entre poésie et comique (Humoresques, n° 13, Jean-François Louette et Michel Viegnes éd., 2001).