Questions de société

"Les salopes", par Kathleen Evin (Diacritik.com)

Publié le par Université de Lausanne

Mis en ligne sur Diacritik.com, le 10 mai 2022

"Les salopes", par Kathleen Evin

"Ce sont deux petits livres qui, en un bizarre carambolage, figurent sur la même table, celle des parutions récentes, chez vos libraires.  Étrange, en effet, de lire dans le même élan Misogynie, une nouvelle de l’irlandaise Claire Keegan (traduit par Jacqueline Odin chez Sabine Wespieser) et Nous ne vieillirons pas ensemble, réédition en poche (L’Olivier) du récit largement (totalement ?) autobiographique du cinéaste Maurice Pialat. Car, même si celui-ci a été écrit voici un demi-siècle et celui-là publié en février dernier par le New Yorker, tous deux parlent exactement de la même chose : qu’attendent les hommes, la plupart d’entre eux au moins, des femmes ? Et, en refermant ces deux livres, on se dit qu’en un demi-siècle, rien n’a vraiment changé. Sauf peut-être la façon de le dire.

C’est en 2005, deux ans après la mort de Maurice Pialat que les éditions de L’Olivier vont reprendre Nous ne vieillirons pas ensemble, initialement publié chez Galliera en 1972, pour la sortie du film. C’est le récit, sans fioritures, de sa liaison, dans les années 60,  avec une jeune femme de 19 ans, lui qui en avait le double. À cette époque, marié et ne voulant pas quitter sa femme, à qui il ne cache rien de cette liaison addictive, Pialat vivote grâce à de petits films alimentaires et enrage de ne pouvoir faire reconnaître son génie. Sa passion pour cette toute jeune femme, dactylo intérimaire sans grande culture, l’exaspère et l’humilie. Leur liaison les plonge, au fil des années, dans une interminable scène de rupture, sans cesse rejouée.

Cette histoire, dont la banalité et l’insupportable violence seront transcendées par le talent de Jean Yanne et Marlène Jobert,  offrira en 1972 à Pialat son premier succès public. Arte l’a très récemment rediffusé. Pour qui ne l’avait pas revu en cinquante ans, l’expérience a de quoi faire réfléchir. Déjà, à l’époque, une sorte de vague nausée avait mis du temps à se dissiper. Mais, dans le concert de louanges qui avait entouré la sortie du film, et face à ces deux acteurs formidables, ainsi qu’à l’évidence du talent du réalisateur, il était facile de mettre cette réticence sur le compte d’une pruderie malvenue. Mais le temps n’a pas arrondi les angles. Décidément, non, ça ne passe pas. Aussi, lire lentement ces pages dont a été assez exactement tiré le film permet de nommer ce dont il s’agit et qui met si mal à l’aise : violence sexiste, misogynie. À l’état pur. Des mots, des situations que toutes les femmes ont pu entendre et traverser, et ont dû affronter pour ne pas s’y laisser engluer et démolir. […]"

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